Christine

Christine

N°26

La bête. Myriam (partie 3)

     Si les histoires d'horreur te font peur, si la nuit, tu fais vite des cauchemars, si tu es seul(e) dans ta chambre à lire ces lignes et que l'orage dehors menace, alors ne va pas plus loin et sélectionne une autre histoire.

Si le craquement d'une armoire dans le silence pesant te fait sursauter puis rire, si les morts-vivants t'amusent, si tu aimes avoir un peu peur, continue...

    

     Christine revenait de la forêt. Une bonne surprise l'attendait. Les parents de son amie Myriam, une jeune fille de son âge, non-voyante, venaient de téléphoner.

(Lis ou relis les épisodes précédents : Christine n°24 et N°25).

Myriam allait partir dans quelques jours pour passer trois semaines en colonie de vacances. Elle invitait son amie à l'accompagner. Les deux jeunes filles voyageraient ensemble vers le pays des montagnes et y vivraient de très belles journées.

Le jour du départ, Christine dut se lever à cinq heures du matin. Rapidement, elle passa, comme d'habitude, sa vieille salopette, ses baskets, son t-shirt. Elle arrangea ses deux belles tresses brunes, puis chargée de son sac à dos, elle monta sur le tracteur de son père qui la conduisit au village. Il se trouve en effet à plus de deux heures à pied de chez elle. Notre amie habite une maison au milieu des bois.

La veille au soir, elle avait fait ses adieux à Chachou, son hibou. Ce rapace qui lui révéla son don extraordinaire : celui de parler avec les animaux et de comprendre ce qu'ils disent. Christine lui expliqua que pour la première fois de sa vie, elle partait pendant vingt et un jours loin de sa forêt.


Arrivés au village, une belle animation entourait l'autocar. De nombreux enfants serraient leurs parents dans leurs bras et on chargeait les sacs et les valises dans les soutes. Les deux amies se retrouvèrent. Elles s'embrassèrent, se promettant mutuellement de bons moments de bonheur. Enfin, tous entrèrent dans le bus et le voyage commença.

Pendant la route, elles firent connaissance avec deux des quatre animateurs : Elisabeth et Ludovic, qui se faisaient appeler par des noms d'animaux à la manière scoute : Okapi et Pélican. Ces deux responsables allaient s'occuper des aînés pendant le séjour dans les montagnes.

Ils divisèrent d'ailleurs les trente-six enfants qui se trouvaient actuellement dans le car en deux groupes : les dix-huit plus grands et les dix-huit plus jeunes. Christine et Myriam faisaient partie du groupe des aînés. Elles se lièrent rapidement d'amitié avec deux autres qui semblaient très sympathiques. Ils s'appelaient Alice et Cédric. Ces faux jumeaux avaient juste dix ans, comme nos amies.


Parvenus à l'endroit du camp, Okapi et Pélican expliquèrent aux aînés qu'un pavillon isolé, situé au bord de la grande plaine leur était réservé. C'était une ancienne grange. Ce bâtiment portait un nom désuet, celui de la fillette d'un vieux fermier qui habitait là autrefois : La Mariette.

Au rez-de-chaussée, on trouvait à gauche des toilettes. À droite, des tentures de couleur cachaient une petite chambre où parfois un des responsables viendrait dormir pour que les enfants ne soient pas seuls à l'étage la nuit.

Entre ces toilettes et cette chambre, grimpait un escalier de bois de quatorze marches. Il menait à un grand grenier. Pélican fit installer les garçons à gauche et les filles à droite. Deux armoires, divisées en casiers, permettaient de déposer les habits ou les affaires que les enfants emportaient avec eux.

Christine choisit pour son amie le casier qui se trouvait en bas à gauche. Le plus facile. Elle le lui indiqua et la jeune fille aveugle, en tâtonnant, apprit à le retrouver facilement. Notre amie installa son sac de couchage à côté de la rampe d'escalier. Puis, côte à côte, il y avait Myriam puis Alice, leur nouvelle amie et plus loin, les autres filles. Cédric se trouvait de l'autre côté de la rampe avec les garçons.

