Caroline & Rivière d'étoiles

Caroline & Rivière d'étoiles

N°8

L'épreuve

     Rivière d'Étoiles semblait maussade, ces jours-ci. Caroline le remarqua tout de suite. Âgées toutes deux de dix ans, elles sont grandes amies, je te le rappelle.

N'en pouvant plus, elle lui en parla un midi, à l'école, à la cour de récréation. Rivière d'Étoiles lui avoua qu'elle s'était inscrite pour le week-end suivant à une sorte de rite de passage. Caroline regarda son amie.

-Que vont-ils te faire? En quoi consiste cette épreuve?

Rivière d'Étoiles expliqua à son amie qu'autrefois, dans sa peuplade, un garçon, ou parfois une fille, mais pas souvent, arrivé à l'âge de l'adolescence, vers onze ou douze ans, devait subir des épreuves très dures, souvent dangereuses, longues et très difficiles, pour montrer sa force, son courage, sa débrouillardise, bref qu'il n'était plus un bébé.

Après ces épreuves, le garçon ou la fille recevait un nom d'animal avec un qualificatif : cheval de feu, bâton rouge, étoile d'argent, plume bleue… que sais-je?

Parfois, dans certaines peuplades et en certaines circonstances, ces épreuves devenaient tellement éprouvantes qu'il arrivait que des enfants en meurent.

-Aujourd'hui, termina Rivière d'Étoiles, ce ne se passe plus comme autrefois. On s'inscrit librement, si on veut. Par exemple parce que l'on souhaite se lancer un défi. Et les épreuves me semblent moins pénibles qu'avant, bien qu'elles soient loin d'être faciles.

-Et toi, répondit Caroline, pourquoi le fais-tu?

-J'y vais parce que certains garçons m'ennuient au village. Ils me suivent partout, ils m'énervent. Je crois que si je passe les épreuves, cela va les impressionner. Ils apprendront à m'estimer. 

Caroline fit remarquer qu'il ne faut pas nécessairement jeter tous les garçons aux orties.

-En effet, répondit Rivière d'Étoiles avec un regard malicieux tourné vers son amie, un certain Steve par exemple.

-Oh, laisse-moi tranquille avec Steve. Je le considère juste comme un bon copain.

-Rien qu'un bon copain? insista Rivière d'Étoiles. Et ses bisous?

Caroline rougit. Elle se tut un moment.

-Et si je t'accompagnais? reprit-elle sérieusement.

-Tu voudrais passer les épreuves avec moi?

-Pourquoi pas... sourit Caroline.


Le vendredi soir suivant, les deux amies se rendirent à la réunion du grand sachem de la peuplade. Caroline avait obtenu la permission de ses parents de passer tout le week-end avec son amie au village des Amérindiens. Elle n'avait guère évoqué l'épreuve qu'elle envisageait de passer…

Pour l'occasion, le sachem fit dresser un tipi à côté du sien, pour y loger les candidats. Caroline et Rivière d'Etoiles regardèrent autour d'elles en y entrant. Elles comptèrent seize garçons mais ne virent aucune autre fille.

Le chef du village fit asseoir tout le monde en rond et puis prit la parole.

-Soyez les bienvenus. En franchissant l'entrée de ce tipi, votre épreuve commence. À partir de cet instant, vous ne pouvez plus quitter ce lieu. Cela équivaudrait à un abandon. Vous allez dormir ici tous ensemble cette nuit. Demain, vous partirez à l'aube. Vous suivrez d'abord la rivière empoisonnée. Vous devrez vous rendre, cette année-ci, en un lieu qui s'appelle le domaine des dieux.

Le sachem regarda les enfants. Tous gardaient le silence.

-Vous remonterez le quatrième torrent asséché à droite. La vallée se resserre peu à peu. Puis vous grimperez dans la montagne. Vous ne verrez pas de sentier. Vous vous débrouillerez pour découvrir des cairns. Observez-les bien. Ces repères, de simples tas de cailloux, sont placés aux endroits les plus difficiles afin de permettre l'ascension de la paroi rocheuse.

