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Les mystères de la carrière engloutie

     Ce matin-là, comme souvent, je lisais la rubrique des faits divers dans mon journal, en prenant mon café. Une manchette retint tout à coup mon attention.

Deux pêcheurs ont à nouveau disparu au bord de la carrière engloutie. Aucune trace de lutte. Leurs corps demeurent introuvables. La police enquête.

Chacun connaît l'histoire sinistre de cette carrière de pierres autrefois prospère. Elle avait été creusée il y a quelques années dans le lit d'une rivière, et les eaux de celle-ci avaient été détournées. Un petit barrage séparait les installations des flots parfois impétueux du torrent.

Or un jour, le barrage céda. L'eau s'engouffra dans la carrière. Dix ouvriers se noyèrent... On ne retrouva jamais leurs corps.

Depuis, on raconte que ce lieu est hanté. Certains promeneurs affirment avoir vu des ombres marcher sur l'eau. D'autres prétendent même que sous les reflets bleutés de la lune, des sirènes dansent des féériques ballets.

Ma curiosité se trouva piquée au vif en apprenant la disparition des deux pêcheurs au bord de cette carrière engloutie.

 

Ce soir, si vous le voulez, suivez-moi, je vous emmène faire un tour de ce côté. Je ne prendrai pas de matériel de pêche. Je compte seulement passer la nuit au bord de l'eau, et là, qui sait...

 

Il est minuit moins dix. Cela fait quatre heures que j'attends. Je n'ai rien entendu d'autre que le cri de la chouette ou de quelque autre oiseau nocturne sinistrement accompagné par le murmure sourd d'une cataracte lointaine. La lune semble regarder comme moi, en silence, le lac de la carrière engloutie.

Mais... ai-je bien vu? Là, au milieu, une petite lueur verte. Et puis une jaune, une bleue, et encore d'autres. Mille petites lumières, de toutes les couleurs, flottent à présent au-dessus du lac. Et, confusément, j'entends le son d'une flûte...

Je retiens mon souffle quand je vois apparaître une jeune fille merveilleusement belle, avec des longs cheveux blonds lui couvrant le dos. Une sirène! Sa queue argentée danse sur l'eau, faisant voler mille gouttelettes étincelantes.

En voici une deuxième, une troisième... Bientôt, trente jeunes filles évoluent à la surface des eaux.

Et voici qu'arrive leur reine. Plus belle que les autres, si possible.

Je ne songe plus à me cacher. Je m'avance. Je ne pense plus à ceux qui ont disparu dans la carrière.

Soudain, finies les danses, finies les chansons. Toutes les sirènes se figent comme des statues. Les petites lumières de toutes les couleurs cessent leurs rondes. La reine m'a vu et me tendant la main, me dit simplement : « Viens ».

Sans penser un seul instant que je me trouve au bord d'un lac, je vais vers elle... et je constate que je marche quelques centimètres au-dessus de l'eau, comme sur un épais tapis de mousse.

Me voici à côté de la reine des sirènes. Elle me tend la main. Je n'ose pas la prendre.

- Tu n'as rien à craindre, me dit-elle.

Très lentement, à présent, nous descendons dans l'eau. Et pourtant je n'éprouve ni la sensation d'être mouillé, ni celle d'étouffer. Nous nous posons au fond du lac, soulevant un petit nuage de vase.

Là sont les douze disparus : les dix ouvriers et les deux pêcheurs. Les uns piochent, les autres chargent les lourdes pierres dans des wagonnets. Ils s'en vont, les renversent et puis reviennent. Et tout est à recommencer, éternellement, sans répit, ni de jour, ni de nuit.

C'est donc cela le royaume de ces merveilleuses sirènes?

Comment des êtres aussi séduisants ont-ils la cruauté d'empêcher ces hommes de goûter au repos éternel?

La reine des sirènes a deviné ma question.

- Ces hommes, vois-tu, sont des traîtres, des voleurs, des assassins. La rivière est notre domaine. Nous, les sirènes, nous y vivions avant vous, les humains. Mais vous êtes venus et vous avez détourné les eaux. Vous avez construit un barrage. Avec vos machines, vous avez creusé dans le rocher et volé nos pierres. Avec leurs cannes à pêche, ces gens tuent les poissons, nos frères. C'est pourquoi nous avons pleuré. Et nos larmes ont grossi la rivière. Tout a été emporté. Ces hommes que tu vois payent pour les autres.

- Vous vous trompez, dis-je. Les ouvriers qui creusaient le rocher ne sont pas des voleurs. Ils arrachaient les pierres pour construire des maisons et des routes. Et les pêcheurs ne venaient pas prendre les poissons pour le plaisir de tuer, mais pour se nourrir.

- Est-ce vraiment ainsi? me dit-elle.

- Bien sûr!

À cet instant, les pioches tombent des mains des hommes. Leurs corps sont emportés par le courant. Ils peuvent enfin goûter au repos éternel.

- Je leur pardonne, dit la reine, mais je te demande de faire en sorte que jamais plus personne ne vienne pêcher au bord de la carrière engloutie. Promets-le-moi.

- Je vous le promets.

- Scellons notre alliance, dit-elle en enlevant un anneau d'or qu'elle portait au doigt.

Elle le tend vers moi. Je prends la bague et la glisse à mon annulaire. Puis nous remontons à la surface. Les sirènes et les lumières n'ont pas bougé.

- Adieu, dit la reine des sirènes.

Et tandis que je regagne la berge, une à une ses compagnes s'enfoncent dans l'eau noire. La reine me fait un dernier signe de la main et disparaît à son tour. Les lumières s'éteignent. Épuisé, je m'endors...

 

Le soleil était déjà haut quand je me suis éveillé. Confusément, les merveilleuses images me revinrent à l'esprit. Avais-je rêvé?

J'ai regardé mes mains. La bague, hélas, n'y était pas...