Myriam apprit rapidement à monter et à descendre toutes ces marches sans aucune aide. C'est une fille courageuse et débrouillarde.


Le premier jour de vacances, le lendemain, fut consacré à une grande promenade dans la montagne. Les dix-huit aînés partirent en emportant chacun son pique-nique et sa gourde d'eau. Okapi et Pélican les accompagnaient.

Ils grimpèrent toute la matinée dans un sous-bois, puis dans les prairies. Certains traînaient un petit peu dans la montée, mais la plupart des enfants se montrèrent volontaires. Ils voulaient découvrir la région. Plusieurs fois ils furent charmés par le concert joyeux des cloches fixées autour du cou des vaches.

Ils parvinrent à une sorte de plateau herbeux qui séparait deux montagnes. Celle de gauche s'appelait Vanil Noir. Une sorte de triangle rocheux, de quatre cents mètres de hauteur, assez impressionnant et sans doute très difficile à escalader. De l'autre côté se trouvait le Vanil Carré, rocher gris clair, mais encore plus élevé que le précédent. Il mesurait bien six cents mètres de haut. Ses parois à la verticale en interdisaient l'ascension.

Tout le groupe pique-niqua entre ces crêtes dans un endroit splendide où la vue se dégageait sur toute la vallée. C'était vraiment très beau sous le ciel bleu. Christine expliqua longuement à Myriam ce que l'on pouvait apercevoir.

Soudain, quelques garçons se mirent à crier.

-Des bouquetins, des bouquetins !

Pélican emportait toujours une paire de jumelles. Il les sortit de son sac à dos et regarda les animaux, qui sautaient dans les rochers. Il prêta les jumelles à chacun des enfants qui le souhaitaient.

Lorsque Christine à son tour observa les cimes avec la longue vue, elle décrivit à sa copine ces chèvres des montagnes, qui sautent d'un escarpement à l'autre avec une extraordinaire agilité. Soudain, notre amie s'exclama.

-Regardez, je vois une bête parmi eux, une sorte de grand singe. On dirait un gorille.

-Ce n'est pas possible, répliqua Okapi en arrachant presque les jumelles des mains de Christine et en scrutant à son tour.

La grande bête velue avait disparu.

-Je t'assure que je l'ai vue, affirma Christine.

-Je n'en doute pas, répondit Okapi, mais je me demande ce que c'est. Un gorille dans les montagnes cela m'étonnerait vraiment. Nous nous renseignerons au village.


Les enfants redescendirent des Vanils avant la soirée. Dépassant le premier chalet, ils aperçurent un vieil homme qui travaillait dans son jardin. Il redressa la tête et appela les deux animateurs.

-Si j'étais vous, je n'emmènerais pas les enfants jouer dans ce coin de la montagne...

-Pourquoi ? demanda Pélican.

-On voit bien que vous n'êtes pas d'ici. À cause de la bête, bien sûr. Vous n'en avez sans doute jamais entendu parler !

Intrigués, les enfants, entourant les deux moniteurs, écoutaient.

Le fermier expliqua qu'un animal terrifiant était apparu à la fin de l'été, l'année passée.

-Le jour on ne l'entend pas, mais la nuit, il descend des montagnes. Un monstre velu, sanguinaire, effrayant. Il vient dans les étables, pour tuer des lapins, des poules, des brebis et même un veau. Il tue uniquement pour le plaisir. Il n'en mange qu'un tout petit peu et laisse les carcasses après les avoir vidées de leur sang.

Les enfants écoutaient, de plus en plus horrifiés.

-Au printemps, les paysans, excédés, firent une battue et il disparut. Mais depuis une semaine, on croit bien qu'il est revenu. D'ailleurs, ajouta le fermier, la nuit, si vous écoutez en silence et que le vent descend des Vanils, vous pouvez l'entendre hurler. Je vous jure, cela fait frissonner de peur, ça glace le sang. On ferme les volets, on pousse les verrous des portes. Maudit soit celui ou celle qui traîne dehors dans les rues quand le monstre passe...