Quelques garçons se regardèrent. Certains, plus timorés que d'autres hésitaient déjà à poursuivre l'épreuve. Rivière d'Etoile se tourna vers Caroline. Elles se firent un clin d'oeil.

-Quand vous terminerez l'escalade, vous arriverez dans un vaste espace entouré de rochers rouges, imposants, et de cinq grottes naturelles creusées par l'eau, le vent et le temps. Au centre de cet espace se trouve un immense rocher. Un de ses côtés est en partie effondré en son centre et cela forme, avec le creux et l'éboulis de pierre, un gigantesque plan incliné. Voilà où vous passerez vos épreuves. Des juges de différentes tribus dont vous-mêmes êtes issus vous accueilleront tout au long de la nuit. Cette année-ci, vous passerez des épreuves basées sur les cinq sens : la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût, le toucher. Avez-vous des questions?


Les entants n'en avaient pas. Ils se taisaient, très impressionnés.

Tout à coup, Caroline leva la main.

-Peut-on faire équipe à deux?

-C'est autorisé. Des équipes de deux ou de trois enfants au maximum, mais vous pouvez aussi préférer tenter les épreuves en solitaire. À vous de choisir.

Les garçons se concertèrent. Aucun d'entre eux ne voulait faire équipe avec les filles. Quatre plus jeunes se levèrent et quittèrent le tipi en silence. Ils abandonnaient l'épreuve. Il en restait douze.

Nos deux amies, fort inquiètes, hésitèrent un moment. Partir ou rester? Et puis Caroline murmura quelque chose à l'oreille de son amie.

-Rivière d'Étoiles, on va réussir. On est aussi courageuses que ces garçons. Je te parie même qu'on arrivera avant eux.

Le sachem précisa qu'il ne s'agissait nullement d'une course. Ce qui importait n'était pas de finir les cinq épreuves les premiers ou les premières. La seule chose qui comptait c'était de les réussir afin d'obtenir chaque fois un bâton blanc.

-Réunissez cinq bâtons blancs avant le lever du soleil et vous recevrez un surnom d'animal et un qualificatif qui vous ressemble.

Les enfants demeurèrent en silence dans le tipi, assis sur des couvertures et des tapis étendus sur le sol. Chacun se coucha, créant son espace, et tous finirent par s'endormir.


Le lendemain, on les éveilla un peu avant l'aube. Ils partirent à jeun, en silence, en un seul groupe. Il leur fallut d'abord patauger dans la rivière empoisonnée. On l'appelle ainsi car son eau est impropre à la consommation. Elle prend sa source dans les montagnes puis elle suit une vallée étroite où de nombreuses roches écroulées encombrent son lit. Elle y puise des limons et des sables qui contiennent d'étranges particules verdâtres qui rendent l'eau de cette rivière dangereuse pour celui qui la boit.

Il faisait déjà chaud. Le soleil monta rapidement à l'horizon. La soif se fit peu à peu sentir. Le peloton d'enfants se divisait lentement en petits groupes de deux ou trois garçons, qui se distançaient au gré de l'étroit sentier qu'ils foulaient à présent.

Caroline et Rivière d'Étoiles se suivaient. Parfois la piste passait entre des herbes hautes, parfois elle traversait des zones de plantes épineuses qui griffaient le jean ou la salopette qu'elles portaient pour passer les épreuves.

Ici puis là, le sentier s'arrêtait au bord du cours d'eau qu'il fallait alors franchir en se mouillant jusqu'au ventre d'eau jaunâtre, limoneuse.

Au fil des heures, la fatigue et la faim commencèrent à se faire sentir. Mais la soif était pire sous le soleil brûlant et la chaleur cuisante omniprésente.

En fin de matinée, elles arrivèrent à l'endroit où il fallait grimper dans la montagne. Elles se sentaient étrangement seules. Aucun garçon en vue, ni devant ni en arrière.

