Divers enfants
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La mandoline

     Chaque jour vers trois heures et demie, Gelsomina quitte l'école San Domenico Savio pour retourner à la maison. La fillette, âgée de dix ans, suit une des petites ruelles étroites de la ville de Venise, et longe les façades des vieilles maisons aux couleurs ocres, si belles au coucher du soleil.

Chaque fois, après quelques centaines de mètres, Gelsomina arrive au bord d'un petit canal. Là, au lieu de passer le pont qui, en dos d'âne, enjambe l'eau, la fillette s'arrête et s'assied sur une pierre blanche. Cette pierre blanche est sans doute une ancienne borne à laquelle on attachait autrefois les bateaux. Assise sur sa pierre, elle tourne son visage vers l'autre côté du canal et écoute le son d'une mandoline quelques minutes en rêvant.

Chaque jour ensuite, Gelsomina pose son cartable délicatement sur le sol et en sort son goûter. Puis, sur la pointe des pieds, elle traverse le pont en dos d'âne et s'approche sans bruit de Pietro, le joueur de mandoline aveugle. Elle dépose alors son goûter dans le panier du vieil homme, parce qu’il demande l’aumône.

Puis, faisant demi-tour, tout aussi silencieusement qu'elle est venue, elle retourne de l'autre côté du canal. Elle referme son cartable, le remet sur son dos et, longeant l'eau tranquille, se dirige vers sa maison, située à quelques centaines de mètres de là, juste le long du quai.


Tous les jours, Pietro, le joueur de mandoline, quitte sa petite habitation et se dirige vers l'endroit près du pont où il joue sa belle musique. 

Chaque jour, au moment où le clocher du campanile égrène la demie de trois heures, Pietro, le joueur de mandoline, perçoit une présence chaleureuse. Il ne sait pas si c'est un garçon ou une fille, mais il sait que c'est un enfant.

En effet, qui d'autre qu'un enfant aurait la générosité de poser son goûter dans son panier? Un adulte passe sans regarder ou jette une pièce de monnaie, mais un enfant donne son goûter. Et tous les jours, vers trois heures et demie, Pietro sent croître son émotion et joue de sa mandoline encore mieux.

Lorsque le même campanile égrène les six heures du soir, le musicien pose son instrument près de lui, se baisse et fouille dans son panier. Il glisse les quelques pièces en poche, puis il ouvre le petit paquet de goûter. C'est pour lui le meilleur moment de la journée. Parfois, il trouve une tartine à la confiture, parfois un fruit, d'autres fois, un biscuit, mais il ressent surtout le prolongement de la sensation d'une présence amie et généreuse.

Ensuite, il retourne chez lui en sifflotant, la mandoline sur le dos.

On comprendra que Pietro fut atterré ce soir-là à six heures lorsque, se penchant vers son panier, il n'y découvrit pas le goûter.

S'il n'avait pas trouvé de pièce, il aurait murmuré : "les gens sont méchants, avares, égoïstes", mais ici, le goûter manquait et si le goûter manquait c'est qu'il était arrivé quelque chose à l'enfant. Mais quoi? Que s'était-il passé?

Le mendiant inquiet revint chez lui sans fredonner. Et cette nuit-là, il ne dormit pas...


Le lendemain, il joua de la mandoline nerveusement. Il se sentait soucieux, impatient.

Quand le campanile sonna les trois heures et demie, son cœur se mit à battre plus fort. Son angoisse augmenta, il ne perçut pas la présence amie.

Puis, au soir, à six heures, n'en pouvant plus, il plongea les mains dans le panier et sentit que le goûter ne s'y trouvait pas.

Alors, Pietro, le joueur de mandoline, parce qu'il ne voit pas, troublé, éleva la voix.

-Y a-t-il quelqu'un? Quelqu'un pour me répondre, s'il vous plaît? Quelqu'un près de moi?