Les enfants, impressionnés, descendirent en silence jusqu'à la Mariette.

Après le souper, tous allèrent se coucher, bien fatigués par leur grande promenade dans la montagne. Ils s'endormirent vite.


Le lendemain, Myriam raconta à ses amies et à Cédric, le jumeau d'Alice, que pendant la nuit, elle s'était éveillée.

Les personnes non-voyantes entendent souvent mieux que les autres, car elles se servent plus de leur ouïe, ainsi d'ailleurs que de leur odorat, de leur toucher et de leur goût.

Elle avait entendu quelques cris ou hurlements lointains.

-Cela faisait comme : Ouh... euh... ; ouh...euh...

Les filles et les garçons écoutèrent le récit de Myriam en silence. Un silence angoissé.

-La prochaine fois, chuchota Alice à l'oreille de Myriam, tu me secoues, je veux entendre cela.

-Moi  aussi, supplia Christine. N'aie pas peur de m'éveiller. On écoutera ensemble.

Ce jour là, il fit beau et chaud. Les enfants jouèrent pieds nus dans le torrent qui dévalait à quelque distance de la Mariette. Ce fut une grande partie de plaisir malgré l'eau glacée. Au soir, ils se couchèrent tous épuisés.


La nuit, Myriam les appela.

-Les amies ! Écoutez. Je crois que je perçois les hurlements de la bête.

Christine et Alice, éveillées, tendirent l'oreille. Au loin dans la montagne, vers le Vanil Noir et le Vanil Carré, on entendait le cri épouvantable.

- Ouh...euh... ; ouh....euh...

Cédric se leva et s'arrêta en haut de l'escalier. Quelques instants plus tard, tous perçurent un grognement qui ressemblait fort à celui qui leur glacait le sang. Cela ne venait pas de loin, entre la haie et l'église au bout de la prairie.

-Il faut aller voir, chuchota le garçon.

-Tu es fou, dit sa sœur.

-Non. Il faut aller voir. On n'a pas de porte à la Mariette. Il ne faut pas que la bête monte et vienne nous surprendre pendant qu'on dort. Chassons-la.

Rapidement, les quatre enfants passèrent leurs sandales de gymnastique ou leurs baskets et descendirent sans bruit l'escalier en bois qui mène du grenier où ils dorment à la prairie qui jouxte le chalet.

La nuit était pleine d'étoiles, pas très chaude. Ils frissonnaient en pyjama, un peu de froid et surtout de peur. L'herbe humide perçait leurs chaussures de toile et mouillait leurs pieds.

Parvenu à la haie, Cédric s'avança d'un pas ou deux. Le grognement continuait. Cela venait du coin du chemin tout près de l'église. Le garçon se faufila jusqu'à une ouverture dans la haie et ramassa un bâton.

-N'y va pas, dit sa sœur, épouvantée.

Mais tapant des pieds, frappant des mains, poussant des petits cris, il courut en direction du bruit en agitant son arme. Un chien, qui errait à cet endroit, s'encourut en aboyant. Cédric se tourna vers les trois amies.

-Et voilà le travail, sourit-il. Qu'en pensez-vous, les filles ?

-Tu es courageux, félicita Christine.

-Tu peux le dire haut et fort, continua le garçon. Je suis le courage en personne. Je suis un héros. Je vous ai délivrées de la bête.

Sa sœur répondit en se moquant qu'il fallait sans doute s'incliner devant lui et le couvrir de louanges.

Myriam, conciliante, trouva que Cédric s'était montré intrépide, digne d'un héros. Tous quatre rentrèrent à La Mariette, se recouchèrent et se rendormirent.


La nuit du lendemain, Myriam entendit à nouveau les hurlements de la bête. Cela venait maintenant d'un autre endroit de la montagne, un peu au-delà de la gare des trains. Éveillée, Christine écouta longuement sans bouger, dans l'obscurité de la Mariette.

-Comprends-tu ce qu'elle crie, demanda Myriam, toi qui parles avec les animaux?

-Non, fit la jeune fille. Je ne saisis pas. On dirait un gémissement, une souffrance, une détresse.

