Les quatre amis

Les quatre amis

N°2

La Girgaine

     Jean-Claude venait de terminer sa sixième primaire et Philippe, son meilleur ami, également. Christine, la sœur de Jean-Claude, achevait sa cinquième, comme son amie Véronique. Les parents de Jean-Claude et de Christine avaient réservé des chambres pour une semaine dans une petite auberge située près d'un lac, au milieu des bois. Les grandes vacances s'annonçaient merveilleuses, surtout pour nos quatre amis réunis pour l'occasion.

En arrivant, ils s'étonnèrent de ne découvrir qu'un hameau. Ils ne virent en tout et pour tout que quelques maisons, pas même une église. Bordé par des roseaux et des joncs, on apercevait au bord de la route, un lac artificiel, créé par un barrage construit à douze kilomètres de là.

Lors d'une première promenade d'exploration après l'installation à l'hôtel, ils passèrent d'abord un petit pont tout au bout du lac. Une pancarte délavée annonçait «pont du Loup».

Ensuite, plus loin dans le bois, ils longèrent une énorme pierre grise couchée sur le sol. Elle mesurait bien dix mètres de long, un ou deux de large, un ou deux de haut. Cette pierre ressemblait à un menhir qui serait tombé ou couché. Ils ne visitaient pourtant pas la Bretagne ou la Vendée, ou le village de Wéris en Belgique, où l'on en voit. Aucune raison donc de trouver un menhir à cet endroit.

Enfin, revenant de leur balade, ils remarquèrent le nom de ce hameau : « La Girgaine ».

-Quel nom étrange! commenta Christine.

-Tout à fait, dit Philippe. Cela m'étonne. Je me demande d'où vient ce nom.


Revenus à l'auberge, ils interrogèrent, par pure curiosité, le patron de l'établissement. Celui-ci leur répondit que la Girgaine était le nom d'une sorcière qui, paraît-il, vivait dans ce village autrefois.

-Ça remonte à l'époque où ce hameau était encore un vrai petit bourg avec ses commerces, son église, ses fermes, dit-il. Mais, il y a trente ans, lors de la construction du barrage, l'eau a presque tout noyé. Et du village de La Girgaine, il ne reste plus que quelques maisons dont mon auberge et, un peu plus loin dans la rue, un home de personnes âgées.

Le patron expliqua qu'il n'avait pas connu cette région autrefois. Lui n'habitait ici que depuis trente ans, époque à laquelle on avait édifié le barrage. Mais il suggéra à nos amis, s'ils voulaient en savoir plus, d'aller interroger l'une ou l'autre personne âgée dans la maison de repos. Elles pourraient certainement répondre à leurs questions, car elles avaient probablement vécu à La Girgaine.


Le lendemain matin, Jean-Claude, Philippe, Christine et Véronique commencèrent leur enquête au home.

Devant les murs fleuris se trouvait un banc. Et, sur ce banc, était assise une vieille dame. Nos amis s'en approchèrent doucement, la saluèrent, et lui demandèrent poliment s'ils pouvaient la déranger un instant. Elle répondit avec un grand sourire que ça lui faisait plaisir. Alors, nos amis se présentèrent puis lui posèrent leur question.

-Vous avez connu le village de La Girgaine autrefois, madame?

-Mes enfants, j'y habitais à votre âge.

-Pourriez-vous nous dire quelque chose à son sujet? Nous sommes très étonnés par la longue pierre qui se trouve dans le bois, par le pont du Loup et par le mot «Girgaine».

-Le patron de l'auberge prétend que c'était le nom d'une sorcière, insista Jean-Claude.

-Ah, il vous a dit cela, répondit la vieille dame. Mais je m'appelle Louise. Appelez-moi par mon prénom.

-Avec plaisir, madame Louise, répondirent en chœur et en souriant Christine et Véronique.