Rivière d'Étoiles proposa à son amie de continuer un peu en amont, en quittant la piste, chose autorisée, et de suivre une vallée étroite qui affluait à quelques centaines de mètres de là. Le torrent serait à sec, bien sûr, mais, à l'ombre des hauts rochers, au creux du canyon étroit sans doute caché là, devaient se trouver quelques flaques résiduelles. Les deux filles pourraient y boire de l'eau fraîche et pure. Cela leur ferait du bien.

Elles quittèrent le lit de la rivière empoisonnée. Elles entrèrent dans une étroite vallée sinueuse. Elles pataugeaient maintenant dans un ruisseau boueux, une boue brune, sale, malodorante, glissante et surtout collante. Rivière d'Étoiles, pieds nus, s'enfonça plusieurs fois presque jusqu'aux genoux. Caroline en avait sur ses baskets et le bas de son jean déjà bien sale.

Elles atteignirent enfin une grande flaque d'eau qui s'étendait à l'angle d'un à-pic impressionnant. Le soleil s'y reflétait, formant une tache de lumière au milieu des parois sombres qui les entouraient. Les deux filles se baissèrent et observèrent, sur le sol boueux, quelques traces nettes d'animal. Des traces malheureusement assez grandes…

-Un cougar, murmura Rivière d'Étoiles.

-Partons, supplia Caroline. Buvons vite un peu d'eau et puis sauvons-nous.

Elles burent donc à la flaque, s'étant mises à quatre pattes puis elles mouillèrent leurs vêtements pour se rafraîchir. Elles se sauvèrent rapidement. Elles ne virent heureusement pas le terrible lion des montagnes. Dans la journée, il dort et il ne vient boire que la nuit, en principe… mais sait-on jamais!


La montée dans la montagne fut bien plus dure que prévu. Aucun sentier n'était même ébauché. L'escalade apparut rude, périlleuse. Pas facile de repérer les cairns parmi des amoncellements de rochers écroulés et accrochés aux parois abruptes. Sans cesse, il fallait grimper, et à certains endroits, elles durent franchir des escarpements particulièrement difficiles, voire dangereux. Ce fut une gymnastique éreintante, un exercice épuisant.

À plusieurs reprises, les deux amies, seules à présent, montèrent puis redescendirent après avoir atteint, péniblement pourtant, un endroit impraticable car trop vertical et qui les bloquait.

Un moment dans l'après-midi, elles ne virent plus aucun cairn. Elles se demandaient vraiment où se situait le passage. Elles craignaient déjà de s'être égarées. Mais elles aperçurent plus en hauteur un groupe de trois garçons qui faisaient équipe et qui détruisaient les cairns. Les deux filles s'indignèrent. Non seulement ces garçons risquaient d'empêcher les deux amies d'arriver avant la nuit au rendez-vous, mais en plus ils mettaient la vie des deux filles en danger.

Ces garçons faisaient cela uniquement pour qu'elles ne réussissent pas à trouver leur chemin et ainsi n'atteignent pas le domaine des dieux. Ils ne pouvaient admettre que des filles participent à cette épreuve. Mais, à force de prudence, d'observation, de tâtonnement et de courage, Caroline et Rivière d'Étoiles parvinrent, en fin de journée, sur l'impressionnant plateau.

 

Le majestueux rocher qui se trouvait au centre rougeoyait aux lueurs du soir. Il se dressait au milieu d'un cercle de falaises immenses, chaotiques. Il faisait face à une arche de pierre imposante qui ouvrait une fenêtre vers l'horizon.

De nombreuses grottes apparurent bien visibles et devant cinq d'entre elles brûlait un grand feu, allumé sans doute par les juges chargés de faire passer les épreuves.

Caroline s'appuya un moment contre un rocher, puis s'assit.

-Qu'y a-t-il? demanda Rivière d'Étoiles. Tu deviens toute pâle.

