Joliette

Joliette

N°3

Le fantôme de la cathédrale

     -Salut, Petit Soleil.

-Salut, forgeron. Où vas-tu ?

-Réparer une roue de charrette. Et toi ?

Je vais à la cathédrale, porter le repas de midi à mon père.

-Les travaux vont bon train, paraît-il. Si tout va bien, on l'inaugurera cet été. Salut, Petit Soleil.

Joliette traversa la ruelle pour se mettre dans les rayons tièdes et la lumière du jour. Il faisait un froid piquant ce midi-là. Mais le bleu illuminait le ciel.


Arrivée en vue de la cathédrale, elle remarqua la présence d'une fillette debout sur les marches du grand porche et qui tendait la main pour mendier.

Elle semblait bien pauvre. Ses longs cheveux mêlés, sa robe, trop mince pour la saison, sale et effrangée, ses jambes maigres, ses pieds nus malgré le froid, elle faisait pitié. Elle allait vers l'un, vers l'autre, suppliant qu'on lui donne une pièce de monnaie, un morceau de pain.

Joliette s'approcha de la fillette qui semblait avoir dix ans comme elle. Leurs regards se croisèrent.

-Comment t'appelles-tu ? demanda notre amie.

-Madeleine.

-Tu n'habites pas par ici ?

-On vient du Sud, ma mère et moi, avec mon petit frère, un bébé. Quand mon père est mort, on nous a chassés de la ferme. On va vers le nord, où vit un frère de maman. On n'a plus rien.

-Où se trouve ta maman ?

-À l'intérieur de l'église. Il fait trop froid dehors pour le bébé.

-Attends-moi, dit Joliette, émue par tant de misère et d'injustice. Je vais vous chercher à manger et je reviens. J'apporterai aussi du lait.


Notre amie courut chez elle, saisit un sac et y enfouit deux grands pains, du fromage et du jambon, des saucissons et du lait. Elle ajouta quelques fruits. Puis elle revint à la cathédrale et confia le sac à Madeleine.

Les deux filles entrèrent dans le bâtiment.

La maman de la petite mendiante était assise sur les pavés bleus et blancs au pied d'une des colonnes de la grande nef. Elle tenait dans les bras un petit enfant emballé dans des lambeaux de tissus.

Madeleine posa le sac près de sa mère, qui, après l'avoir ouvert, se confondit en chaleureux remerciements.

-Nous allons pouvoir poursuivre notre voyage grâce à toi et arriver chez mon frère. Il a fait promesse de nous accueillir chez lui. Merci, merci. Comment t'appelles-tu ?

-Joliette, madame.

-Nous partirons demain à l'aube.

-Où passerez-vous la nuit ?

-Je ne sais pas trop. Nous chercherons une encoignure à l'abri du vent glacé.

-Vous pouvez passer la nuit ici, dans la cathédrale, proposa Joliette. Vous y serez mieux et il fera moins froid.

-On ferme les portes à clé quand les ouvriers partent le soir, fit remarquer la maman de Madeleine.

-Je viendrai vous ouvrir après leur départ, promit notre amie. J'apporterai la clé.

-Comment feras-tu pour l'avoir ?

-Mon père range la sienne dans le tiroir de son bureau.

-Ton père détient une clé de la cathédrale ?

-Il en est le maître bâtisseur, fit Joliette.

-Le maître bâtisseur, répéta Madeleine. Tu as de la chance. Tu es riche. Tu manges sans doute tous les jours à ta faim...

Joliette, émue, ne répondit pas. Elle partit en soufflant un « à tantôt » à peine audible et revint chez elle.


Le soleil descendait vers l'horizon. Notre amie, à table pour le repas du soir, entendit son père annoncer aux serviteurs et servantes qu'il partait trois jours en compagnie de François, le maître vitrier, pour préparer les plans d'une nouvelle cathédrale. Il leur confiait sa fille.

Tu te souviens que sa maman mourut il y a deux ans.

Une demi-heure plus tard, Joliette entra dans le bureau de son père, ouvrit le tiroir qu'elle connaissait bien et s'empara de la grande clé en fer qui s'y trouvait. Celle de la cathédrale. Puis elle sortit. Elle courut entre les façades.

Il valait mieux ne pas traîner la nuit dans les rues à cette époque. Les rôdeurs en quête de mauvais coups et les voleurs ne manquaient pas. Elle croisa quelques artisans qui retournaient chez eux. Puis elle aperçut Madeleine assise avec sa mère et le bébé au pied des hautes tours.