-Je peux vous raconter une histoire, une vraie. Je devais avoir votre âge, peut-être un rien plus jeune, je ne suis pas certaine. Mais je n'ai rencontré ni la Girgaine, ni le loup.

"À cette époque, mon père, un bûcheron, travaillait souvent jusqu'à la nuit tombée dans la forêt. Ce jour-là, pourtant, il s'apprêtait à revenir plus tôt. Une brume étrange, dense, épaisse, envahissait peu à peu les bois. Je crois que c'était à l'automne.

Tandis que nos amis écoutaient en silence, la vieille dame poursuivit son récit.

-Mon père avait été surpris par ce brouillard. Oh, il n'était pas inquiet. Il connaissait tous les chemins de cette forêt par cœur. Il ne risquait guère de se perdre. Mais le brouillard devint soudain si épais, tellement dense, qu'il ne voyait presque plus la cime des arbres. Tout paraissait étrangement gris, silencieux, un peu mystérieux.

"Papa décida de revenir à la maison. ll faisait sombre. ll suivit le chemin en direction du pont du Loup et longea un moment la grande pierre comme nous l'appelons, ce rocher allongé qui se trouve au milieu des ronces et des orties dans le bois. Vous l'avez remarqué en passant par là.

"En s'approchant de ce rocher, mon père crut entendre un bruit inhabituel. Il distinguait à peine la pierre, tellement le brouillard était épais. Papa avança doucement, en tenant bien sa hache à la main, pas trop rassuré. Et il fut témoin d'un phénomène incroyable. Le rocher n'était pas couché sur le sol. Il était redressé. Oh, pas complètement, il formait un angle de quarante-cinq degrés environ.

"Intrigué, mon père fit un pas en avant encore, serrant solidement sa hache. Et, soudain, il vit la terre en-dessous du rocher. De la terre noire. Il lui sembla qu'elle était retournée, comme si on venait d'y travailler. Papa entendit alors à deux ou trois reprises un grognement, comme celui d'une bête. Il ne craignait guère l'attaque d'un animal car quand mon père tenait sa hache dans la main, c'était plutôt tous les autres qui le craignaient, mais malgré tout, il préféra s'éloigner et il revint vers la maison.

"Arrivé chez nous, il en toucha un mot à ses meilleurs amis. L'un d'entre eux possédait un fusil. Ils retournèrent à ce rocher au-delà du pont du Loup. Quand ils y arrivèrent, au milieu du brouillard, la lourde pierre était couchée sur le sol. Tout semblait normal. Les copains de mon père parlèrent d'une hallucination, d'un effet de brume. Aucun d'eux ne voulut vraiment le croire.

"Moi, je faisais confiance à papa. J'étais certaine que s'il avait vu la pierre dressée, c'était vrai.

"Voilà les enfants, termina madame Louise, voilà tout ce que je peux vous dire concernant notre village. Mais, si cela vous intéresse, et si vous voulez en savoir plus, allez au jardin. Regardez là-bas, près de l'arbre, monsieur Lucien semble en contemplation. Je ne sais pas trop ce qu'il observe. Il adore les papillons. Et c'est un poète. Allez l'interroger. Il vous en dira plus, notamment sur le pont du Loup.

Jean-Claude, Christine, Philippe et Véronique embrassèrent la charmante vieille dame et s'éloignèrent. Ils passèrent dans le jardin.


-Bonjour, monsieur Lucien.

-Bonjour les enfants.

-Pouvons-nous vous déranger, monsieur Lucien? Nous venons de la part de madame Louise. Elle nous dit que vous pourriez nous raconter quelque chose au sujet du pont du Loup et de la Girgaine. Elle nous a aussi parlé de la pierre levée.

-Bon. Elle vous a raconté la petite histoire de son père qui aurait vu la pierre se lever. Je ne suis pas bien sûr que cela soit vrai. Mais si le sujet vous intéresse, asseyez-vous dans l'herbe, là, près de moi. Je vais vous dire une histoire tout à fait authentique.