-Trois minutes de repos pour souffler, répondit son amie. Mon cœur bat trop fort. Et puis, j'ai tellement faim. Je n'en peux plus.

-Tu veux redescendre? Je t'accompagne, proposa gentiment Rivière d'Étoiles. Personne ne nous oblige à continuer.

-Pas question de reculer, répondit Caroline avec courage. Ce que d’autres ont réussi avant nous, nous aussi, nous pouvons y arriver.

Les deux filles se donnèrent un instant de repos et puis se dirigèrent au hasard vers l'entrée d'une première grotte.


Le juge, assez âgé, pourvu d'une longue barbe blanche et au visage buriné et bruni par le temps, attendait, l'air souriant.

-Voici l'épreuve du toucher, annonça-t-il. Passez dans la grotte, il y fait totalement noir. Tout au fond, vous découvrirez, en tâtonnant, une sorte de grande table en pierre. Tâchez d'identifier les cinq choses qui se trouvent sur ce rocher plat.

Les deux amies entrèrent. Plus elles avançaient dans le tunnel étroit et qui rétrécissait encore, plus tout était sombre. Après l'un ou l'autre tournant à l'aveuglette, elles se trouvèrent plongées dans l'obscurité totale, une obscurité telle qu'elles ne pouvaient même pas distinguer leurs mains placées à quelques centimètres de leur visage.

Rivière d'Étoiles heurta le coin d'une surface plate.

-Ici, murmura la jeune fille, je crois que j'ai touché la table, viens, Caroline.

Posant leurs mains au hasard sur la surface rugueuse, les deux copines sentirent quelque chose de froid, humide et mou.

-Quelle horreur! quelle horreur ! s'écria la petite Amérindienne.

-C'est dégoûtant, murmura Caroline.

-Attends, dit son amie. Je crois que je reconnais. Je n'aime pas cela du tout. Je touche les viscères d'une dinde. Oui, j'en suis certaine. Je la palpe à présent. Je sens ses plumes, son bec, son ventre ouvert. Oui, une dinde.

Caroline, debout juste à droite de son amie, glissa les mains sur la surface en pierre.

-Aïe ! s'écria-t-elle.

-Qu'as-tu touché?

-Une araignée, une grosse araignée, mais elle ne bouge pas. Elle est morte. Et ici, ajouta la jeune fille d'une voix hésitante, des macaronis. Non, ils remuent. Pas possible. Je touche un plat rempli de vers de terre. Ça me dégoûte.

-Voici autre chose, ici, reprit Rivière d'Etoiles. Aide-moi, Caroline.

-Je suis près de toi. Fais-moi toucher, dit-elle.

L'Amérindienne prit, dans l'obscurité, la main de son amie et la posa sur un objet long et froid qu'elle venait de découvrir.

-Un serpent mort. Je palpe des écailles au bout de mes doigts. Tu es d'accord?

-Oui, murmura sa copine.

Un peu plus loin encore, les deux filles identifièrent un scarabée. Elles récapitulèrent la liste de leurs cinq objets et quittèrent la grotte. Le juge attendait toujours assis paisiblement auprès du feu.

-C'était dégoûtant, annonça Rivière d'Étoiles. On a palpé des viscères de dinde, une araignée, des vers de terre…

-Un serpent mort, ajouta Caroline.

-Une cinquième chose, reprit son amie. Un scarabée.

-Bravo les filles, félicita le juge. Votre épreuve est réussie. Vous avez du courage. Voici, chacune, votre premier bâton blanc.


Elles s'éloignèrent de la grotte et regardèrent autour d'elles. La nuit couvrait la vallée. Le ciel allumait ses étoiles et une belle demi-lune répandait sa lumière argentée sur le sol. Plusieurs feux éclairaient le centre du domaine des dieux, mais elles ne pouvaient pas s'y rendre avant d'avoir réuni les cinq bâtons. Caroline bâilla.