-Ça fait peur, chuchota Alice.

-Ce cri  me semble désespéré, murmura Christine.

-Moi aussi, ajouta Myriam, ce cri me paraît si triste, mais c'est quand même impressionnant.

Une demi-heure plus tard, un événement se produisit qui terrifia tous les enfants. Ils entendirent en-dessous de leur grenier quelqu'un ou quelque chose tirer la chasse des WC. Quelqu'un était-il allé aux toilettes ? Non, il ne manquait personne dans le dortoir. L'un des garçons regarda sa montre et confirma qu'il était près de deux heures du matin.

Aucun d'entre eux n'osa descendre pour s'assurer que le moniteur dormait dans la chambre qui se trouvait en-dessous d'eux. Aucun ne se risqua à regarder par la fenêtre pour voir le visiteur ou la bête nocturne s'éloigner. Tous se turent un long moment, mais ils ne perçurent plus aucun bruit. Ils décidèrent que la nuit suivante, ils installeraient un système de défense en haut de l'escalier.


Tout le groupe des grands était fatigué. Okapi et Pélican s'en rendirent compte. Cette peur ne pouvait pas continuer à s'insinuer dans leurs têtes. Les enfants passaient de mauvaises nuits, dans l'angoisse qui les étreignait à présent. Les animateurs décidèrent de les fatiguer sainement en les faisant jouer à des jeux très sportifs toute la journée.

Au soir, tous s'apprêtaient à monter se coucher, épuisés, mais Cédric, Alice, Myriam et Christine mirent leur plan à exécution, en accord avec les autres.

Alice se rendit dans les cuisines. Elle demanda un seau en fer qu'elle rapporta à La Mariette. Cédric le remplit avec de l'eau et le monta à l'étage. Les enfants posèrent le seau au sommet de l'escalier. Ils le placèrent de telle manière qu'il dépasse d'un tiers le bord de la quatorzième marche, tout en haut.

Le plan était le suivant. Au cas où ils entendraient, cette nuit, la bête s'approcher du bâtiment de la Mariette, ils compteraient les grincements de l'escalier en bois.

-Si le monstre monte jusqu'à la quatrième marche, dit Cédric, je me charge de pousser le seau, qui dégringolera et surprendra le visiteur par le bruit et en l'arrosant. Cela le fera fuir.

Tous les enfants s'endormirent.


Vers une heure du matin, Myriam les éveilla. Elle venait d'entendre grincer la première marche d'escalier. Ils écoutèrent tous le silence oppressant de la nuit. La bête ne bougeait plus.

Cédric sortit à moitié de son sac de couchage, et posa ses mains contre le seau, prêt à appuyer pour le pousser au moment convenu.

La deuxième marche d'escalier gémit. Puis la troisième. Le garçon regarda les autres. Chacun acquiesça. Au grincement de la quatrième marche, il ferait tomber le seau plein d'eau d'un coup sec, en accord avec tous.

Un craquement se produisit à la quatrième marche d'escalier. Cédric poussa le seau qui dégringola de marche en marche à grand fracas. Les enfants entendirent des hurlements... les hurlements de Pélican !

-Bande de sales gamins! cria-t-il. Je venais voir si vous dormiez bien et vous m'avez surpris avec ce seau. C'est une mauvaise farce. Demain, je vous ferai marcher cinquante kilomètres, sans boire ni manger. Vous êtes punis.

Le lendemain, ils ne firent pas cinquante kilomètres et ils reçurent quand même à manger.

Mais Pélican et Okapi apprirent au village qu'une battue, organisée la veille au soir, avait fait fuir la bête. On en était débarrassé.

Profitant du fait que la bête ne rôdait plus, les animateurs organisèrent un jeu de nuit pour apprendre aux enfants à maîtriser leur peur dans le noir.

 

Après le souper, Pélican et Okapi rassemblèrent le groupe des aînés dans l'herbe près du bâtiment de la Mariette.

