Béatrice et François
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La fleur noire

     À dix mille kilomètres d'ici, entre trois montagnes noires, existe une grande étendue de terre balayée par deux vents terribles, implacables par leur impétuosité, impitoyables par leur force et leur rage. Quand le vent du Nord, toujours glacé, souffle, les cailloux gèlent et parfois se fendent puis éclatent. Quand le vent du Sud, brûlant, passe à son tour, l'endroit se transforme en un désert torride.

Personne n'habite sur ce plateau de terres désolées et arides. D'ailleurs, aucun chemin n'y conduit. Le premier village se situe à plus de cent kilomètres.

Rien ne pousse sur cette étendue maudite, pas un arbre, pas une plante, pas une fleur, pas une herbe. On n'y voit que des pierres aux arêtes tranchantes.

Et pourtant, en cet endroit terrible, isolé de tout, se dresse une petite maison en planches, avec un toit incliné. Les volets battent au vent entre leurs tenons. Cette cabane ne contient aucun meuble, sauf une table.

Là habitait une sorcière. On m'a dit qu'elle avait des doigts crochus et des yeux bizarres. Certains affirment qu'ils s'allumaient la nuit comme des lucioles.

Elle ne vit plus là depuis longtemps. Partie? Morte? On ne sait pas. Peut-être que quelques os de son squelette traînent dans un coin de la maisonnette. La cabane reste abandonnée, livrée aux caprices des vents du Nord et du Sud, entre les trois montagnes noires.

Sur la table de la cabane, se trouve un bocal en pur cristal et bien fermé. Il contient des petites graines de la taille d'une cerise. Elles sont jaunes, parsemées de points noirs. Elles proviennent peut-être d'une plante que la vieille femme fit pousser autrefois dans sa pièce de séjour. Je crois plutôt que ce sont des graines de sorcières.


Un jour le vent du Nord, plus violent que jamais, fit battre les volets si fort, qu'il les arracha tous.

Quand celui du Sud lui succéda, il fit vibrer la porte sur ses gongs avant de l'arracher à son tour. Il pénétra en bourrasques dans la maison. Il tournoya dans la chambre et fit tomber le bocal qui se brisa en petits morceaux. Les fruits jaunes et noirs se répandirent sur le sol.

Le vent du Nord ne tarda pas et en emporta certains avec lui. Il les dispersa un peu partout dans le monde.

Certains tombèrent dans la mer. On ne les vit plus, car mangés par des poissons. D'autres se desséchèrent dans des déserts. Peut-être qu'un serpent les avala. D'autres encore disparurent dans la jungle. Quelques-uns d'entre eux se posèrent dans de la bonne terre. Ici et là, une plante poussa, couronnée d'une corolle de pétales noirs qui se tournèrent vers le soleil. L'une de ces plantes enfonça ses racines au bord d'un petit lac...


C'était samedi. Quelqu'un sonnait chez François. Il se précipita pour ouvrir en même temps que ses petites sœurs, Olivia, cinq ans et demi, et Amandine, trois ans et demi, qui couraient pieds nus à ses côtés. Béatrice se tenait derrière la porte.

Nos amis ont tous deux sept ans et demi. Ils habitent la même rue et vont dans la même école, en deuxième année primaire. Ils sont grands amis.

-Salut, François. Je peux venir jouer avec toi ?

-Chic, répondit le garçon. Entre.

-Si on allait faire un petit tour, proposa son amie. Il fait tellement chaud aujourd'hui.

-D'accord. Olivia et Amandine doivent rester avec mes parents, mais moi, je suis prêt dans un instant.

François portait un short et Béatrice une jupe en jean bleu foncé et un t-shirt blanc. Ils se dirigèrent d'abord vers le parc, mais il faisait tellement chaud qu'ils décidèrent d'aller au bord du lac. Ils pourraient y trouver un peu de fraîcheur et peut-être même s'y baigner les pieds.

Comme ils s'approchaient de l'étang, le garçonnet aperçut une fleur noire entre deux saules pleureurs. Il appela sa copine.

-Regarde! Comme elle est étrange!

-Je n'ai jamais vu cette sorte de fleur, affirma Béatrice. Je ne connais que les tulipes noires. Qu'elle est belle!

-Oh oui, répondit François. J'ai envie de la cueillir et de l'offrir à ma mère.

-Attends, ne la coupe pas, on va la déterrer avec mon canif. Ta maman pourra la faire pousser. Creusons tout autour. On l'extraira avec ses racines, comme cela, elle pourra la replanter. Elle en profitera plus longtemps.