"Chez moi, poursuivit monsieur Lucien, nous étions six enfants. J'étais l'aîné. On avait pas trop d'argent à la maison et, à la bonne saison, un panier plein de champignons, cela faisait du bien à tout le monde pour améliorer le repas du soir, parfois un peu maigre.

"Un jour donc, après l'école, j'étais parti dans le bois. J'avais rempli tout un panier de champignons et je m'apprêtais à retourner à la maison. C'était l'automne. La nuit tombait tôt. Il faisait froid ce soir-là. Le vent sifflait sur la plaine et les sapins semblaient vouloir le griffer avec leurs branches couvertes d'aiguilles. Je revenais par un chemin détrempé.

"J'approchais du pont du Loup. Il me restait cent mètres à parcourir avant la rivière, précisa monsieur Lucien.

Nos amis écoutaient, impressionnés par le récit.

-Soudain, sur le pont du Loup, j'ai vu un animal. D'abord, j'ai pensé qu'il s'agissait d'un chien, mais c'était plus grand qu'un chien. Un renard? Peut-être. Mais, les renards ont des oreilles plus pointues et une queue plus touffue. Un loup? Je me suis raisonné. Un loup, ce n'était pas possible. Je crois savoir que le roi Léopold II tua le dernier loup, vers 1900, en Belgique. Donc, si ce n'était pas un loup, c'était quoi?

"Impossible de passer par un autre chemin pour atteindre le village de la Girgaine où j'habitais. Il me fallait obligatoirement emprunter le pont. J'ai donc été bien obligé de m'approcher. La bête s'est retournée et m'a observé. La lune brillait toute ronde dans le ciel avec quelques étoiles. Sa belle lumière se répandait sur l'herbe et sur la forêt. Il ne faisait pas trop noir. J'ai bien observé ce monstre.

"Et, soudain, j'ai vu ses yeux briller comme deux charbons ardents! Je me suis arrêté, horrifié, tremblant de peur. Un loup-garou se tenait là, devant moi. Un loup-garou! J'avais lu des histoires à leur sujet, dans un livre, mais je n'aurais jamais cru que cela existait vraiment. 

"Terrifié, je n'osais plus bouger. Je n'avais rien pour me défendre, pas même un couteau. Je n'avais que mon panier de champignons. Je regardais la bête, qui s'avançait pas à pas vers moi. Je tremblais.

"Les enfants, j'ai bien cru que ma dernière heure arrivait. J'ai même fait un signe de croix. Mais j'ai eu de la chance ce soir-là. Au même instant, trois chasseurs sont sortis du bois. J'ai couru vers eux. Je leur ai raconté mon histoire. Pendant ce temps-là, la bête s'est sauvée.

 "Oui, conclut monsieur Lucien, j'ai vu un loup-garou les enfants, sur le pont du Loup. Incroyable! Je crois que cette nuit-là, c'est la nuit où j'ai eu le plus peur de toute ma vie.

-Et la sorcière? demanda Véronique.

-Moi, la Girgaine, je ne l'ai pas rencontrée. Mais voyez là, monsieur Paul, assis sur une chaise en-dessous de l'arbre. Allez l'interroger. Il vous en parlera. Lui, la Girgaine, il l'a vue...


Après avoir remercié monsieur Lucien pour son récit, Jean-Claude, Christine, Philippe et Véronique se tournèrent vers monsieur Paul.

-Monsieur Paul?

-Bonjour les enfants.

-Nous venons de la part de monsieur Lucien. Il nous dit que vous avez un jour vu la Girgaine, la sorcière. Vous voulez bien nous en parler s'il vous plaît?

-Je veux bien les enfants, dit monsieur Paul en souriant. Mais je dois vous avertir : ce n'est pas moi qui ai rencontré la Girgaine, mais ma petite sœur. Si vous avez quelques minutes, je vous raconte.