Elles s'approchèrent d'une autre entrée. Un jeune juge leur expliqua qu'ici l'épreuve consistait à écouter. L'épreuve de l'ouïe. Il fallait deviner combien de personnes se tenaient dans la grotte totalement noire située derrière lui.

Les deux filles demandèrent la permission de se réchauffer un peu près du feu, mais le jeune juge refusa. Le feu lui était destiné, et pas à ceux ou celles qui passaient les épreuves.

Trop peu vêtues, elles avaient froid. Caroline n'avait que son t-shirt, un vieux jean délavé et ses baskets. Rivière d'Étoiles portait son éternelle salopette usée, avec également un t-shirt et des baskets qu'elle avait remis après le passage de la rivière. La nuit était particulièrement froide, sous les étoiles. Elles entrèrent dans la grotte en grelottant.

La caverne semblait immense. Comment deviner combien de personnes s'y trouvaient cachées? L'épreuve semblait impossible à réussir.

-Attends, murmura Caroline. Arrêtons-nous ici. Je vais crier, ça les surprendra peut-être.

-Eh! oh! quelqu'un m'entend? Oh!

Et elles entendirent des… oh… oh… oh…

-Un écho, comprit Rivière d'Étoiles.

-Oui, mais on dirait que j'entends des sonorités différentes, précisa son amie. Peut-être que plusieurs personnes profitent de cet écho pour signaler leur présence. Recommençons.

Rivière d'Étoiles chanta cette fois-ci.

-La… , la… ,la… ,la…

Les filles comptèrent. Elles entendirent neuf réponses. Neuf fois le "la" revint à leurs oreilles.

-Neuf personnes, murmura Caroline.

-Non, je ne crois pas, fit Rivière d'Étoile. J'ai plutôt l'impression qu'ils sont trois, plus deux fois un écho pour chacun.

-Tu es certaine?

-Non, mais il me semble que ces voix proviennent de places différentes.

-Attends, proposa Caroline. Je vais encore essayer, en me mettant à un autre endroit. Hello! Hello!

Les filles comptèrent un retour de neuf fois "hello", mais par groupe de trois, nettement. Comme s'ils se répondaient entre eux.

-Silence, enchaîna Rivière d'Etoiles. Laisse-moi recommencer. Je crois que je sais combien de personnes se trouvent dans cette grotte. Elle plaça ses mains le long de sa bouche en porte-voix et cria :

-Papa.

Neuf fois les deux filles entendirent "papa".

-Il n'y a personne dans la grotte, affirma Caroline.

-Tu es certaine? s'étonna Rivière d'Étoiles.

-Oui. Quand tu cries, ou quand moi je crie, les retours de voix semblent différents, car nos voix ne sont pas les mêmes. Nous sommes dans une grotte extraordinaire avec trois échos qui se répètent deux fois entre eux.

Les deux filles ressortirent de la caverne. Elles retrouvèrent le jeune juge près du feu. Elles auraient bien voulu se chauffer un moment, car elles frissonnaient dans cette nuit de plus en plus froide.

-Nous pensons qu'il n'y a personne dans la grotte, risqua Caroline. On n'entend que des échos. Nous avons crié à tour de rôle et les voix qui sont revenues variaient selon le cri de l'une ou de l'autre. Et en nous déplaçant les voix ne changeaient pas, sauf si une autre de nous deux appelait.

-Bravo, félicita le jeune juge. Je vous trouve très perspicaces, les filles. Voici votre deuxième bâton blanc chacune. Je vois que vous en tenez déjà un dans la main. Bonne chance.


Très fières, les deux amies s'éloignèrent et choisirent une troisième grotte. Un autre feu flambait devant l'entrée. Le juge, plus âgé, l'air bourru, les regardait s'approcher.

Il reçut fort mal les deux jeunes filles. Il semblait de mauvaise humeur.

-Épreuve de l'odorat, entrez.

-Que devons-nous faire? demanda Caroline.

-Vous débrouiller pour ressortir, en m'apportant un bâton blanc, chacune, répondit l'homme d'une manière abrupte.