Une femme, appuyée au balcon du premier étage de sa belle maison, se tourna vers le mendiant.

-Que se passe-t-il Pietro? Pourquoi cries-tu comme cela?

Tout le monde connaît le joueur de mandoline dans ce quartier tranquille de Venise. C'était normal que cette femme l'appelle par son nom.

-Qui es-tu? demanda l'homme.

-Antonella. J'habite juste en face de l'endroit où tu joues. Que t'arrive-t-il Pietro?

-Je suis inquiet, répondit l'aveugle, très inquiet. Depuis deux jours, je n'ai pas découvert le goûter de l'enfant dans mon panier.

-Je connais cette enfant, je l'ai déjà vue, répondit Antonella. C'est une fillette d'environ dix ans. Elle coiffe ses longs cheveux noirs en deux jolies tresses. Parfois, elle porte une salopette, ou un short, parfois une robe. Cela dépend des jours.

"Quand l'école se termine, elle s'assied sur la borne blanche de l'autre côté du pont et elle t'écoute jouer pendant quelques minutes. Puis, elle traverse le canal sur la pointe des pieds et elle pose son goûter dans ton panier. Enfin, elle repart chez elle. Je ne l'ai pas vue depuis deux jours.

-S'il vous plaît, Antonella, je suis bouleversé. Conduisez-moi jusqu'à son école. Savez-vous d'où elle vient? Savez-vous où elle étudie?

-Oh, ça doit être l'Institut San Domenico Savio qui se trouve à quelques centaines de mètres dans la grande rue, mais inutile de s'y rendre maintenant. Tout sera fermé. Il est six heures du soir. Attends demain...

-Vous voudrez bien m'y conduire ? implora le mendiant.

-Certainement, promit Antonella. À demain matin.


Le lendemain matin, Pietro, qui n'avait dormi qu'un d'un œil, se présenta plus tôt que d'habitude au croisement de la ruelle et du petit pont. Tout résonnait des voix des enfants qui allaient en classe.

-Antonella, cria-t-il. Êtes-vous là?

-Oui, me voici, répondit une voix. Je viens te chercher.

Elle prit le mendiant par le coude et l'emmena dans la ruelle encore sombre. Ils arrivèrent devant l'école. On entendait les cris et les rires. Ils furent bientôt entourés.


-Qui est-ce? D'où vient-il? demandèrent des voix d'enfants.

-S'il vous plaît, appela Pietro. Je cherche une petite fille d'environ dix ans, avec des tresses noires, m'a-t-on dit. Une petite fille qui tous les jours à trois heures et demie vient poser son goûter dans mon panier. La connaissez-vous? Elle n'est plus venue depuis deux ou trois jours.

Plusieurs enfants répondirent.

-Cela doit être Gelsomina. Elle est absente, elle est malade.

Alors, Antonella et l'aveugle se rendirent au bureau de la directrice de l'école. Elle se montra d'abord réticente à donner l'adresse de la fillette, mais quand Pietro lui raconta son histoire, quand le vieil homme lui expliqua que tous les jours, Gelsomina posait son goûter discrètement dans son panier, quand le joueur de mandoline lui fit comprendre combien il ressentait intensément ce moment et à quel point il était inquiet de la disparition de la petite, la directrice consentit à donner l'adresse.

Antonella et Pietro suivirent la ruelle, tournèrent à gauche, avant le pont et longèrent le canal. Parvenus devant l'entrée de la demeure, Antonella posa la main du vieil homme sur le heurtoir de la porte de la maison de la petite fille.

-Voilà, dit-elle. Je te laisse, Pietro. C'est ici.

-Merci, chuchota le joueur de mandoline.


Avant de frapper à la porte, le vieil homme colla son oreille sous le linteau et écouta. Il voulait être certain de se trouver à la bonne adresse. On entendait un roulement de tambour.