-Voici en quoi consiste le jeu, expliqua Pélican. Vous allez vous diviser en équipes de trois enfants. Vous êtes dix-huit. Cela signifie que trois équipes de trois seront des terriens et trois autres de trois elles aussi, seront des martiens. Le jeu consiste en une guerre des terriens contre les martiens. Les martiens ont débarqué de l'autre côté du village, près du torrent. Ils vont tenter de rejoindre le bâtiment de La Mariette. S'ils réussissent à atteindre l'escalier du grenier, ils gagnent. Mais les équipes des terriens essayeront bien sûr de les en empêcher.

-Comment? demanda un garçon.

-Les terriens vont glisser un serre-tête muni de deux plumes sur leur front, les martiens recevront un bandeau avec deux antennes. Si des terriens arrachent le bandeau à antennes d'un martien, il est mort. Celui qui perd son bandeau, insista Pélican, accompagne son équipe. Seulement il ne peut plus combattre.

-Je ne veux voir aucun enfant tout seul dans le village. Vous avez bien compris, ajouta Okapi. Les équipes de terriens, venez avec moi. Les martiens, vous partez avec Pélican jusqu'au pont qui surplombe le torrent. À partir de là vous entreprendrez votre attaque. Si vous réussissez à atteindre l'escalier de La Mariette, vous les martiens, vous êtes vainqueurs. Par contre, si les terriens parviennent à vous débarrasser de vos bandeaux avant que vous atteigniez cet escalier, il gagnent le jeu.


Il faisait déjà bien noir. Pélican accompagna les neuf enfants qui avaient choisi d'être martiens. Alice, Christine et Myriam faisaient équipe à elles trois.

Au début, Myriam ne voulait pas venir avec elles. Elle pensait gêner ses amies dans leur jeu. Mais Christine avait répondu très gentiment à son amie qu'elle ne voulait absolument pas se priver de ses services, et que, au contraire, étant non-voyante, elle entendait beaucoup mieux et que ce serait même un atout pour leur jeu.

D'autre part, Alice, qui va chez les lutins, promit qu'elle mettrait toute son expérience de sizenière, c'est à dire de chef d'équipe, au service des deux filles pour gagner le jeu.

Une fois le pont du torrent traversé, Pélican expliqua aux martiens que par équipes de trois, ils se dirigeraient par où ils voudraient vers la Mariette. Soit ils pouvaient passer par le bas du village, un trajet très long, mais pas très risqué. Soit simplement tenter de franchir le pont et de revenir directement au point de départ. Mais une équipe de terriens les attendrait sûrement le long de ce trajet trop facile.

-Vous pouvez aussi descendre par les rochers et traverser la rivière. Évidemment, l'eau froide vous viendra jusqu'aux genoux, mais après tout, ça sèche après. Il faudra ensuite remonter sur la berge et tenter d'atteindre la Mariette par la station du téléphérique, la vieille gare et le rail du chemin de fer. Vous pouvez le suivre en marchant sur les voies puisque le dernier train est passé à huit heures et qu'il n'y en a plus avant demain.


Myriam, Christine et Alice s'éloignèrent rapidement et décidèrent de traverser la rivière. L'eau était drôlement froide ! Elles en eurent jusqu'à la ceinture! Elles en sortirent dégoulinantes et gelées. Puis elles se dirigèrent à pas de loup vers le bâtiment sombre du téléphérique. Elles le contournèrent.

La nuit froide mais belle était remplie d'étoiles. La lune brillait, ronde. Rapidement et sans faire de mauvaises rencontres, elles arrivèrent à la gare et descendirent sur les rails du chemin de fer. Myriam, soudain, leur fit signe de s'arrêter.

-J'entends... J'entends les murmures de quelques voix, là plus loin.

-Tu es certaine ? demanda Christine.

-Oui. Écoutez. Vous n'entendez rien, vous autres ?

Mais ni notre amie, ni Alice ne percevaient quoi que ce soit.

-Tu comprends Myriam, grâce à toi, on évite de tomber dans un traquenard.  Tu es géniale.

Christine rampa vers l'endroit indiqué par son amie. Trois garçons, des terriens, les attendaient postés là. Christine revint près de ses copines.

-Ils sont trois. Ton frère, Alice, et  deux autres plutôt costauds.