-Pourquoi nous parles-tu si sèchement? osa Rivière d'Étoiles.

-Parce que les filles ne devraient pas passer ces épreuves. Les filles, c'est bon pour rester dans les jupes de leur mère et s'occuper des bébés.

Rivière d'Étoiles lui lança un regard noir, renforcé par celui de son amie. Elles se sentaient toutes deux humiliées.

-Les filles se débrouillent aussi bien que les garçons, assura Caroline, la brutalité en moins. Viens, Rivière d'Étoiles, entrons, on va s'en sortir sans ses conseils.

Elles entrèrent dans la grotte. Elles suivirent un couloir assez sombre mais pas tout à fait obscur. Il y régnait une curieuse odeur un peu piquante. Elles arrivèrent à un embranchement. On pouvait aller tout droit, à gauche, ou à droite. À droite, cela sentait le brûlé. Devant et à gauche, on ne sentait rien. Elles s'engagèrent dans le passage à l'odeur brûlée. On voyait de moins en moins.

À la bifurcation suivante, elles discernèrent, vers la gauche, un délicieux parfum de cerise. Malheureusement, cela raviva la faim qu'elles ressentaient vivement, et qu'elles avaient un peu oubliée dans les épreuves précédentes.

Au carrefour suivant, elles furent surprises par une douce odeur de pomme. Cet embranchement menait vers un autre qui sentait la saucisse grillée. Affamées, les deux filles s'arrêtèrent. Elles se demandaient par où continuer. D'où venaient ces odeurs? Peu à peu, elles se rendirent compte qu'elles se trouvaient dans un vaste labyrinthe de grottes qui communiquaient entre elles par des corridors parfumés.

-Suivons seulement les couloirs odorants, proposa Caroline.

Soudain, elles virent arriver un garçon. Il était seul et semblait perdu.

-Ça fait un bon moment que je marche là-dedans, avoua le jeune Amérindien. Vous savez par où sortir, vous autres?

-Non et toi?

-Moi non plus. Je tourne en rond. Le juge dit de ressortir par où on entre. Je ne sais rien d'autre. Mais une fois qu'on est égaré ici dedans, comment retrouver son chemin?

-Si tu veux, tu peux nous accompagner, proposa Rivière d'Étoiles.

Le garçon refusa. Il haussa les épaules. Il s'éloigna vers la gauche. S'abaisser à accepter l'aide de deux filles! Jamais.

Nos amies continuèrent à progresser de boyau en boyau. Une odeur de moutarde, désagréable, irritante, leur piqua au nez. Puis, dans le passage suivant, allant presque au hasard, elles remarquèrent une senteur d'orange.

Au bout de ce couloir se trouvait une salle ronde délicatement parfumée à la vanille. On y trouvait des bâtons blancs, marqués “odorat”. Elles en prirent un chacune.

-Bon, maintenant, ressortons, dit Rivière d'Étoiles.

-C'est pas difficile de trouver la sortie, affirma Caroline.

-Parle moins fort. On nous écoute peut-être. Que veux-tu dire?

-Pour ressortir, il suffit de repasser par les couloirs que nous avons suivis en venant. Et pour cela, il faut retrouver les odeurs mais dans l'ordre inverse.

-D'accord. Allons-y. Tu es géniale!

Et les deux jeunes filles cherchèrent d'abord l'odeur de vanille, puis d'orange. À chaque carrefour, elles faisaient quelques pas à gauche ou à droite. Elles retrouvèrent la senteur moutarde. Ensuite, la saucisse grillée, les pommes, les cerises, le brûlé et enfin la petite odeur piquante de l'entrée.

Le juge fut bien obligé d'admettre qu'elles avaient réussi l'épreuve. Il le fit de mauvaise grâce.


Dans la quatrième grotte se tenait l'épreuve de la vue. L'Amérindien qui se trouvait à l'entrée avertit les deux amies d'un danger réel, un danger de mort dans cette grotte: les crevasses.