"J'habitais à la ferme. Je devais avoir dix ans, et ma petite sœur, Céline, six, presque sept. Ce n'était pas une petite fille comme les autres, cette affaire-là. C'était une sauvageonne, une gamine incroyable. Souvent, elle m'étonnait et, toujours, elle me surprenait.

"Après l'école, elle quittait sa robe et ses bottines que les fillettes sages mettaient en ce temps-là. Elle s'habillait d'une vieille chemise à moi bien délavée, un pantalon usé et elle partait, parfois pieds nus, vers le bois. Rien ne l'arrêtait: ni le froid, ni la pluie, ni la neige, ni le vent, ni la chaleur torride de l'été. Plusieurs fois, mes parents l'avaient avertie:

-Tu vas attraper la bronchite si tu cours ainsi. Tu seras malade.

"Elle ne l'était jamais.

"Un dimanche, poursuivit monsieur Paul, il pleuvait à verse. Mes parents devaient aller jusqu'à la ville. Ils m'appelèrent et me dirent:

-Paul, tu gardes ta petite sœur. Ne nous accompagne pas cette fois-ci au marché, il pleut vraiment trop. Nous reviendrons au soir. Tu trouveras à manger pour vous deux à la cuisine. On te la confie.

"Je leur fis remarquer qu'il n'y avait pas moyen de tenir cette diablesse. Mes parents me demandèrent de me débrouiller et d'essayer de m'en sortir quand même. Ils partirent. En ce temps-là, j'aimais beaucoup le bricolage. Je me suis installé à la table du salon.

"Tout à coup, après une dizaine de minutes, j'ai entendu la porte d'entrée claquer sur ses gongs. J'ai couru à la fenêtre et j'ai aperçu Céline. Elle portait une vieille chemise bien usée, un pantalon déchiré et des bottes trouées. Ses vêtements préférés. Elle courait d'une flaque d'eau à l'autre sous la pluie qui tombait. Je me demandais où elle allait. J'ai enfilé ma veste rapidement et je l'ai suivie sans me montrer.

"Ma sœur sortit du village et passa le pont du Loup. Ensuite, elle entra dans le bois. Moi, j'allais d'arbre en arbre pour ne pas me faire remarquer. Elle ne m'a pas vu d'ailleurs. Elle longea la grosse pierre qui se trouve le long du chemin qui va dans la forêt. On vous a parlé de cette pierre-là?

Nos amis firent signe que oui.

"Elle se glissa dans le bois de sapins. Elle passait à travers tout. Les ronces, les orties ne semblaient pas la gêner. Elle traversa donc le bois et parvint pas loin de la rivière où se trouve une grande clairière, encore aujourd'hui remplie de fleurs. Je me suis caché derrière un arbre.

"Céline s'est arrêtée au milieu de la clairière, sous la pluie qui tombait comme sous la douche. Elle s'est mise à danser.

Les quatre amis montrèrent leur étonnement.

-Vous me croirez si vous voulez, les enfants, mais j'ai assisté à un spectacle de toute beauté. Je vis bientôt des petits lièvres courir vers elle. Elle en prit un, elle en leva un autre. Elle les caressait à tour de rôle. Elle les tenait dans ses bras et ils se laissaient faire.

"Moi, j'étais fasciné. Fasciné de voir cette petite fille de presque sept ans, dans la clairière, sous la pluie, et qui caressait des petits lièvres. Je l'admirais.

"Soudain, les petits animaux s'enfuirent tous à la fois. Ma sœur regarda autour d'elle et se figea. À l'orée du bois, à trente mètres de moi, la Girgaine, la sorcière, venait d'apparaître.

"Je la voyais malgré la pluie. Je la distinguais bien. Elle avait des cheveux qui ressemblaient à des baguettes, des grands yeux étranges, une peau brune, ridée, des mains tout à fait déformées, par le rhumatisme sans doute. Elle portait un manteau noir détrempé. Elle était pieds nus.

"Lentement, elle s'approcha de Céline qui, visiblement, tremblait de peur et n'osait plus bouger.