-Venez, souffla-t-elle. Je vous ouvre. Il fera moins froid là-dedans et surtout, vous serez à l'abri de la pluie et du vent.

-Merci, petite demoiselle.

-Je dois fermer à clé derrière vous. 

-Tant mieux, nous serons d'autant plus en sécurité.

-Le contremaître ouvre à ses artisans à l'aube. Vous pourrez sortir et continuer votre voyage.

-Merci Joliette, dit Madeleine en souriant.

-Tu nous as bien aidées, ajouta la maman. Merci mille fois.

Dès qu'elles furent entrées, notre amie referma la porte de la cathédrale en tournant la clé qu'elle emporta ensuite chez elle.

Elle parvint sans encombre à sa demeure et la remit en place dans le bureau de son père.


Joliette quitta la maison le lendemain, dans la matinée.

En passant devant les tours, elle aperçut Madeleine. La fillette, assise sur les marches, semblait attendre quelque chose ou quelqu'un. Notre amie la héla.

La fillette courut vers Joliette.

-Vous ne partez pas ?

-Si, mais je t'attendais. Maman se trouve déjà au bas de la ville sur la route qui va vers le Nord. Je vais courir la rejoindre.

-Pourquoi m'attendais-tu ?

-Il y a un fantôme dans la cathédrale.

-Un fantôme ? s'étonna notre amie.

-Oui, je l'ai vu. Tout noir. Il glissait sans bruit sur les dalles. Il est passé près de nous, sans nous voir. Puis il a disparu au pied de la tour gauche. Maman pense qu'il a emprunté l'escalier. Il m'a fait vraiment peur. Je t'attendais pour te le dire et t'avertir du danger.

-Merci, Madeleine.

La fillette s'encourut, pieds nus et se fondit dans la foule qui encombrait les ruelles.

Joliette sortit de la cathédrale et se retourna. Elle regarda le porche et scruta les deux tours. Elle frissonna à l'idée qu'un fantôme puisse se trouver peut-être caché là. Mais il fallait qu'elle sache. Cela lui faisait peur, mais sa curiosité l'emportait sur ses craintes.

En quoi consistait ce mystère ?


L'après-midi, notre amie revint à la cathédrale. Elle la visita de fond en comble, observant le moindre recoin, et ils ne manquent pas, ouvrant toutes les portes, entrant dans tous les lieux et chapelles. Elle ne découvrit aucune cachette secrète.

Plusieurs fois, elle interrogea les ouvriers, mais aucun d'eux n'avoua avoir vu ou entendu parler d'un fantôme quel qu'il soit.

Elle emprunta l'escalier à vis situé dans la partie gauche de l'édifice. Elle parvint à la haute terrasse qui sépare les deux tours.

Quelle vue splendide! Le soleil brillait sur les toits de la ville, et au-delà, les champs de blé dessinaient la courbe harmonieuse de leurs épis que le vent invitait à danser comme les vagues de la mer.

Joliette entra dans la tour droite. Un étroit escalier en pierre menait au sommet de la flèche. Elle n'osa pas y monter. C'était vertigineux.

Elle découvrit une couverture pliée en quatre au pied des marches.

-Un mendiant, songea tout haut notre amie. Mais comment fait-il pour entrer la nuit dans le bâtiment qu'on ferme à clé le soir? Ou alors, un voleur ? Mais pour voler quoi ?

Elle redescendit, bien décidée à le savoir.

Et pour cela, elle ne trouva qu'un moyen: à son tour, dormir une nuit dans la cathédrale.


Le père de notre amie passait trois nuits dans une auberge d'une autre ville. Joliette demeurait à la maison, à la garde des serviteurs, mais surtout sous la surveillance de sa jeune bonne, une charmante demoiselle, très dévouée, mais qui ne peut remplacer, surtout dans le cœur de la fillette, sa maman décédée.

Tromper la garde de la jeune fille ne fut pas très difficile. Joliette annonça à la fin du repas du soir qu'elle se sentait très fatiguée et qu'elle allait bien vite se coucher.

Elle passa discrètement dans le bureau de son père pour prendre la clé du porche, puis se retira dans sa chambre.

Elle se mit au lit. La bonne vint s'assurer que sa protégée ne souhaitait plus rien. Joliette répondit par un sourire.

La demoiselle souffla les bougies et sortit en fermant la porte derrière elle.

Notre amie attendit quelques minutes, puis se leva. Elle passa une robe bien chaude et un pull de laine. Elle chaussa ses bottes et ouvrit la fenêtre. Sa chambre se situe au rez-de-chaussée. Elle enjamba le muret puis se sauva par le jardin.

