Béatrice et François

Béatrice et François

N°21

Le liquide rouge

     Sous un ciel tout bleu, il faisait vraiment beau au bord de la mer. Avec papa, maman et Nicolas, son petit frère, un bébé de un an, Béatrice ramassait des coquillages. François accompagnait pour la journée. Tout près d'eux, un brise-lames s'avançait entre les vagues. 

Tout à coup, la fillette aperçut une petite bouteille bien fermée, coincée entre deux grandes pierres bleues couvertes d'algues et de moules. Elle semblait contenir un liquide rouge. Elle parvint à la dégager des coquillages qui l'entouraient. Elle la regarda et la trouva un peu mystérieuse. Elle la glissa dans la poche de son short et continua à jouer.

Au moment de la sieste, pendant que bébé dormait, elle grimpa dans les dunes avec son copain. Là elle essaya de déboucher la bouteille rouge. Mais elle n'y parvint pas. François non plus. Le bouchon résistait, vraiment bien scellé.


Au soir, revenue à la maison, Béatrice s'assit à sa table et tenta de l'ouvrir avec son canif.

Papa et maman étaient passés l'embrasser. Elle aurait déjà dû se trouver en pyjama dans son lit.

-Ma chérie, il est temps d'éteindre ta lumière et d'aller dormir, dit une voix venue du salon.

-Oui, maman, j'y vais.

Mais elle continua à essayer de dégager le bouchon.

-Dois-je monter et me fâcher ? grogna papa.

-On t'a déjà donné ton dernier bisou, ajouta maman. C'est l'heure d'aller dormir. Demain tu vas à l'école.

-Oui, oui, répondit notre amie.

Elle éteignit la lumière, mais désobéissante, elle poursuivit son délicat travail.

-Ah! ça y est. J'ai réussi, dit-elle soudain en souriant.

Elle ôta le bouchon et approcha le liquide de son nez. Elle respira profondément. Ça ne sentait rien.

Alors, inclinant la bouteille, elle versa une goutte de liquide rouge sur son doigt. Elle le lécha.

-Ça goûte la fraise. Ce n'est pas mauvais.

-Alors, là-haut, tu te décides ? Va te coucher tout de suite, cria papa.

Elle ne reboucha même pas le flacon. Elle s'étendit immédiatement sur son lit, sans enlever son short et ses tennis.

Le lendemain, quand elle se réveilla, elle se trouva bien étonnée d'avoir réagi si vite, sans même passer un pyjama. Sitôt le liquide rouge posé sur sa langue, Béatrice avait obéi, sans discuter.

Bizarre !


Le même soir, après le souper, les parents expliquèrent à leur fille qu'ils devaient s'absenter pendant une petite heure.

-Ma chérie, tu as sept ans. Nous te laissons seule avec Nicolas pendant un moment. Tu peux le mettre au lit. Papa et moi te faisons confiance, ma grande.

Les parents partirent pour une course urgente.

Le bébé, ce soir-là, était grincheux. Il pleurait tout le temps. Dès que sa sœur le couchait dans son lit, il poussait des hurlements épouvantables.

Béatrice prit son petit frère dans ses bras et lui chanta une chanson.

-Fais dodo, Colas, mon petit frère...

Elle marcha un peu dans la chambre, le berça, puis le posa dans son lit à barreaux. Sitôt couché, il recommença ses cris.

Ne sachant que faire, un peu désespérée, elle qui avait projeté de passer une petite demi-heure devant la télévision pendant l'absence de ses parents, elle reprit le petit dans ses bras.

Elle s'arrêta près de sa chambre et aperçut la bouteille de liquide rouge. Elle en versa une goutte sur son doigt et en frotta la langue de son frère.

-Tu aimes bien ? Ça goûte la fraise. Allez, maintenant, tu vas faire dodo. Je ne veux plus t'entendre.

Elle posa Nicolas dans son lit. Le bébé ne dit plus rien et s'endormit aussitôt. Il était devenu très obéissant.

Ainsi Béatrice comprit que le liquide rouge n'était pas comme les autres. Lorsqu'on en buvait une ou plusieurs gouttes, on devenait parfaitement docile, instantanément.


Le mardi soir, on passait un film de pirates à la télévision. Elle avait très envie de le voir. Seulement, notre amie sait très bien qu'en semaine, il n'est pas question pour elle de regarder la télévision. Il faut aller dormir sagement à huit heures du soir, maximum huit heures et demie. Or, le film commençait à huit heures vingt.

Pendant le repas, elle risqua de demander aux parents si elle pouvait le visionner avec eux, pour une fois...