-Comme il y fait tout noir, soyez prudentes en traversant ce long passage. En sortant, vous trouverez un bâton, de l'autre côté, à l'issue nord de la grotte, si vous y parvenez. Et attention, ne réveillez pas les chauve-souris.

Une fois plongées dans l'obscurité, les deux filles choisirent d'avancer à quatre pattes. Elles tâtaient le sol avec leurs mains, et percevaient ainsi les bords des crevasses, et évitaient d'y tomber ou de se blesser.

Mais par où fallait-il se diriger? Où se trouvait la sortie? Au cœur de cette obscurité complète, les deux amies ne se voyaient même pas.

Soudain, Rivière d'Etoiles s'arrêta et appela sa compagne.

-Regarde en l'air, dit-elle. Tu ne remarques rien? Il me semble apercevoir une lueur, une sorte de rond phosphorescent. Et j'en vois d'autres. Là...là...

-Tu as raison, fit Caroline. Ces taches de lumière phosphorescentes se suivent.

-J'en ai entendu parler, reprit Rivière d'Etoiles. Quand autrefois les Amérindiens vivaient dans les grottes, ils peignaient cette matière qui luit pour ne pas se perdre. Suivons-les.

Les deux amies se redressèrent, et marchant tête en l'air, elles suivirent les lueurs de la voûte et trouvèrent ainsi leur chemin vers la sortie.

Des bâtons blancs marqués "vue" se trouvaient rangés à la sortie nord de la grotte. Exercice réussi. Elles pouvaient être fières.


Il en restait une cinquième. La dernière. Elles s'y présentèrent.

-Quatre bâtons, admira le juge. Bravo. Plusieurs garçons viennent de passer. Ils avaient fait quatre ou cinq épreuves et n'en avaient pas autant que vous.

-Ah bon, se réjouirent les deux filles. Et certains en ont déjà gagné cinq ?

-Oui, ces trois garçons là-bas, en ont cinq. Ils vont déjà au centre du domaine des dieux. On vous y attend après les épreuves. Mais d'abord il faut réussir la mienne, celle du goût.

-On va pouvoir manger, dit Caroline en souriant. Je m'en réjouis. Je meurs de faim.

-Ne te réjouis pas trop, découragea le juge. Entrez dans cette petite grotte. Vous ne vous y perdrez pas. Vous découvrirez un coffre. Ouvrez-le délicatement. Vous y trouverez des lézards. Ne les laissez pas s'échapper. Choisissez­-en un, et revenez près de moi. Chacune doit en avaler un.

Les deux amies, impressionnées, entrèrent dans la grotte. Elles soulevèrent le couvercle et aperçurent les lézards. Le plus petit avait la taille d'une main.

-Moi, je ne mange pas ça, s'indigna Rivière d'Étoiles. Rien à faire. Je ne mange pas ça, répéta la jeune fille. C'est dégoûtant. Tu ne vas quand même pas le faire, toi, Caroline?

-Si...

-Tu ne vas pas faire ça, répéta Rivière d'Étoiles.

-J'ai peut-être une idée, songea son amie.

-Laquelle?

-Je vais le couper en deux, ou, mieux, en trois, et je vais le cuire sur le feu près du juge. Comme cela il deviendra mangeable.

-Cela ne va quand même pas être très bon, jugea Rivière d'Étoiles.

-Oui, mais j'ai tellement faim. N'importe quoi qui se mange à l'air bon quand on a si faim.

Caroline sortit en tenant le lézard choisi entre le pouce et l'index.

-Juge? Je peux l'embrocher sur un bâton et le cuire?

-Non, répondit le juge. Ce n'est pas autorisé.

Alors la jeune fille posa son lézard sur une pierre plate. Elle ouvrit la lame de son canif. Elle l'approcha du cou de l'animal.

-Tu ne vas pas faire ça, répéta encore une fois Rivière d'Étoiles.