Elle se rappela en marchant qu'il valait mieux ne rencontrer personne en route. Les ruelles n'étaient pas sûres en 1190. Trop de voleurs y traînaient après le coucher du soleil. Et aucun réverbère ne les éclairait encore.

Elle croisa quelques hommes et femmes, qui, pressés de revenir chez eux, ne firent pas attention à elle.

La masse de la cathédrale, sombre dans la nuit, apparut bientôt et Joliette se précipita vers la grande porte située entre les deux tours. Elle ouvrit, entra dans l'église silencieuse et noire et referma à clé derrière elle.


Elle resta un instant, sans bouger, contre la porte, pour écouter le silence et scruter l'obscurité. Puis elle choisit de s'asseoir contre une colonne de la grande nef vide, à mi-chemin entre l'escalier de la tour gauche et le transept.

Il ne faisait pas tout noir. Un trois quarts de lune illuminait la nuit et les vitraux laissaient passer un peu de lumière.

Notre amie regretta de ne pas avoir emporté un ou deux coussins et une grosse couverture avec elle.

Pourtant, peu à peu, elle sentit que ses yeux se fermaient malgré sa volonté de rester éveillée. Elle sombra dans le sommeil.


Un bruit l'éveilla. Comme un souffle. Elle se redressa.

Une ombre noire traversait la grande nef en diagonale. Elle parvint au pied de l'escalier en colimaçon de la tour gauche et, sans hésiter ni se retourner, monta les marches.

-Ce n'est pas un fantôme, songea Joliette. J'en étais certaine. Quelqu'un, homme ou femme, entre la nuit dans la cathédrale. Mais que fait-il ? Que cherche-t-il ?

Elle le suivit en silence, le cœur battant la chamade.

Arrivée à l'étage où une terrasse séparait les deux tours, elle dirigea ses pas vers celle de droite. La couverture pliée en quatre ne se trouvait plus au pied de l'escalier étroit.

Notre amie n'osa pas monter plus haut. Le vertige, le froid, la peur, ligués contre elle, l'en empêchaient.

Je le suivrai quand il redescendra, se dit-elle.

Elle revint à la grande nef et se cacha derrière une colonne. Elle attendit, et bercée par le silence, s'endormit à nouveau.

 

Joliette s'éveilla en sursaut, transie. Elle venait d'entendre un claquement, celui d'une porte que l'on ferme avec force, celle du transept.

Elle se leva et courut à celle du porche. Elle glissa sa clé dans la serrure, ouvrit et sortit, refermant derrière elle.

L'aube était proche de naître.

Notre amie aperçut l'ombre noire qui s'éloignait, empruntant une des ruelles qui menaient au bas de la ville, à la rivière. Elle osa suivre le mystérieux personnage, se glissant le long des façades, se dissimulant à l'angle des vieilles demeures assoupies encore, dans le silence de la nuit qui finissait.

L'ombre entra dans une maison située presque en face de celle du forgeron.

Joliette en savait assez. Elle fit demi-tour et retourna chez elle. Elle réussit à atteindre sa chambre sans se faire remarquer et courut se réchauffer sous ses couvertures.


Le lendemain matin, notre amie reprit le cours de son enquête. L'ombre noire, le fantôme de la cathédrale, habitait presque en face de l'atelier de son ami forgeron. Elle se rendit chez lui, pour l'interroger.

-Bonjour Petit Soleil. Que me vaut ta visite ?

-Bonjour, forgeron. Sais-tu qui habite là ?

Elle indiqua la maison en tendant le doigt.

-Là ? Un fou. Il se dit savant, mais il délire. Il vient d'Italie. Enfin, c'est ce qu'il m'a raconté un jour qu'il m'avait demandé un travail. Il se prétend astronome, mais il dit des bêtises.

-Quoi, par exemple ?

-Il prétend que la terre est ronde. Tu te rends compte ? La terre serait ronde, et des gens habiteraient sur les côtés et même en dessous. Ces malheureux doivent avoir la tête à la place des pieds... Et puis les mers et les océans, il n'y a pas pensé. Si la terre était ronde, les eaux auraient coulé depuis longtemps sur les côtés, vers le bas, et nous n'en aurions plus.

Gros rire du forgeron.

-Merci, dit Joliette.

-Bonne journée, Petit Soleil.


La jeune fille sortit de l'atelier et longea les façades de la ruelle. Elle s'arrêta quelques mètres plus bas et observa la maison du savant.

Notre amie traversa, frappa, puis attendit. Personne ne répondit.