-Papa, maman, je peux rester pour le film de ce soir à la télévision ?

-Il n'en est pas question Béatrice. Tu vas en classe demain, tu devrais déjà être dans ta chambre. Si tu veux, on va l'enregistrer et tu le regarderas samedi avec ton copain François.

-Ce n'est pas juste. J'ai bientôt huit ans et vous me prenez toujours pour un bébé.

-Les bébés dorment déjà, Béatrice. Et puis assez discuté. C'est non. Va te coucher.


Au moment de monter à sa chambre, notre amie eut une idée.

-Papa, maman, vous voulez une tisane ? Je vais vous la préparer.

-Avec plaisir, répondit maman.

-Moi aussi, ajouta papa. Avec deux sucres, s'il te plaît.

Elle prit donc deux grandes tasses, y versa de l'eau et les mit dans le four à micro-ondes. Pendant que l'eau chauffait, elle se précipita à sa chambre et saisit la bouteille.

Lorsque l'eau devint bouillante, elle glissa les sachets de tisane dans les récipients, et pendant qu'ils infusaient, elle ajouta une goutte de liquide rouge dans chacuns d'entre eux.

Elle referma sa bouteille soigneusement et apporta les deux tasses aux parents, en tremblant un peu.

-Voilà !

-C'est gentil. Allez. Gros bisous et dodo, sourit papa.

-Oui, au dodo. Bisous, confirma maman.

-Au revoir, papa. Au revoir, maman. Bonne nuit.

Béatrice fit semblant de s'éloigner, se retourna et les regarda.

Une minute après, ils burent tous les deux un petit peu de tisane. Alors, elle revint et murmura :

-Maman, papa...

-Oui ?

-Je veux regarder le film qui va commencer maintenant à la télévision.

-Bien sûr, ma chérie. Viens t'asseoir, consentit maman.

-Quelle bonne idée! Mets-toi près de nous, reprit papa.

Béatrice suivit le film, grâce aux parents devenus très dociles après avoir bu du liquide rouge.


Mais après une heure, en plein film, tout à coup, les parents se tournèrent vers leur fille et lui demandèrent :

-Béatrice, que fais-tu là ?

-Je regarde le film, avec vous.

-Tu devrais être dans ton lit, affirma papa.

-Euh... Vous trouvez ? balbutia la fillette.

-Comment se fait-il... Qui t'a permis de rester ? demanda sa mère.

-C'est toi.

-Moi ? s'étonna maman.

-Oui, et toi aussi, papa.

-Moi, je t'ai autorisée à voir un film en semaine le soir à la télévision ? 

-Vous m'avez tous les deux proposé de m'asseoir entre vous.

-Bon, regarde la fin, trancha papa.

Mais les parents se demandèrent ce qui s'était passé...

Suite à cet événement notre amie comprit que quand on boit une goutte du liquide rouge, on obéit, mais pendant une heure seulement. Et après cela, on se réveille comme d'un songe, et on a oublié ce qu'on a autorisé.

Le lendemain, elle conçut un autre plan.


François, son copain, veut bien lui prêter n'importe quoi, mais pas la nouvelle console de jeu qu'il vient de recevoir à son anniversaire.

Mercredi après-midi, Béatrice se rendit chez lui. Elle sonna vers deux heures.

Ils ont tous deux sept ans et demi. Ils habitent dans la même rue et vont dans la même classe à l'école.

Il ouvrit la porte.

-Salut ! Tu viens jouer avec moi ?

-Euh, oui, je viens jouer avec toi, répéta la fillette sans conviction. Dis, François...

-Oui ?

-Tu veux bien me prêter ta console de jeu pour l'après-midi ?

Le garçon regarda sa copine, puis baissa les yeux.

-Écoute, tu es ma meilleure amie, mais je ne prête pas ce jeu. Je ne le donne jamais, à personne. Tu le sais bien.

-Oui, je sais bien, soupira Béatrice. N'en parlons plu

Puis, elle ajouta :

-J'ai un peu soif. Si on buvait quelque chose. Tu as des limonades. Je vais en préparer une.

Elle alla rapidement au frigo. Elle en sortit une canette et versa le contenu dans deux verres, la moitié dans chacun. Elle saisit la bouteille de liquide rouge dans la poche ventrale de sa salopette verte et l'ouvrit. Elle ajouta trois gouttes dans celui de son copain. Elle referma soigneusement sa bouteille et la remit en poche. Elle prit le verre où se trouvait le liquide rouge, et le donna à son ami.

-Tiens.

-Merci.

Ils burent tous les deux, puis Béatrice refit sa demande.