Je me suis tenu tranquille derrière l'arbre. J'ai ramassé un bâton par terre et je me suis dit “Je vais attendre et voir. Si la sorcière essaye de faire du mal à la petite, je lui réglerai son compte. Je suis son grand frère. Après tout, je suis là pour ça".

"Donc, la sorcière avança encore vers ma sœur, immobile sous la pluie. Parvenue tout près d'elle, elle lui caressa ses deux longues tresses. Puis, la Girgaine fouilla dans sa poche et en sortit une pièce d'or. Elle la glissa dans la main de Céline. J'ai nettement vu qu'il s'agissait d'une pièce d'or. Ensuite la Girgaine s'éloigna et repartit dans le bois.

"Céline s'encourut vers la maison. Moi, je me suis sauvé, mais j'ai dû me dépêcher et aller drôlement vite pour arriver le premier à notre ferme car cette petite, avec trois ans de moins que moi, courait presque plus vite que moi. Je suis arrivé à la maison, j'ai ôté ma veste, je me suis assis au salon pour qu'elle ne se doute pas que je l'avais suivie. Ma sœur est entrée. Elle s'est arrêtée, dégoulinante, dans l'embrasure de la porte.

-D'où viens-tu? lui ai-je demandé.

-Du bois.

-Va te changer. Tu es trempée. Tu vas être malade.

-C'est toi qui le seras, répondit-elle. Moi je ne suis jamais malade.

"En plus c'était vrai. Elle pouvait partir sans veste, presque nu-pieds, l'hiver comme l'été, sous la pluie comme dans la neige, elle ne revenait jamais avec une maladie. Elle était incroyable cette sauvageonne.

"Voilà, les enfants, conclut monsieur Paul, c'est ainsi que cela s'est passé quand j'ai vu la Girgaine. Mais il y a une dame dans notre maison qui l'a vraiment croisée de tout près. Elle s'appelle Francine. Entrez et montez à l'étage. Les noms sont sur les portes. Vous trouverez facilement. Elle est toujours dans son fauteuil en train de lire. C'est une intellectuelle. Allez l'interroger. Elle vous dira, elle, comment, un jour, elle a rencontré la Girgaine.


Jean-Claude, Christine, Philippe et Véronique saluèrent Monsieur Paul puis passèrent dans le bâtiment du home. Parvenus rapidement au premier étage, ils observèrent les portes des chambres et virent le nom Francine.

Ils frappèrent. Une voix accueillante leur proposa d'entrer. Nos amis se présentèrent et expliquèrent que monsieur Paul les envoyait car, paraît-il, elle avait rencontré la Girgaine autrefois.

-Il vous a raconté cela, dit la vieille dame en souriant. D'accord, je vais vous expliquer ce qui m'est arrivé si vous voulez, bien que je n'aime plus trop de penser à ça. Cela me fait faire des mauvais rêves. Mais, enfin, je vais vous en parler, les enfants. Asseyez-vous sur le tapis. Voilà, écoutez-moi bien.

"J'avais neuf ans et demi. Je n'avais ni frère ni sœur. Mes parents qui tenaient une grande ferme, travaillaient souvent tous les deux aux champs. Lorsqu'il n'y avait pas école et qu'ils partaient pour la journée, je devais me rendre chez ma tante de l'autre côté du village, ma tante Esther. Je la détestais, celle-là, surtout le soir. En effet, si au soir, pour une raison ou pour une autre, je ne pouvais pas retourner à la maison, je devais prendre le repas avec elle, ce n'était jamais fameux, et surtout passer la nuit dans sa maison, ce que je trouvais fort désagréable, loin de maman et papa.

"Un jour de vacances donc, je me trouvais chez ma tante et il pleuvait à verse. La pluie tambourinait aux vitres. Moi, j'observais sans cesse la nature en délire à l'extérieur: les arbres tordus par le vent, les flaques d'eau qui se remplissaient. J'espérais que ce déluge cesserait bientôt pour pouvoir retourner chez mes parents.