-Comment allons-nous passer vers la Mariette ?

-Faisons un détour. Grimpons vers la colline, suivons le sentier des Vanils. On redescendra par l'autre côté, proposa une des filles.

-D'accord, chuchota Christine.

-Vous oubliez la bête, s'inquiéta Myriam.

-Il ne faut pas en avoir peur, expliqua notre amie. Des chasseurs, la nuit passée, l'ont poursuivie et éloignée du village. Pélican l'a dit. À mon avis, on passe sans danger.

-Allons-y alors, décida Alice.

-De toute façon, continua Christine, je te promets, Myriam, qu'on ne t'abandonnera pas. Je te donne la main, et je ne te laisse pas tomber.

Les filles grimpèrent le chemin qui conduisait au dernier chalet. Puis elles suivirent un sentier bordé d'un côté par le bois de sapins qui descend de la montagne, les Vanils noir et carré, et de l'autre côté, donne sur les premiers prés où se trouvent des troupeaux de vaches. Ce sentier, long d'environ six cents mètres, contourne l'endroit où attendaient les trois garçons.


Elles marchaient à présent sur ce chemin de terre. À droite, les sapins sifflaient dans le vent.

-N'y va pas... N'y vas pas...

À gauche, des prairies descendaient en pente assez raide jusqu'au village dont on apercevait les lumières. Quelques chalets étaient encore éclairés.

Il leur restait environ deux cents mètres à faire, elles marchaient rapidement et en silence, serrées par le noir de la nuit.

-Ouh...euh... ; ouh...euh...

Les trois jeunes filles s'arrêtèrent, horrifiées, le cœur battant la chamade. Leur sang se glaça dans leurs veines. Elles tremblaient de peur à présent. Au bout du sentier, à une centaine de mètres d'elles, l'ombre de la bête semblait les observer.

-Ouh...euh... ; ouh...euh...

-On fait quoi? fit Myriam tout bas.

-Demi-tour et on s'encourt, proposa Alice.

-Non, chuchota Christine. Myriam, tu nous fais confiance à toutes les deux ?

-Oui, bien sûr.

-Alice, continua Christine, puis-je te demander, malgré la panique, de ne pas oublier de prendre la main de Myriam ?

-Promis, répondit Alice. Mais quelle est ton idée ?

-Je vais m'approcher de la bête.

-Tu es complètement folle. N'y va pas.

-Si, je vais aller vers la bête, affirma notre amie. Dans ma forêt, j'ai l'habitude de m'approcher des animaux, même de certains animaux sauvages. Ce cri me paraît étrange et tellement désespéré. Il me fait peur, mais en même temps, de la peine. Je vais aller voir. Je veux me rendre compte.

 

Christine, montrant un courage extraordinaire, s'éloigna doucement vers la bête. Myriam et Alice, qui se donnaient la main, restèrent en arrière, immobiles.

La jeune fille s'avança à petits pas. La bête ne bougeait pas. Elle gémissait toujours.

-Ouh...euh...; ouh... euh...

En s'approchant, Christine perçut de mieux en mieux ce râle qui terrifiait tout le monde. Mais à présent ce n'était plus « Ouh...euh »...cela ressemblait à « ouh...seul ».

Elle avança, cœur battant, quelques mètres supplémentaires. La bête fit un pas vers la jeune fille et murmura : « Tout...Seul... »

-Mais, tu parles! chuchota Christine. Tu n'es pas un animal ! Tu es un être humain !

Elle enleva son bandeau avec les deux antennes de martien et le glissa dans la poche de sa salopette. Le jeu était terminé pour elle.

Elle fit encore trois pas en avant. Elle se tenait maintenant tout près de cet homme qui faisait si peur aux gens du village.

De nouveau l'être prononça d'une voix rauque et cassée :

-Tout...Seul.

Christine posa sa main sur son cœur et murmura presque tout bas.

-Christine, je m'appelle Christine.

L'être mit sa main sur sa poitrine également et grogna :

-Tout...Seul... ; Istine...