Béatrice sortit la lame de son canif et délimita un espace autour de la fleur noire. Puis ils creusèrent. Le garçon prit la plante par la tige entre le pouce et l'index, mais il ne put retenir un petit cri.

-Aïe! Je me suis piqué, dit-il.

-J'ai une idée, proposa son amie. Tu vois la poubelle là plus loin? Elle contient sûrement un sac en plastique. Je vais aller le chercher. On y glissera la plante.

Elle ouvrit le conteneur et trouva un sac rouge et bleu. Elle s'en saisit et le vida. Puis, avec beaucoup de précaution, ils placèrent la fleur noire, avec ses racines, à l'intérieur. Ils ramenèrent le tout à la maison de François.

En marchant, il sentit que son pouce et son index gonflaient douloureusement.

La maman fut contente de recevoir la jolie fleur, et aussitôt, en couvrant ses mains de gros gants, elle la replanta dans un pot en terre et la posa sur la table de la cuisine.

Le moment était venu pour Béatrice de retourner chez elle. Elle embrassa son ami et repartit.


Pendant le souper, toute la main de François devint douloureuse et fort rouge. Après le repas, le gonflement atteignit le bras et monta vers l'épaule.

Les parents emmenèrent leur garçon d'urgence à la clinique. Une doctoresse l'examina attentivement et attribua le phénomène à une allergie. Elle demanda à notre ami s'il avait touché quelque chose d'inhabituel.

-Je me suis piqué tantôt à une plante. Une fleur noire. Tu sais, maman, celle que je t'ai ramenée du bois.

-Une fleur noire, s'étonna la praticienne, c'est rare cela. Sois courageux, je vais te faire une piqûre.

Elle lui fit une injection contre l'allergie puis tous revinrent à la maison.


Hélas, le médicament n'agissait pas. Arrivé chez lui, notre ami se mit au lit. La moitié de son corps gonflait à présent.

Vers dix heures du soir, les parents montèrent le voir dans sa chambre. Boursouflé partout, les yeux bouffis, il se sentait mal et sa voix devenait bizarre.

-Maman, papa, ça me brûle partout.

Tout à coup, sa voix changea et devint rude puis douce à nouveau, en alternance. Quand elle était rauque, il parlait impoli, tranchant, cruel, acerbe.

Voix normale: -Papa, s'il te plaît, je voudrais que tu ailles chercher Béatrice.

Voix dure: -Va la chercher immédiatement, j'ai besoin d'elle. Je la veux près de moi, tout de suite.

Voix normale: -Oui, papa, si tu veux bien, appelle mon amie.

Dix heures du soir. Béatrice dormait probablement. Le père de François téléphona pourtant aux parents de la fillette. Ceux-ci l'éveillèrent, et tout ensommeillée, elle accepta aussitôt de se rendre au chevet de son ami. Elle passa vite une salopette et un t-shirt, ses sandales de gym et courut chez lui. 


Quand elle le vit dans son lit, gonflé partout, couvert de gros boutons, elle eut vraiment peur. Mais elle s'assit près de lui et lui prit la main.

Voix normale: -Béatrice, toi seule peux me sauver. Écoute-moi bien.

Voix dure: -Je ne répéterai pas.

Voix normale: -Trouve un grand verre, ou un vase, en cristal. Mets-y le jus de quatre citrons. Ajoute une de mes larmes, puis une goutte de sang de mon amie, puis une banane qu'un singe aura touchée avec sa main. Enfin, complète avec les quatre pétales de la fleur noire que nous avons rapportée du lac. Ne mets pas...

Voix dure: -Ajoute et n'oublie pas...

Voix normale:-...le petit fruit jaune avec les points noirs qui apparaîtra dans moins d'une heure, au milieu de la corolle. Passe au mixer et fais-moi boire cela avant minuit, sinon je risque de mourir.

Voix dure: -Surtout, n'oublie pas d'ajouter...

Voix normale: -Béatrice, n'ajoute pas le... n'ajoute pas le... 

Voix dure: -Tais-toi !

Et François ne parla plus. Il semblait plongé maintenant dans un profond sommeil.

Notre amie se retourna vers les parents de son copain.

-N'ajoute pas le quoi ?

-Ce ne sont pas les gouttes de sang ni les larmes, parce qu'il aurait murmuré « les », fit la maman.

-La banane non plus, renchérit le papa. Sinon, il aurait prononcé « la ».