Elle hésitait devant la porte entrouverte. Mais sa curiosité l'emporta de nouveau sur la peur. Elle entra dans un couloir sombre. Il menait vers un grand salon encombré d'objets hétéroclites, de livres divers, de manuscrits, et de rouleaux de parchemins.

-Bonjour petite fille.

L'homme venait d'apparaître derrière notre amie. Occupée à observer les étranges appareils installés sur les tables et sur le sol, elle ne l'avait pas entendu arriver.

-Excusez-moi, mais la porte était ouverte, dit-elle.

-Une enfant curieuse me rend visite...

Notre amie sourit.

-J'aime les gens comme toi. Bienvenue. Je te reconnais. La fille du maître bâtisseur. Ta curiosité et ton audace m'impressionnent. Tu n'hésites pas à t'enfermer dans la cathédrale pour espionner ses mystères.

-Je voulais observer l'ombre noire dont on m'a parlé. Je ne crois pas aux fantômes.

-Tu dormais à poings fermés quand je suis passé près de toi en redescendant de la tour. J'ai claqué, exprès, la porte du transept, en sortant, pour que tu t'éveilles et que tu me suives.

Joliette sourit encore et regarda autour d'elle.

-Ces machines étranges m'intriguent, dit-elle.

-Je nomme celle-ci "avion". Elle ressemble à un oiseau. Ça peut voler quelques mètres dans les airs. Je voudrais en fabriquer un plus grand qui transporterait des gens au-dessus des forêts, des montagnes et même des mers. Mais ce projet audacieux ne me paraît pas réalisable.

-J'aimerais pouvoir voler comme un oiseau, passer d'un arbre à l'autre, et comme eux, survoler les toits... Vous possédez encore plus de livres et de rouleaux de papyrus que mon père.

-Ce sont des vieux ouvrages manuscrits que j'emmène toujours avec moi. J'y tiens beaucoup. Là se trouvent inscrites toutes les connaissances qui nous viennent des Égyptiens, des Grecs, et même de Chine. Voici le plan d'un étrange bateau qui ressemble à un poisson. Il pourrait se déplacer sous l'eau. J'appellerais cela un sous-marin.

-J'adore vous écouter. J'aimerais étudier avec vous. Vous travaillez à la cathédrale?

-Ton père, Joliette, m'a fait venir d'Italie pour que j'installe une horloge dans sa grande église. Une horloge à deux aiguilles. Une pour les heures et une pour les minutes.

-Des minutes?

-Oui, des minutes. Une nouveauté, venue, je crois, d'Italie avec moi. On en compte soixante dans une heure. Elle indiquera aussi à chaque instant la forme changeante de la lune et le mouvement de la terre autour du soleil.

-Ne serais-ce pas plutôt le soleil qui tourne autour de la terre ?

-Non, c'est le contraire. La terre tourne autour du soleil.

-Mon ami forgeron dit que vous prétendez que la terre est ronde.

-Exact. Elle est ronde et je te le prouverai si tu m'accompagnes dans la tour de la cathédrale une nuit. Selon un de mes livres, une éclipse de lune va bientôt se produire. Tu verras l'ombre de la terre se glisser sur le disque de la pleine lune, et tu découvriras, par toi-même, preuve à l'appui, la rondeur de la terre.

-Vous possédez une clé de la cathédrale ?

-Ton père m'a confié celle de la porte droite du transept, mais je garde cela secret.

-Je viendrai, promit Joliette. Je suis née tout de suite après une éclipse du soleil, à l'instant où la lumière revint, il y a juste dix ans.


Trois jours plus tard, notre amie croisa le savant italien au marché de la ville.

-L'éclipse se produira cette nuit, lui dit-il. Tu pourras venir ?

-Oui.

Au soir, notre amie réussit à prendre la clé et à sortir de sa chambre sans se faire remarquer. Elle se dépêcha dans les ruelles  et s'arrêta, essoufflée, devant le porche. Elle glissa la clé dans la serrure et se faufila dans l'ombre de la grande nef.

Elle emprunta l'escalier de la tour gauche, traversa sans bruit la terrasse haute et escalada les marches en colimaçon de la tour droite.

Le savant s'y trouvait.

-Regarde, dit-il. La nuit s'installe peu à peu. Il reste une lueur orange à l'Ouest, où le soleil se couche. Observe l'horizon autour de toi. Tu vois, la terre est ronde.

Joliette fit la pirouette et sourit.

-La pleine lune vient d'apparaître au-dessus des champs cultivés, là-bas. Elle éclaire déjà les toits de la ville.

Un corbeau lança son cri d'adieu au soleil disparu. Ce fut comme un signal.