Puis il tendit la main vers notre amie. Elle leva lentement la sienne et prit celle de l'autre entre ses doigts. Elle sentit la peau rugueuse, calleuse du jeune homme qui se trouvait devant elle. Tout en serrant sa main, elle se retourna et cria :

-Alice, Myriam. Ne craignez rien. Je ne suis pas en danger. Ce n'est pas une bête. C'est un être humain.

« Tout-Seul », appelons-le ainsi, tira légèrement le bras de Christine et il prononça :
       
-Istine...Tout...Seul...Hutte.

-Alice, Myriam, il veut me montrer sa maison, sa hutte. Je risque de l'accompagner. Je ferai une piste. Le jeu est terminé. Allez rapidement chercher Pélican et Okapi et retrouvez-moi.

Les deux filles, à la demande de leur intrépide amie, s'éloignèrent en courant.


Christine se sentit bien solitaire à ce moment. Elle se savait isolée, quand Tout-Seul, la tirant par la main, l'emmena à travers les ronces, enjambant des troncs d'arbre, au milieu du bois de sapins, tout noirs.

Ils marchèrent pendant de longues minutes. Notre amie se demandait comment créer une piste pour que les autres la suivent. Elle laissa tomber un mouchoir, puis accrocha ses antennes à une branche. Cela suffirait-il pour qu'on la retrouve ?

Ils arrivèrent au pied de la paroi rocheuse, couverte de sapins. De l'eau suintait entre les pierres humides envahies de mousses et de moisissures. Et là, dans une anfractuosité, à la lueur de la nuit, la jeune fille aperçut les ruines d'une hutte. Les planches étaient moisies, le toit à moitié écroulé. Elle vit un matelas pourrissant sur le sol et une couverture déchirée. Comme c'était triste ! Misérable ! Christine en eut des larmes aux yeux.

-Tu te caches ici...

Il ne répondit pas.


Alors, saisissant la main de Tout-Seul, elle lui murmura :

-Tout-Seul, Christine... Hutte.

Il se laissa faire, faisant confiance à cette jeune fille qui lui tenait la main. Ils marchèrent vers la Mariette.

Quand ils sortirent du bois, notre amie sentit que Tout-Seul tremblait. Il avait peur des chasseurs. Il craignait les habitants du village car ils réagissaient en tentant de lui faire du mal, de le tuer. Christine lui parla doucement.

-N'aie... pas peur. Je suis là, près de toi.

Marchant vers la Mariette, elle entendit des voix. Ses copains et ses copines, ainsi que Pélican et Okapi montaient à sa rencontre.

-S'il vous plaît. Ne faites pas de bruit, cria notre amie. S'il vous plaît, taisez-vous. Tout-Seul a très peur. 

Okapi parla.

-Ne le conduis pas à la Mariette. Guide-le plutôt vers le petit hôpital cantonal qui se trouve à la sortie du village. Tu vois les lumières là-bas, vers la gauche. Tu l'aperçois ?

-Oui, répondit Christine. Je vais tenter d'y aller, s'il n'est pas trop effrayé.


Notre amie entraîna Tout-Seul en direction de ce bâtiment. Les autres suivirent de loin, sans bruit. Plus ils approchaient des lumières, plus le jeune homme tremblait de peur.

Pélican courut jusqu'à l'hôpital pour raconter à l'équipe médicale ce qui se passait.

Christine arriva devant la porte d'entrée. Un brancard était préparé sur le sol.

-Si tu pouvais convaincre ton compagnon de s'étendre, proposa le médecin, cela serait plus facile. On le conduira dans une chambre.

Mais Tout-Seul refusait de se coucher. Il avait sans doute peur des draps blancs.

-Alors, proposa un infirmier, tente de le mener dans la chambre 112, si tu veux bien, au premier étage.

Christine entra dans l'hôpital. Elle tenait toujours fermement la main de son compagnon, qui lui aussi, serrait la sienne presque à lui faire mal.

Elle monta l'escalier et arriva à la chambre 112. Elle ouvrit la porte et Tout-Seul s'assit sur le bord du lit. Christine resta à côté de lui.

