Caroline & Rivière d'étoiles

Caroline & Rivière d'étoiles

N°15

Les os noirs du diable

     -Grand-mère, dit Caroline en souriant, raconte-nous une histoire. Le grand-père de mon amie Rivière d'Étoiles connaît toujours toutes sortes d'aventures passionnantes à dire. Il nous parle des Amérindiens d'autrefois. Moi, je n'ai rien pour l'étonner. Fais un effort! On t'écoute.

-Je ne sais pas d'histoires, fit la grand-mère, ou alors, je ne m'en souviens plus.

-S'il te plaît, grand-mère. Je suis certaine que tu te rappelles certaines choses, insista notre amie. Cherche un peu dans tes souvenirs. Il ne t'est rien arrivé quand tu étais enfant ?

La vieille dame se tut un instant. Elle observa Caroline et ses petits frères, assis en demi-cercle sur le tapis, avec un air soudain mystérieux.

-Vous ai-je déjà raconté l'aventure de votre grand-père, cette épouvantable histoire des os noirs du diable ? Ça lui arriva réellement à l'âge de treize ou quatorze ans.

-Non, grand-mère, tu ne nous as jamais parlé de cela, se réjouirent les enfants.


-C'était il y a bien longtemps. Ton grand-père n'était pas mon mari puisqu'il n'avait que treize ans. Je ne l'avais même pas encore rencontré. Il allait parfois chasser avec son meilleur ami. Je ne me souviens plus de son nom.

"Bien souvent, ils revenaient bredouilles de leurs expéditions. Cette fois-ci, un trappeur amérindien leur parla d'une vallée au gibier abondant située à l'Est du désert de rochers.

"Un matin, donc, les deux amis partirent vers cette endroit prometteur. Malheureusement, quand ils arrivèrent au pied du grand éperon rouge qui partage la vallée en deux, ils se trompèrent de côté et prirent à droite au lieu d'aller à gauche.

"Après une heure de marche, ils s'arrêtèrent. Une grande arche barrait l'horizon. Ils comprirent qu'ils faisaient fausse route, mais poussés par la curiosité, ils s'avancèrent jusqu'en dessous de cet immense pont de pierre.

"Un mince filet d'eau claire suintait vers un petite passe étroite et asséchée en partie, menant à un canyon caché, jonché de rochers, de troncs d'arbres morts, de ronces et de picots. Cette vallée semblait prometteuse pour la chasse.

"Les deux garçons, souples et agiles, réussirent à y descendre par un petit sentier qui bien souvent s'enfonçait ou même disparaissait entre des plantes plus hautes qu'eux et qui les griffaient.

"Plus d'une fois ils enjambèrent le petit ruisseau paresseux et boueux en passant sur un tronc d'arbre ou les pieds dans l'eau. À d'autres endroits, il leur fallut patauger dans la vase.

"Ils allaient renoncer et faire demi-tour quand ils remarquèrent, à quelque distance, sur une hauteur, une grotte qui semblait accessible. Un sentier hasardeux y menait. Ils décidèrent de tenter d'aller jusque-là.

"Ils suivirent cette trace, à peine ébauchée, qui bientôt s'éleva plus abrupte, leur faisant quitter le fond de la vallée. S'agrippant aux rochers, ils parvinrent tous deux à l'entrée de la caverne. Ils s'y reposèrent un moment. Ils remarquèrent assez vite, au sol, des ossements étranges.

Caroline et ses petits frères écoutaient le récit les yeux grands ouverts.

-Ces os, poursuivit la grand-mère, étaient noirs.

La vieille dame se tut un instant.

-Des os noirs! murmura votre grand-père. Filons d'ici. Ils ne peuvent appartenir qu'au diable. Seul le diable possède des os noirs. Tous les animaux, comme les humains d'ailleurs, ont des os blancs.

-Tu as raison, approuva l'autre garçon. Cette caverne sert de tanière au diable.

"Ils s'enfuirent tous les deux, sans demander leur reste et revinrent bredouilles au village. Ils se jurèrent en chemin de ne parler de leur aventure à personne, pour éviter les moqueries des autres, mais surtout pour éviter de s’attirer un mauvais sort…

"Bien des années plus tard, votre grand-père me raconta cette étrange mésaventure qui leur fit si peur, celle de la grotte aux os noirs ou si tu préfères, l'histoire des os noirs du diable.


Caroline leva le doigt comme à l'école.

-Grand-mère, où se trouve cette vallée ? Près d'ici ?