-François, je veux que tu me prêtes ta console pour l'après-midi, et les jeux qui vont avec.

-D'accord, répondit le garçon. Tiens, voilà, avec tous ceux qui l'accompagnent.

-Merci ! Je te rapporte tout cela ce soir. Bisou.

Elle retourna chez elle, et joua tout l'après-midi avec le jeu de son ami.


Elle revint chez son copain vers six heures pour le lui rendre. Quand François la vit arriver, il fut très étonné.

-Comment mon jeu se trouvait-il chez toi? Je l'ai cherché partout.

-Tu me l'as prêté tantôt.

-Moi? Je ne m'en sépare jamais.

-Je ne te l'ai quand même pas volé, s'écria notre amie.

-Comment ai-je bien pu te le passer ? Je ne comprends pas, ça m'épate !

Alors, penaude, Béatrice, avoua à son copain.

-Écoute, je n'ai pas été très chic avec toi. Je vais t'expliquer. Souviens-toi, j'ai trouvé une bouteille avec un liquide rouge sur la plage, dimanche. Et je me suis aperçue que quand on en boit quelques gouttes, on devient tout à fait soumis. Hier, j'ai même réussi à faire obéir mes parents et aujourd'hui, j'en ai versé un peu dans ta limonade, et tu m'as prêté ton jeu. Je te demande pardon. Je suis un peu honteuse. Si tu veux, je te donne la moitié de ma bouteille...

Le garçon accepta d'oublier l'incident. Il alla chercher un petit flacon, et notre amie y versa la moitié du jus rouge. Elle retourna ensuite chez elle, après un gros bisou.

François contempla son liquide d'un air songeur.


-Que pourrais-je bien faire avec ça ? Mais oui ! Mercredi, le jour des nouveaux films de cinéma. Et ce nouveau Walt Disney! J'aimerais bien le voir. Si je pouvais... Quelle bonne idée...

Jamais, en temps ordinaire, les parents de François n'accepteraient d'aller au cinéma pendant la semaine. Mais pourquoi ne pas essayer avec le liquide rouge ?

Le garçon prit son flacon, l'ouvrit et se rendit à la cuisine. Il leva le couvercle de la casserole de soupe et y versa une petite rasade de liquide rouge. Il referma soigneusement la bouteille. Juste à temps. Maman arrivait.

-À table ! Va te laver les mains et appelle les filles.

François revint avec ses deux petites sœurs, Olivia, cinq ans et demi et Amandine, trois ans et demi. Tous s'assirent à table. Papa servit la soupe. Les fillettes commencèrent à boire, les parents aussi. Notre ami jouait avec sa cuillère dans son assiette.

Il ne peut pas en boire, sinon lui aussi sera obéissant.

-Et bien, tu ne manges pas ? demanda maman.

-Si, si... Tout de suite, tout de suite... Euh...

Et il risqua.

-Je voudrais bien ne pas boire ma soupe. Je ne l'aime pas.

-Tu ne dois pas la boire, alors, répondit maman. Fais-toi une tartine.

Le garçon s'étonna. Normalement, à table, chez lui, quand c'est servi, il faut le prendre.

-Je ne dois pas la boire ? 

-Mais non. Ne la bois pas, si tu ne l'aimes pas, accepta papa.

Ça avait l'air de marcher... Le garçon poursuivit sur sa lancée.

-Papa, maman, si on allait au cinéma, ce soir ? Allons voir le dernier film de Walt Disney...

-Bonne idée, s'écria Olivia.

-Oui, se réjouit Amandine.

-Quelle excellente proposition. D'accord, on va au cinéma juste après le repas, promirent les parents.

Mais le souper dura un peu. Puis, papa reçut un coup de téléphone assez long. Enfin, on se prépara à partir au cinéma. Comme ils fermaient la porte de la maison, l'effet du liquide rouge s'arrêta, car une heure avait passé. Les parents se regardèrent.

-Tiens, que fait-on dehors ?

-On va au cinéma, voir le nouveau film de Walt Disney, dit François.

-Un mercredi soir ? s'étonna maman. Alors que tu vas en classe demain. Il n'en est pas question.

-Mais pourtant, vous étiez d'accord, puisqu'on se met en route.

-Pas question. Demi-tour, décida papa.

Ils retournèrent à la maison. Raté! Le temps de la soumission était passé.


Le lendemain en revenant de l'école, François en parla à son amie.

-On devrait tenter un gros coup.

-Oui, on pourrait risquer quelque chose de géant, réfléchit la fillette. J'ai une idée. Si on allait samedi à Eurodisney ?