"À un certain moment, j'ai quitté la pièce et je me suis dirigée vers la porte de sortie de la maison. Ma tante m'a demandé:

-Que fais-tu là?

-Je retourne chez maman.

-Tu ne vois pas la pluie?

-Il ne pleut pas, lui ai-je dit effrontément.

-Comment il ne pleut pas! Mais, regarde la vitre. L'eau coule sur les fenêtres.

"Je l'ai regardée et je lui ai déclaré :

-Tu te trompes, il ne pleut plus.

"Sans un mot, ma tante ouvrit la porte de la maison. Elle posa sa main dans mon cou, serra et poussa ma tête dehors. La pluie mouillait mes cheveux. Je la sentais dégouliner le long de mes joues.

- Alors, il pleut oui ou non? cria ma tante.

"Je me suis lentement tournée vers elle sous la pluie, et le visage trempé, j'ai répondu:

-Non, il ne pleut pas.

"Excédée, elle m'a crié:

-Va chez ta mère.

"Je suis partie en courant. Je n'avais ni veste ni imperméable. Pour aller plus vite, j'ai suivi le raccourci, un chemin qui longe les pâturages et les sapins. Je passais d'une flaque d'eau à l'autre en essayant de les éviter pour ne pas abîmer mes petites chaussures, quand, tout à coup, je vis la Girgaine sortir de ce bois dix mètres devant moi. Effrayée, je me suis arrêtée. Je me suis dit “pourvu qu'elle ne me voie pas”.

"Si j'avais pu me transformer en rat ou en souris et disparaître dans un trou, je l'aurais fait immédiatement. J'étais là, les pieds trempés dans la boue, sous la pluie. Mes cheveux collaient sur mon dos.

"La Girgaine s'est tournée et elle m'a vue. Elle s'est avancée lentement. J'avais horriblement peur. Mon cœur battait dans ma poitrine comme s'il allait éclater. Mes mains tremblaient, mes dents claquaient. La Girgaine s'est approchée de plus en plus.

"Soudain, elle a tendu sa main vers moi. Elle a caressé mes cheveux mouillés puis elle a fouillé dans la poche de son vieux manteau noir et elle en a sorti un gros bonbon rouge. Elle me l'a donné, sans un mot, puis elle est retournée dans le bois. Moi, je me suis sauvée à toutes jambes sans oser toucher au bonbon.

"Lorsque je suis arrivée près de la maison, j'ai croisé mon amie Camille, la sœur de Lucien. Je lui ai raconté mon aventure. Camille m'a demandé si j'avais mangé le bonbon. Je lui ai répondu:

-Bien sûr que non. Il n'en est pas question.

-Pourquoi? demanda Camille.

-Parce que je n'ai pas envie d'être transformée en rat, en souris, en araignée ou en n'importe quoi d'autre comme une grenouille, un crapaud, une limace.

"Camille m'a regardée.

-Moi je n'ai pas peur!

-Tu es folle, lui ai-je rétorqué.

"Camille m'a demandé le bonbon. Je le lui ai passé. Elle n'en recevait pas souvent, chez elle. Elle l'a placé sous son nez et m'a dit qu'il y avait une délicieuse odeur de cerise. Elle l'a léché. Elle ne s'est pas transformée en monstre ou en insecte. Nous avons cassé le gros bonbon en deux, chacune la moitié. Et au milieu nous avons découvert une perle, une perle fine, une perle rare, précieuse, cadeau de la Girgaine.

"Où avait-elle trouvé cela? Je n'en savais rien. Je ne l'ai appris que plus tard et si vous voulez le savoir, interrogez madame Sophie. Elle reste souvent assise au salon devant la télévision, mais vous ne la dérangerez pas. Elle ne regarde pas. Elle dort.