-Je m'attendais à cette question, dit la vieille dame en souriant. Cela ne m'étonne pas de la part de ma petite curieuse qui aime les aventures. Cette vallée se situe pas très loin, ma chérie, et ce n'est pas difficile de la trouver. Il faut repérer l'éperon rocheux dont je t'ai parlé, aller à droite, passer sous l'arche de pierre et descendre dans la vallée cachée.

-Les os noirs du diable, songea tout haut la fillette. Ça fait peur. Mais j'aimerais bien aller les voir. Je serais fière d'en rapporter pour les montrer à mes copains. Il faut que j'explique cela à Rivière d'Étoiles. Je parie qu'elle n'en a jamais entendu parler...


Trois semaines plus tard, les deux amies partirent pour cette étrange vallée où le grand-père découvrit les os du diable. Elles emmenaient chacune un sac à dos contenant leur pique-nique et surtout à boire pour la journée car il faisait très chaud et après un bref trajet en car, elles allaient marcher plusieurs heures sous le soleil.

Elles descendirent du bus après le lac du barrage et empruntèrent une piste de sable après une baignade bien agréable. En marchant dans leurs vêtements mouillés, elles ressentaient moins la chaleur.

L'éperon rouge, leur point de repère barrait l'horizon de sa masse prodigieuse. Elles passèrent à sa droite et s'approchèrent assez facilement de la grande arche de pierre qui découpait le ciel bleu.

Parvenues juste là-dessous, elles se laissèrent glisser vers l'autre vallée, le long d'énormes roches croulant en un indescriptible chaos. L'entrée de cette vallée s'ouvrait assez large. Les deux amies marchaient sans traîner, dos au soleil, vers deux imposants rochers, dressés au milieu de la plaine désolée.

-Je connais cet endroit, s'écria Rivière d'Étoiles.

-Tu es déjà venue ici ? s'étonna sa copine.

-Non, mais j'en ai entendu parler. Le plus grand rocher, cent mètres de haut si pas plus, s'appelle « le temple du soleil ». L'autre, plus harmonieux, le « temple de la lune ». Mon grand-père, qui fut sachem, m'a raconté un étrange phénomène qui se produisit ici, voilà bien longtemps, à l'époque où les hommes-médecine des peuplades amérindiennes se réunissaient une fois l'an, sous la pleine lune, en ces lieux.


-Une année, ils étaient particulièrement nombreux, plus d'une centaine, si je me rappelle bien, poursuivit Rivière d'Étoiles. Vers minuit, ils formèrent un grand cercle, une immense ronde humaine, autour du plus petit rocher.

"Juste à ce moment, une éclipse de lune se produisit, plongeant toute la vallée dans l'obscurité totale.

"Il se passa alors un phénomène incroyable. Les hommes-médecine qui se faisaient face, mais séparés par la masse énorme du temple de la lune, réussirent à se parler et à se comprendre. Chacun entendit clairement, distinctement, celui qui se trouvait en face de lui, alors qu'en principe c'est impossible puisqu'un immense rocher les séparait.

-Ça alors, murmura Caroline.

-Ensuite, il arriva quelque chose d'encore plus impressionnant. Il se trouvait, parmi les hommes-médecine, des frères jumeaux. Ils marchèrent paraît-il, l'un vers l'autre, se serrèrent la main au milieu du cercle, puis, continuant à avancer, chacun d'eux prit la place de l'autre dans la ronde. Cela signifiait que l'immense rocher avait disparu pendant l'éclipse.

"Puis lentement, la lune réapparut dans le ciel. Sa lumière se répandit à nouveau sur le sable jaune du désert. Les hommes-médecine se donnaient toujours la main. Le rocher temple de la lune se dressait à nouveau au milieu d'eux.

"Certains affirmèrent que les voix venues d'en face n'étaient que l'écho de leurs propres paroles. D'autres pensèrent que les frères jumeaux prétendaient avoir traversé l'espace où se trouvait le rocher, mais qu'ils n'avaient parcouru que quelques pas, avant de revenir à leur place initiale. Comme ils se ressemblaient fort, on pouvait les confondre.

-Fantastique! s'exclama Caroline. Peut-être, tout compte fait, que le rocher de la lune disparut vraiment pendant un instant...

-Personne ne sait, murmura Rivière d'Étoiles. Mais cela paraît impossible, vu sa taille.

-Merci pour ton histoire. Je la trouve vraiment passionnante. Mais continuons. Regarde, là-bas, notre vallée devient beaucoup plus étroite. Allons-y. Là doit se trouver la grotte contenant les os noirs du diable.