Que ne fallait-il pas mélanger à cette étrange boisson ? Le jus de citron ou le fruit de la plante noire?

Toi, tu le sais... mais eux ne connaissent pas l'origine de cette fleur de sorcière qui pousse entre les trois montagnes noires, dans la petite maison battue par les vents.


Le père du garçon sortit un vase en cristal de l'armoire. Il pressa quatre citrons et y versa le jus.

Obtenir des larmes de François, à présent. Mais comment le faire pleurer ? On pouvait lui donner une bonne gifle, mais ce serait dommage.

Tu as une idée, toi qui me lis ?

La maman prit un oignon et le pela sous les yeux de son fils. Ils commencèrent à piquer et des larmes coulèrent. On pleure toujours quand on épluche un oignon. Soulevant une paupière, elle récupéra une larme que l'on mélangea au jus de citron.

Il fallait une goutte de sang. Mais de qui? La mère de notre ami se porta aussitôt volontaire pour subir la piqûre au doigt, mais Béatrice tendit courageusement son index.

-Tu n'es pas obligée d'accepter, ça va te faire un peu mal, avertit le papa.

-Je le fais pour mon copain. Je ne veux pas qu'il meure. Et puis, il a dit: "une goutte de sang de mon amie". Vous pouvez y aller, monsieur. Je vais être courageuse.

Elle a du cran. Elle ne bougea pas. Du sang apparut au bout de son doigt et en le pressant un peu, les parents firent tomber une goutte dans le verre en cristal.

Une banane, à présent. Une banane qu'un singe aurait touchée. Il n'existait qu'une seule solution. Aller au zoo. Mais il fallait se dépêcher. Dix heures et demie du soir... et le garçon devait boire le mélange avant minuit.


Le père de François emmena Béatrice en voiture, en emportant quelques bananes. Mais ce parc ferme à cette heure tardive. Ils sonnèrent chez le gardien, sans succès. Ils secouèrent les grilles bien closes et solides. Personne ne vint. Alors le papa du garçon se tourna vers Béatrice.

-Aux grands maux, les grands remèdes. On n'a pas le temps de faire autrement. Tu vas passer le mur d'enceinte. Je vais te faire la courte échelle, et tu te hisseras là-haut. Pour revenir, tu t'accrocheras au grand arbre qui pousse là, à droite et dont les branches surplombent le mur et descendent presque au sol.

Notre amie emporta trois bananes qu'elle mit dans les poches de sa salopette. Elle posa un pied sur les mains du papa de François, l'autre sur ses épaules puis elle se redressa sur la muraille.

Elle aperçut le grand arbre un peu plus loin. Elle marcha, prudente, en équilibre jusque-là, puis, se tenant aux branches, elle descendit en glissant le long du tronc.

La voilà dans le zoo. Les animaux dormaient. Pas tous. Tout était silencieux. Cela faisait un peu peur. C'est sinistre un zoo, la nuit.

Elle passa près des ours qui la regardaient étonnés. Ici, près d'un étang, un crocodile l'observait... heureusement qu'il était dans un bassin bien protégé.

Plus loin, derrière d'autres grilles, un lion, gueule ouverte, la suivait des yeux.


Après de longues recherches, elle trouva enfin les cages aux singes. Elle s'approcha de la plus grande et tendit l'une des bananes entre les barreaux. Un chimpanzé l'arracha des mains de Béatrice et s'accrochant à une barre en bois, la mangea en regardant la fillette d'un air narquois.

Notre amie soupira et choisit la deuxième. Elle la plaça à nouveau entre les barreaux en la serrant cette fois-ci très fort. Un autre singe s'approcha et d'une main empoigna la banane tandis que de l'autre, il griffa Béatrice qui lâcha le fruit en poussant un petit cri, car ça faisait très mal.

Encore une banane perdue! Il n'en restait plus qu'une qui dépassait de l'autre poche de sa salopette. La dernière. Elle la tendit en la tenant bien fort, mais prête à retirer sa main brusquement. Le plus grand des chimpanzés s'approcha et toucha la banane. Béatrice recula rapidement en gardant le fruit entre ses doigts.


Elle courut jusqu'à l'enceinte du zoo, escalada les branches de l'arbre, et se glissa sur les briques hautes. Le papa de François tendit les bras pour la recevoir quand elle bondirait. Au moment où elle allait sauter, une voiture de gendarmes s'arrêta.

-Que faites-vous là, avec cette fillette, au-dessus de ce mur ?