Jean-Claude, Christine, Philippe et Véronique remercièrent Madame Francine et se dirigèrent vers le salon. Ils s'approchèrent de madame Sophie. Elle somnolait. Il faut dire qu'on la comprend. On passait un match de foot. Ça ne l'intéressait pas.

-Madame Sophie?

Elle se saisit et ouvrant les yeux, regarda les quatre enfants. Ils sourirent. Ils s'excusèrent.

-Madame Francine nous envoie, expliqua Véronique, car elle nous dit que vous savez des choses au sujet de la Girgaine.

-Ah c'est de cela qu'il s'agit, dit madame Sophie. Je peux vous raconter, mais, moi, la sorcière je ne l'ai jamais rencontrée.

Les quatre amis s'assirent devant elle.

-Mes parents tenaient l'auberge du village, une grande et belle maison, un ancien relais de poste, aujourd'hui englouti sous le barrage. Je venais de revenir de l'école, ce jour-là. J'avais posé mon cartable dans le hall. Une voiture s'est arrêtée devant notre porte. Une voiture c'était bien rare à cette époque dans les campagnes. Je vous parle du temps de mon enfance.

"Ça devait être quelqu'un de très riche. L'homme qui en est sorti avait une carrure d'athlète impressionnante et des yeux tout noirs. Il tenait un gros sac à la main. Il est entré dans l'auberge.

-Bonjour monsieur, dit-il à mon père. Je voudrais la meilleure chambre pour une semaine.

"Papa lui répondit que cela ne posait aucun problème. On était déjà hors de la saison d'été, il y avait peu de clients.

"L'homme ouvrit son sac. Je n'ai vu le contenu que quelques secondes, parce qu'il l'a refermé aussitôt, mais cela m'a suffi. Je peux vous l'affirmer, les enfants, ce sac contenait des pièces d'or et des perles fines, rares, précieuses. Tout plein. Il posa une pièce d'or sur le comptoir.

-Monsieur, dit mon père, c'est beaucoup trop.

-Gardez la monnaie, répondit l'homme.

"Papa a voulu monter le sac de cet homme au premier étage où se trouvait la plus belle chambre, comme il fait toujours avec les clients. Mais mon père n'a pas pu soulever le sac. Et pourtant, il n'était pas une mauviette. Par contre, le client le leva jusqu'à l'épaule sans aucune difficulté. Quelle force il avait!

"Il resta dans sa chambre toute la journée, y compris le soir. Le lendemain, après déjeuner, il partit vers le bois en emportant son sac.

"On ne l'a jamais revu. Des recherches ont été entreprises. On a découvert son chapeau noir au bord de la rivière, après la clairière aux fleurs, au-delà de la grande pierre dont on vous a peut-être parlé. C'est tout ce qu'on a retrouvé de lui. Il a dû se noyer dans la rivière, à moins que la Girgaine l'ait attiré dans un piège.

"Mais moi, les enfants, je n'ai jamais oublié le visage de cet homme. Il n'avait qu'un seul sourcil qui allait d'un œil à l'autre, comme les loups-garous. C'en était peut-être un. Je crois même que Lucien l'a vu, ce loup-garou... Interrogez-le...

Les quatre amis remercièrent madame Sophie. Ils retournèrent, très impressionnés, vers l'auberge, pour le repas.


L'après-midi, ils partirent tous les quatre pour une petite promenade. Ils passèrent le pont du Loup, où autrefois monsieur Lucien, petit garçon, avait vu le loup-garou. Ils longèrent la grande pierre et se demandèrent comment elle avait pu se redresser tel que l'avait vue le papa de Madame Louise. Puis ils traversèrent le bois de sapins et entrèrent dans la clairière aux fleurs, là où une sauvageonne, la petite sœur de monsieur Paul, avait dansé avec les lièvres et avait reçu une pièce d'or de la Girgaine.

Ils parvinrent enfin à un endroit où la rivière est particulièrement dangereuse, car le courant y est impétueux. Là sans doute, on avait retrouvé le chapeau du loup-garou que madame Sophie avait rencontré.