Elles enjambèrent quelques rochers, puis descendirent le long d'une paroi assez raide. Elles se trouvèrent toutes deux au fond d'un passage étroit, une sorte de crevasse. Des arbres y poussaient encore, mais de nombreux troncs couchés jonchaient le sol et des plantes à picots barraient le chemin.

La progression devenait difficile. Les épines griffaient le jean de Caroline autant que la salopette de Rivière d'Étoiles. Certaines branches qu'il fallait écarter, zébraient les bras et les mains. Elles aperçurent une grotte, à gauche, sur la hauteur. Un petit sentier encombré de racines y menait.

Les deux fillettes curieuses et souples empruntèrent ce raidillon très étroit. Ça glissait. Elles progressaient, l'une derrière l'autre, en se tenant aux parois rocheuses chauffées par le soleil. Un pas de travers et ce serait la chute dans le vide.

Elles parvinrent à la grotte. Caroline marchait devant. Elle s'arrêta puis recula d'un pas.

-On ne peut pas y entrer, dit-elle en se tournant vers son amie.

-Pourquoi ? demanda Rivière d'Étoiles.

-Je vois partout des toiles d'araignées, reliées entre elles par des longs fils. C'est un nid de mygales ou de veuves noires.

Ces araignées, souvent très grandes, sont très venimeuses. Leur morsure peut être très douloureuse, mais rarement mortelle. Certaines d'entre elles tissent une toile informe, pas du tout harmonieuse, puis elles terminent leur piège par un très long fil. Elles se cachent au bout de ce fil, à quelques mètres, derrière une plante ou sous un rocher. Malheur à celui ou celle qui s'approche pour observer leur toile et touche le fil. L'araignée bondit sur le dos du curieux et l'attaque.

-On ne peut pas entrer, répéta Caroline. Ce serait trop dangereux.

-Vois-tu l'un ou l'autre os noir du diable ? demanda Rivière d'Étoiles.

-Non. Oh! Attends, reste là. En rampant, je peux me glisser sous deux fils et...

La fillette se tut.

-Qu'y a-t-il ? demanda son amie.

-Horrible. Je vois un chien, les yeux ouverts, mais il ne bouge plus. Il me semble qu'il est mort et...

-Quoi ? Quoi ? cria Rivière d'Étoiles.

-Il ne reste plus que la moitié du chien. La tête et les pattes de devant. Tout le reste, ajouta la fillette les larmes aux yeux, a été dévoré.

-Les araignées ne dévorent pas les chiens. Oh, mon Dieu! nous sommes dans la tanière d'un puma, le lion des montagnes.

On l'appelle aussi le couguar.

-Partons, partons vite.

-Attends, insista Caroline qui rampait. Le chien... Un grand chien noir... Il a une médaille autour du cou. Je la vois mieux d'ici. Il s'appelait Onyx...

La fillette recula puis s'assit un instant près de sa copine, pour reprendre son souffle.


Les deux amies revinrent sur leurs pas en descendant vers la vallée étroite.

-La tanière d'un puma. Quelle horreur ! Je ne croyais pas découvrir cela...

-À propos d'horreur, murmura Rivière d'Étoiles en touchant le coude de son amie, regarde, là dans la vallée, juste où nous sommes passées tantôt, j'aperçois quelque chose qui  bouge.

Et soudain, les filles pétrifiées de peur, virent la tête menaçante, puis le corps d'un lion des montagnes.

Elles se mirent à trembler. Leur dernière heure arrivait peut-être.

-Un jour, tu m'as dit que tu sais ce qu'il faut faire quand on rencontre un couguar, chuchota Caroline.

-Oui, répondit Rivière d'Étoiles d'une petite voix. D'abord, il faut le fixer sans cesse dans les yeux. Si on regarde ailleurs, ne fût-ce qu'un instant, il en profite pour s'approcher et bondir sur sa proie.

-D'accord. Je l'observe, dit son amie.

-Il faut ensuite lui montrer des armes, pour qu'il se sente menacé.

-Je sors mon canif de ma poche, murmura la fillette avec courage.

-Je prépare le mien, continua Rivière d'Étoiles. Et puis je me souviens qu'il faut se réfugier près des parents. Le puma préfère s'attaquer aux enfants qu'aux grands.

-Nos parents ne sont pas là, fit remarquer Caroline, comme cette évidence que deux et deux font quatre.

-Et surtout, il ne faut pas s'encourir, parce que si on court, ça stimule son instinct de chasseur et il risque à coup sûr de nous poursuivre.

-Bien, demi-tour. Retournons vers la grotte. On s'y abritera. Tant pis pour les araignées.

 

Les deux copines revinrent sur leurs pas.