Caroline ne répondit rien.

-Pauvre petit lézard, dit-elle.

Elle ferma les yeux, et, à tâtons, elle le coupa en trois morceaux, d'un geste vif pour qu'il ne souffre pas.

Elle prit la queue avec deux pattes arrière et la mit en bouche. Elle l'avala. Elle aperçut un peu d'eau dans un creux de roche et en prit avec la main.

Puis, elle mangea le corps, avec une grimace de dégoût parce que du sang coulait. Elle but encore une gorgée d'eau pour le faire descendre.

Enfin, elle saisit la tête. Les yeux du lézard semblaient la regarder et les pattes de devant pendaient. Elle les avala d'un coup et but le plus d'eau qu'elle pouvait. Elle perçut des crampes dans son ventre. Elle eut envie de tout vomir, mais elle garda le lézard.

-Tu es vraiment courageuse, félicita le juge. Rares sont ceux qui ont osé ce que tu viens de réussir.

Il lui remit un bâton blanc.

Rivière d'Étoiles retourna dans la grotte. Elle saisit un lézard, s'approcha du juge, regarda Caroline, ouvrit une grande bouche et avala le petit animal la tête la première.

-Je sens qu'il remue dans ma gorge, cria la fillette d'une voix rauque. À boire! à boire! à boire!

Elle but, mais crut pendant un long moment, que le lézard lui grattait la paroi du ventre. Elle était horrifiée, dégoûtée. Elle voulut vomir, tousser, cracher. Mais il ne ressortit pas. Elle avait aussi gagné son bâton blanc, mais à quel prix!


Les deux courageuses jeunes filles s'approchèrent du centre du domaine des dieux. L'immense rocher se dressait au milieu de la nuit. La lune l'éclairait de sa belle lumière douce. Une bonne odeur de viande, de légumes et de sucreries leur parvint.

Affamées, épuisées, elles se présentèrent aux sachems des trois peuplades qui les attendaient près des feux. Elles reçurent à boire et à manger. Elles purent se reposer. On leur donna une couverture dans laquelle elles se roulèrent et attendirent le matin en somnolant.

 

À l'aube, cinq garçons et nos deux filles avaient réussi l'épreuve. Le sachem des Anasazis, la peuplade de Rivière d'Étoiles fit s'approcher notre amie. Il la regarda longuement dans les yeux.

-Ton visage reflète l'intelligence, la droiture et la fierté. Les flammes brillent dans tes yeux noirs. Je vais t'appeler Aigle de feu.

-Merci, murmura Rivière d'Étoiles émue.

Puis il fit venir Caroline.

-Tu ne devais pas subir les épreuves car tu n'est pas une Amérindienne, mais tu les as passées quand même. Je te connais, fillette. Ton courage n'a d'égal que ton audace. Rien ne t'arrête. Peu de choses te dégoûtent. Et la peur semble presque inconnue, chez toi. J'admire ton cran. Je vais t'appeler Puma Audacieux.

Caroline se redressa fièrement. Elle souriait, émue.


Au retour, tout le village se réunit pour les accueillir. Les sept enfants devinrent les héros d'une grande fête.

Vers l'après-midi du dimanche, après un repos bien mérité, les deux amies allaient se séparer. Caroline retournait chez elle. Quelques garçons qui avaient réussi les épreuves s'approchèrent d'elles. Dont un certain Steve...

-Dites les filles, le week-end prochain, nous allons chasser dans les montagnes. Cela vous dirait de nous accompagner? Maintenant que vous avez prouvé vos capacités...

Caroline regarda Rivière d'Étoiles et Rivières d'Étoiles regarda Caroline.

-Oh oui! dirent-elles avec un grand sourire.

Et quand les garçons furent partis, elles ajoutèrent:

-Grâce à notre réussite, je crois qu'on les impressionne. Les garçons, tout compte fait, enfin, certains…sont...intéressants.

Elles se séparèrent sur un clin d'œil d'amitié et de complicité.