Retraversant la clairière vers l'Ouest, ils observèrent un bois de sapins vallonné auquel aucun chemin ne conduisait. Ils y remarquèrent quatre murs de pierres, à l'écart, dans un endroit sombre. Il y avait là les ruines d'une petite maison pauvre, misérable, avec un toit à moitié affaissé. Curieux, nos amis s'en approchèrent. Elle tenait encore debout sur trois côtés mais le quatrième était tout à fait fendu et avait entraîné avec lui le toit qui semblait s'enfoncer dans la maison.

Un des murs de pierre s'ouvrait vers l'extérieur par une fenêtre sans vitre traversée par une barre de fer en son milieu. Nos amis ne purent rien distinguer de l'extérieur. C'était trop sombre au milieu du bois de sapins. Alors ils se dirigèrent vers l'autre côté, celui où se trouvait une porte étroite.

Ils risquèrent d'entrer et observèrent les lieux. Ils ne virent d'abord rien. Une odeur de moisi, de champignon, envahissait tout. Une petite maison de braconnier d'autrefois, bien pauvre.

Mais dans un coin, le long du mur, ils découvrirent une barre de fer rouillée. C'était une énorme et lourde clé de presque un mètre de long. Cette clé avait bizarrement deux pênes. Normalement une clé n'a qu'un pêne qui entre dans la serrure et permet d'ouvrir une porte. Celle-là en avait deux, placés à angle droit.

Nos amis la reposèrent sur le sol. Puis, ils quittèrent cette maison sinistre et retournèrent vers leur auberge.


Longeant la longue pierre mystérieuse, ils décidèrent d'y grimper. Ils se frayèrent d'abord un chemin, à coup de bâton parmi les orties et les ronces pour s'en approcher, puis ils s'y hissèrent en s'aidant l'un l'autre. Ils purent la parcourir dans toute sa longueur.

Ils découvrirent alors une étrange fissure, une double fente à angle droit qui ressemblait étrangement à la forme du double pêne de la clé aperçue dans cette maison du bois qu'ils pensaient être celle de la Girgaine.

Sur une idée de Philippe, ils retournèrent à la vieille maison en ruines, prirent la clé rouillée, et revinrent au grand rocher. Ils introduisirent cette énorme clé dans la double fente. Une fois au fond, ils perçurent comme un déclic.

Nos amis, tâtonnant d'abord, firent le geste de tourner, à quatre et en unissant leurs forces, pour y parvenir... et lentement, par un mécanisme extrêmement ancien, datant sans doute de l'époque des châteaux-forts où cette pierre devait être un piège pour surprendre les ennemis, ils réussirent à dresser la gigantesque roche. Un angle de 45 degrés. Elle devait être posée en équilibre instable sur une autre et la clé créait un effet de balançoire.

Philippe sauta du rocher.

Dessous, il aperçut un sac et cria aux autres de ne pas bouger. Il s'empara du sac et l'ouvrit. Il contenait une vingtaine de petites perles fines, précieuses et rares et deux pièces d'or. Philippe prit quatre perles et remit le sac en place. lls redescendirent l'énorme pierre puis reportèrent la clé où ils l'avaient trouvée. Nos quatre amis venaient ainsi de découvrir le secret de la sorcière.

Où la Girgaine trouvait-elle cet or et ces perles qu'elle offrait aux enfants? Les avait-elle volés à l'homme loup-garou qui s'était noyé dans la rivière? Ou était-elle son amie? Allez savoir...

Nos amis n'en parlèrent à personne. Ils gardèrent chacun une perle en souvenir de leur aventure. Ils la conservent aussi pour se souvenir de la Girgaine.

N'hésite pas à rencontrer des personnes âgées ici et là, dans une maison de repos de ton quartier par exemple, et à leur demander d'évoquer pour toi le temps passé.

Elles te raconteront souvent des récits vrais et passionnants, datant de leur enfance.