On les conduisit au poste de police, malgré leurs protestations. Onze heures trente du soir. Il fallait que François boive sa potion avant minuit.

Ils racontèrent tout aux hommes de loi qui les écoutaient d'un air amusé comme si on se moquait d'eux.

Le commissaire finit par accepter de téléphoner aux parents de Béatrice. Ils expliquèrent qu'en plein accord, leur fille aidait le père de François à sauver son garçon de son envoûtement.

Quand les policiers comprirent l'urgence, ils conduisirent nos amis jusqu'à la maison à toute vitesse, sirènes hurlantes. Minuit moins vingt.


Pendant ce temps-là, à la cuisine, Oasis, le chien de notre ami, observait la plante noire. Il en avait peur. Son flair l'avertissait d'un danger. Parfois, il gémissait et reculait, parfois il grognait et montrait les crocs. Les chiens perçoivent mieux que nous ce qui est bon ou mauvais.

Il assista à l'ouverture d'une petite cosse entre les quatre pétales noirs de la fleur. Un petit fruit jaune parsemé de points noirs apparut. La graine de sorcière.

Elle tomba sur le sol et roula jusque contre son museau. Rapidement, d'un coup de patte, il l'écarta. Elle disparut sous l'armoire de la cuisine.

Quelques instants après, sa patte et son museau se mirent à gonfler.


Justement, le père de François revenait.

La maman se rendit vite à la cuisine. Elle arracha les quatre pétales noirs de la fleur et les coupa en petits morceaux. Elle ajouta la banane que le singe venait de toucher. Elle passa le tout au mixer. Cela fit un étrange jus aux couleurs  bizarres.

-Il reste le petit fruit, dit le papa.

-Je ne le vois pas, s'étonna la maman, qui tantôt avait aperçu le bourgeon entrouvert. Il est peut-être tombé.

Béatrice se mit à quatre pattes et le vit sous l'armoire.

Au moment où elle tendait la main sous le meuble pour l'atteindre, Oasis grogna. Il se fit même menaçant et aboya.

La fillette retira sa main.

-Il me fait peur. Que veut-il? Il semble fâché.

-Pourtant, il te connaît, fit remarquer le papa de François. Je ne comprends pas.

-Oui, je sais, admit Béatrice. Il ne se comporte jamais comme ça avec moi. Je me demande pourquoi il me menace ainsi. Oh, regardez comme son museau est gonflé.

Notre amie se baissa à nouveau pour tenter d'attraper le petit fruit, mais le chien sauta sur la fillette comme s'il allait la mordre.

Tous comprirent alors qu'Oasis voulait leur faire entendre qu'il ne fallait pas toucher à cette graine de sorcière, si semblable à celles du bocal brisé dans la cabane, sur le plateau, balayé par les terribles vents du Nord et du Sud.

Béatrice se releva.

-Rappelez-vous, dit-elle, François nous a dit, avant de s'évanouir, « il ne faut pas y mettre le... ». C'est ce fruit, peut-être empoisonné.

Ils firent boire un peu de cet étrange breuvage au chien. Quelques gouttes suffirent. Aussitôt, sa patte et son museau dégonflèrent.

Alors, ils se précipitèrent auprès du garçon. Minuit allait sonner. Ils lui firent avaler le reste du jus dans le vase en cristal.

Dès qu'il eut tout bu, il s'éveilla. Sa voix redevint normale. Il fut bientôt et tout à fait guéri.


Le petit fruit jaune, avec les points noirs, demeura oublié sous l'armoire.

Après quelques jours, quand on passa l'aspirateur, il fut propulsé dans le sac de la machine. On vida un jour cet étui dans le bac à ordures. Le sac poubelle fut placé dehors, dans la rue. Les hommes de la voirie le jetèrent dans leur camion. Le tout fut amené à l'incinérateur et là, il fut brûlé, définitivement.


Mais attention ! Il reste d'autres petits fruits jaunes avec des points noirs, là-bas, entre les trois montagnes noires, dans la maison en ruine de la sorcière où se déchaînent les vents tantôt glacés et tantôt brûlants.

Le vent du Nord, qui tourbillonne en emporte d'autres de temps en temps. Il pourrait bien un jour déposer une des petites graines de sorcières dans ton jardin ou dans le parc ou le bois près de chez toi.

Si tu découvres une plante noire, sois prudent avant de la toucher... et de la ramener à la maison ! Car c'est peut-être le malheur que tu y ferais entrer.