Impossible pour l'équipe médicale d'examiner le pauvre être que notre amie venait de leur amener.

Alors, l'interniste tendit un gobelet et expliqua à Christine qu'il contenait un somnifère puissant. Cela endormirait certainement le jeune homme et pendant son sommeil, on pourrait le laver et s'en occuper.

La jeune fille le lui fit boire. Il avala le tout bravement. Quelques minutes plus tard, il se coucha et bientôt sombra dans un profond sommeil.

-Bravo! félicita la docteure. Tu es vraiment très courageuse. C'est beau ce que tu as fait. Maintenant, nous allons nous occuper de lui. Si tu pouvais revenir demain, cela le rassurerait de te revoir.

-Promis,  répondit Christine.

Elle sortit de la chambre de Tout-Seul épuisée par l'heure tardive, le jeu de nuit, et surtout par les émotions et retrouva dans le couloir Okapi qui l'attendait.


Elles retournèrent, main dans la main, à La Mariette.

Le bâtiment était bien éclairé, malgré l'heure tardive. Toutes les lumières du grenier étaient allumées. Christine et Okapi montèrent l'escalier.

Quand notre amie arriva à la dernière marche, tous les enfants l'attendaient placés en demi-cercle. Ils l'applaudirent longuement. Elle se sentit très émue.

-C'est formidable ce que tu as fait, dit un des garçons.

-Tu es vraiment très courageuse, ajouta Pélican.

Cédric fit un pas en avant. Il prit les deux mains de notre amie dans les siennes. Il la regarda droit dans les yeux.

-Écoute-moi bien. Ce que je veux te dire vient du fond de mon cœur. Tu te souviens, l'autre jour, quand j'ai chassé le chien ? J'ai claironné que j'étais un héros. J'ai crié que j'étais courageux. Je n'étais rien du tout, Christine. Le héros, l'héroïne, la courageuse, c'est toi. Ce que tu as fait, c'est extraordinaire. Grâce à toi, un homme est sauvé. Moi, à côté de toi, je suis un rien du tout.

Cédric, ému, pleura les derniers mots.

Christine sentit les larmes couler sur ses joues. Elle embrassa le garçon.

La nuit fut paisible.


Notre amie se rendit à l'hôpital cantonal tous les jours. Une fois en compagnie de Cédric, une autre fois avec Myriam, une fois avec Alice, une autre avec une des monitrices ou avec d'autres enfants. Chaque jour, elle alla saluer Tout-Seul.

Elle apprit qu'un garçon avait disparu il y a une dizaine d'années, à plusieurs centaines de kilomètres de là, dans une grande forêt d'un pays de l'Est. Il avait vécu comme un sauvage dans les bois, passant de vallée en vallée. Il avait abouti dans ce village des hautes montagnes.

Quand il tuait, la nuit, des animaux dans les étables, ce n'était pas par goût du sang mais pour manger. Il avait faim ! Il volait dans les fermes pour se nourrir. Et puis, lors des battues, il changeait de vallée et se cachait dans une autre. Il n'était pas cette bête sanguinaire dont avait parlé le vieil homme, le premier jour des vacances.

Un instituteur retraité promit de s'occuper de Tout-Seul. Selon la police, le jeune-homme s'appelait Alexandre. Le vieil enseignant s'engagea à lui apprendre à lire et à écrire.

Le jeune homme s'apprivoisait peu à peu. Sa peur des humains disparaissait lentement, surtout grâce à Christine.


Le dernier jour des vacances, notre amie, accompagnée par Myriam, Alice et Okapi, vint dire au revoir à son ami. Au moment de partir, Christine expliqua à Alexandre qu'ils ne se verraient plus.

-Moi aussi, j'habite au milieu d'une forêt. Peut-être qu'un jour tu viendras me voir. Mais à présent, je retourne chez mes parents, bien loin.

Alexandre se leva. Il prit la jeune fille dans ses bras. Il la serra très fort et longtemps.

Quand il ouvrit ses bras, il pleurait.

 

Retrouve Christine et Myriam au numéro 27 : Le témoin aveugle.