Quelques instants plus tard, elles entendirent un sifflement aigu. Elles levèrent les yeux. Cela venait du haut du canyon au fond duquel elles se trouvaient. Elles virent la silhouette d'un homme se découper dans le ciel bleu. Il tenait une arme à la main, une arbalète moderne, puissante, précise, efficace.

-Les filles, cria-t-il, vous allez droit vers la tanière d'un puma. Vous voulez être dévorées ? Escaladez la paroi. Dépêchez-vous.

-C'est presque impossible. On va se blesser, répondit Caroline, quittant un instant le couguar des yeux.

-Vous préférez vous faire attaquer? Ne vous occupez pas des picots ni des écorchures ni de salir ou déchirer vos vêtements. Montez vite.

Les deux amies ne se le firent pas répéter. Le lion des montagnes s'approchait. Elles escaladèrent la paroi rocheuse au prix de blessures aux mains. Leurs genoux saignaient, mis à nu sous le tissu de leur jean et salopette déchirés. Elles réussirent à se hisser près du chasseur.

-Merci beaucoup, monsieur, vous nous sauvez la vie.

-Quelle chance que vous nous ayez aperçues, ajouta Rivière d'Étoiles. Vous chassez?


L'homme fit signe que non. L'arbalète lui avait été prêtée par des amis. Il expliqua qu'il cherchait son chien.

-Je passais par ici voici deux jours et mon chien a disparu dans la vallée en poursuivant un lièvre. Je l'ai appelé, mais il n'est pas revenu. Je suis inquiet.

-Votre chien, murmura Caroline d'une tout petite voix, il était noir ?

-Oui, tout noir.

-Assez grand, monsieur ? osa la fillette.

-Oui, un grand à poils noirs, répondit l'homme.

Alors, d'une voix à peine audible, notre amie ajouta :

-S'appelait-il Onyx ?

-Oui, fit l'homme dont les yeux se troublaient. Tu l'as vu ?

-Il se trouve dans la grotte qui sert de tanière au puma. Mais il ne faut pas y aller, monsieur.

-Pourquoi ? Je voudrais tellement retrouver mon compagnon... Il est mort ? murmura l'homme.

-Oui, monsieur. Il est mort. Et je ne vous dis pas le pire...

Caroline se tut.

-C'est quoi le plus terrible ? Dis-le moi, petite fille.

-Il est à moitié dévoré par le couguar. Il ne reste plus que sa tête, son cou et ses pattes de devant. C'est affreux. N'y allez pas, c'est trop triste.

Des larmes coulaient à présent sur les joues de l'homme.

-Je voudrais récupérer la médaille qu'il portait autour du cou. Les filles, auriez-vous le courage d'aller la chercher ? Je vous protègerai avec l'arbalète.

Les deux amies, émues, se regardèrent. Caroline et Rivière d'Étoiles se portèrent volontaires.


Tous trois observèrent d'abord le fond du canyon avec soin. Ils ne virent plus le lion des montagnes. Il fallait cependant rester très prudent. Il pouvait se tapir derrière un rocher.

Elles empruntèrent le sentier. Caroline allait devant. L'homme qui les accompagnait, se retournait souvent pour assurer leurs arrières.

Notre amie parvint à l'angle de la grotte. Rassemblant tout son courage, elle rampa sous les toiles d'araignées et réussit à atteindre les restes de l'animal. Son cœur battait à tout rompre.

Surmontant son dégoût à la vue de l'horrible carcasse, elle tendit la main et réussit à saisir la médaille gravée au nom d'Onyx. Elle recula, toujours à plat ventre, puis se redressa et la remit à l'homme qui lui avait sauvé la vie.

Au moment de quitter la sinistre caverne, elle aperçut deux os noirs parmi les ronces et les pierres. Elle les prit et les glissa dans la poche arrière de son jean.


Sitôt sortis du canyon, et donc hors d'atteinte du puma, Caroline les montra à sa copine et au promeneur.

-Vous croyez que ces os proviennent du diable, Monsieur?

-Ces os ? Pourquoi appartiendraient-ils au diable ?

-Parce qu'ils sont noirs. Seul le diable possède des os noirs.

-Ce ne sont pas des os noirs, les filles. Ce sont des os noircis. Noircis par le feu dans lequel un animal a été grillé. Ce ne sont pas des vrais os noirs.

Caroline et Rivière d'Étoiles se regardèrent puis les jetèrent. Elles saluèrent l'homme qui les avait accompagnées, puis retournèrent chez elles, à Blanding.

Elles ne parlèrent jamais des os noirs à personne, pour éviter qu'on se moque d'elles...