-Oh oui. Excellent, sourit le garçon.

Béatrice exposa son plan.

-Vendredi soir, je verserai tout ce qui reste de ma bouteille dans le dîner.

-D'accord. Et toi, tu mangeras quoi ?

 -Je n'y pensais plus. Je verserai plutôt le liquide dans leur tisane pour être bien sûre qu'il n'y en ait que pour eux. Moitié dans une tasse, moitié dans l'autre. Dès qu'ils en auront bu, je te téléphonerai. Tu viendras dormir chez moi. Avec une telle quantité, l'effet durera longtemps, peut-être un jour ou deux.

-Je me réjouis. Bonne chance, Béatrice.

Les deux enfants retournèrent chez eux.


Le vendredi soir, après le repas, notre amie prépara deux tisanes pour ses parents et versa la moitié de ce qui restait dans son flacon dans l'une et le restant dans l'autre. C'était beaucoup, mais tant pis.

Elle porta les deux tasses aux parents, qui les burent tranquillement et sans méfiance. Quand ils eurent fini, elle leur proposa d'aller le lendemain à Eurodisney et d'inviter François pour la nuit. Ils acceptèrent aussitôt.

-On partira à quelle heure ? demanda notre amie.

-Je vous réveillerai tous les deux à cinq heures trente du matin, pour partir à six heures, précisa papa. On aura une belle journée.

François vint loger chez Béatrice. On installa pour lui un lit de camp à côté de sa copine et tout heureux, les deux enfants s'endormirent.


Au matin, ils se réveillèrent à huit heures.

-Étrange, dit Béatrice, les parents ne viennent pas nous chercher. Ils avaient pourtant dit qu'on se lèverait tôt.

-Ou bien ils sont partis sans nous, fit François.

Très inquiets, ils allèrent les voir dans la chambre. Les parents étaient couchés, très malades. Plus question d'aller à Eurodisney. Pourtant, ils le souhaitaient vraiment. Mais ils étaient couverts de plaques rouges et se grattaient partout.

-Je me demande vraiment d'où cela provient, murmura le papa. Je crois qu'on a un empoisonnement du sang.

Notre amie eut soudain très peur.

-Un empoisonnement du sang ? dit-elle.

-Mais oui, ça peut arriver quand on mange quelque chose de mauvais. Impossible de partir à Eurodisney, ma chérie. Tu vas jouer avec ton copain, et tantôt, nous appellerons le docteur, dit papa.

-Commence par t'occuper de ton petit frère, ajouta maman.

-Ensuite, tu nous apporteras le petit déjeuner au lit, continua papa.

Tu parles d'une journée! Le bain du bébé, puis son biberon. Accueillir le docteur, aller chercher les médicaments à la pharmacie, faire les courses, préparer le repas, encore un biberon au bébé, ranger la vaisselle, etc... etc.

Tout cela avec la peur pour compagne, car le docteur avait aussitôt deviné. Il diagnostiquait une allergie. L'urticaire. Il affirma que les parents avaient mangé quelque chose qu'ils ne supportaient pas.

Le papa et la maman se regardaient, étonnés. Qu'avaient-ils bien pu avaler de si mauvais? Béatrice et François n'osèrent rien dire. Honteux, ils baissaient les yeux.


Vers midi, les deux amis quittèrent la cuisine un moment, pour porter un plateau-repas aux parents. Ils avaient préparé un grand spaghetti. Nicolas, le bébé, resta seul à table, sur sa chaise haute.

Quand ils redescendirent, ils s'aperçurent que le flacon de François, celui qui contenait encore du liquide rouge, négligemment laissé ouvert sur la table, était dans les mains du petit frère.

Effarés, ils s'approchèrent du bébé et observèrent sa petite langue très rouge.

Il venait de boire le restant du liquide, c'est-à-dire, presque une demi-bouteille à lui tout seul.

Béatrice pensa aussitôt que Nicolas serait très malade. Elle prit peur et se mit à pleurer.

Elle monta à la chambre des parents et raconta toute l'histoire du liquide rouge, en serrant la main de son copain pour se donner du courage. Elle demanda pardon.

Le garçon fut renvoyé chez lui. Notre amie fut sévèrement punie.

Nicolas, le bambin, n'eut rien du tout. Il n'était pas allergique à ce jus étrange. Quelle chance ! Il ne devint pas malade. Par contre, il fut très obéissant pendant quelques jours...

Béatrice retint pour toujours que jamais, au grand jamais, quand on trouve une bouteille avec un liquide bizarre, sur une plage ou n'importe où, jamais, au grand jamais, on ne s'amuse à le boire...