Après un moment, qui lui parut long, il entendit une femme dire à un petit garçon :

-Alberto, arrête de faire du bruit. Tu vas réveiller ta sœur. Tu sais bien qu'elle est malade. Il faut la laisser tranquille. Elle dort.

Alors, rassuré, le joueur de mandoline saisit le heurtoir et frappa à la porte.

La maman de la fillette vint ouvrir.

-Bonjour Pietro. (Je vous l'avais dit, dans ce quartier de Venise, tout le monde connaît notre mendiant).

-Bonjour madame. Je voudrais vous raconter une très belle histoire au sujet de votre fille.

Le joueur de mandoline entra dans la maison, s'assit au salon, puis décrivit à la maman de Gelsomina le beau geste que la petite faisait pour lui chaque jour.

La mère de la fillette s'émut en apprenant tant de sensibilité et de générosité de son enfant. Elle expliqua que Gelsomina avait une mystérieuse maladie, semble-t-il difficile à soigner, mais que surtout la petite ne luttait pas. Elle se laissait mener par son mal sans réagir.

-Pourrais-je aller près d'elle? madame. Je voudrais lui jouer de la mandoline un moment.

La maman répondit que sa fillette dormait, mais qu'ils allaient l'éveiller en musique.

Ils montèrent dans sa chambre.


Quand il fut près du lit de l'enfant, Pietro sortit sa mandoline et tout doucement, il en joua, les yeux tournés en direction de la fillette, car non-voyant, il ne regardait pas directement son visage. Celle-ci, étendue sur son lit, les cheveux défaits sur l'oreiller, semblait bien pâle et bien affaiblie par sa maladie. Les notes s'égrenèrent les unes après les autres.

Elle ouvrit les yeux.

-Oh maman, maman, murmura Gelsomina. C'est Pietro, mon ami, le mendiant à la mandoline. Il faut lui donner un goûter.

-Je veux bien lui préparer une tartine, Gelsomina. Mais alors, tu te lèves et tu viens aussi boire ton lait au salon. Tu manges en même temps que ton ami. Tu te secoues un peu.

Pietro, qui avait entendu la voix de l'enfant, se tourna vers elle encore davantage, et continua à lui jouer sa musique. Puis la fillette descendit l'escalier à ses côtés. Elle but son lait pour la première fois depuis les deux ou trois jours qu'elle était malade et se laissait aller.

Alors, enfin, le vieil homme consentit à prendre à son tour, le goûter qu'on lui réservait.

Après avoir salué l'enfant, Pietro ressortit de la maison. Au moment de fermer la porte derrière lui, il se tourna vers la mère de la fillette.

-Puis-je revenir, madame?

-Certainement, répondit la maman de Gelsomina. Ma petite fille se sent combative en ta présence. Ta musique lui donne du courage pour lutter contre son mal.


Et depuis ce jour-là, tous les jours, quand le campanile de Venise égrène la demie de trois heures et que les enfants sortent des écoles, Pietro le vieux mendiant aveugle, emportant sa mandoline, passe le petit pont en dos d'âne au-dessus du vieux canal et se dirige vers la maison de Gelsomina.

Il frappe au heurtoir et monte à la chambre de la fillette. Son goûter l'attend et celui de la petite également. Et il joue pour elle, un moment, sur son bel instrument.

De jour en jour, la santé de Gelsomina s'améliora. La fillette avait retrouvé le goût de vivre. Et bientôt, elle se trouva tout à fait guérie. Elle put retourner à l'école.

Depuis cet événement, à Venise, tout le monde connaît l'histoire de Pietro, le mendiant aveugle et de Gelsomina, une fillette de dix ans.

Vous pouvez encore voir, chaque jour après l'école la petite fille venir poser son goûter dans le panier de l'aveugle. Maintenant, elle ne le fait plus sur la pointe de pieds. Elle vient le saluer et l'embrasser.

Alors il joue pour elle. Et sa musique est si belle, que les vieux murs de la ville résonnent et vibrent aux sons de la mandoline.