Minute après minute, un disque noir apparut et couvrit d'ombre celui, blanc, lumineux à présent, de la lune.

-Tu vois, jeune fille. La terre passe entre le soleil, qui éclaire à présent l'autre côté du globe, et la lune. La terre inscrit sa courbe en noir sur le disque lunaire. Elle va le faire disparaître tout à fait. Dans quelques instants ce sera la nuit noire. Puis la lumière lunaire reviendra par l'autre côté.

-Quelle merveille! murmura notre amie.

-Tu constates, sans erreur possible, que la terre, dont tu as vu l'ombre passer sur la lune, est ronde. Nos ancêtres de Chine, d'Egypte, de Grèce, le savaient déjà deux mille ans avant nous.

-Merci pour ce spectacle, dit Joliette, émue par tant de beauté et impressionnée par tant de savoir.

-Si tu veux, tu peux m'aider dans mes recherches.

-Volontiers, se réjouit la jeune fille.

-J'ai découvert, il y a quelques années, le grimoire de Toni de Oriana. Cela ne te dit rien, sans doute. Toni de Oriana vécut au huitième siècle à Venise, en Italie. Il commerçait avec des marchands d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Il acheta un parchemin mystérieux à la veuve d'un alchimiste disparu. Le document était encombré de dessins bizarres et de signes incompréhensibles, paraît-il. Mais au milieu de tout cela, se trouvait la formule pour changer un mélange bien dosé de divers produits en or.

Joliette n'en croyait pas ses oreilles. Le savant poursuivit son exposé.

-Hélas, pour réaliser la transmutation, il faut, en plus, recueillir la foudre d'un éclair, ce qu'Oriana ne réussit jamais à obtenir. Moi, j'ai découvert, au cours de mes travaux, que le cuivre attire et conduit la foudre. Et toi, tu pourrais m'aider. Je te sais courageuse et curieuse.

-Je veux bien essayer, dit la jeune fille.

-Il faudra que tu me rejoignes, une nuit d'orage, dans la tour droite de la cathédrale. Ton travail sera simple, et, je crois, sans grand danger.

-Je viendrai. Promis.

Notre amie ne se sentait guère rassurée à l'idée de monter dans la tour une nuit de tempête, mais sa curiosité l'emportait sur la peur, comme souvent.


L'événement se produisit quatre jours plus tard. Déjà, l'après-midi, un vent humide s'était levé vers la fin de la journée. Le ciel se couvrit.

La nuit sembla tomber plus tôt car des nuages noirs, menaçants, lourds de pluie, venus de l'ouest, encombraient l'horizon.

Les gens se précipitaient chez eux, fermant portes et volets. Joliette hésita un instant, avant de quitter sa chambre douillette. Dehors, la tempête hurlait sur les toits.

Elle courut dans les ruelles, s'éclaboussant dans les flaques d'eau qui se formaient sous la tornade et s'arrêta trempée, ruisselante, devant la grande porte de la cathédrale. Elle glissa la clé dans la serrure et ouvrit.

En entrant, elle fut surprise par le calme serein qui régnait dans l'édifice. "Mon père, maître bâtisseur est un génie", songea la jeune fille.

Elle retrouva la tempête sur la terrasse haute, balayée par les vents, fouettée par l'averse.

Le savant italien l'attendait là.

-Tu es courageuse d'être venue, lança-t-il.

Notre amie avoua que sa curiosité la poussait en avant comme un formidable aiguillon.


-Tu vois ces barres de cuivre, dit l'homme. Elles s'articulent entre elles. Je vais les accrocher les unes aux autres. Elles serviront de fil conducteur pour la foudre. Nous allons amener la foudre dans ce seau.

Joliette s'empara d'une des barres, la dernière.

-Ton travail consiste à veiller à ce que l'extrémité inférieure de cette barre reste plongée dans le seau. J'y ai mis le mélange de sept produits différents selon la formule décrite dans le parchemin de Toni de Oriana.

-Je surveille, promit fièrement la jeune fille.

-Mais ne reste pas juste à côté. Cela pourrait devenir dangereux. Assieds-toi à l'angle opposé, dans la pièce, et ne te lève que si et seulement si la barre quitte le seau, ce qui pourrait se produire pendant que, montant tout en haut de la flèche de la tour, j'accrocherai les uns aux autres les derniers maillons de cette chaîne.


L'homme disparut au tournant de l'escalier en colimaçon qu'il venait d'emprunter. Joliette s'assit le plus loin possible du seau et de son contenu mauve et luisant, qui lui faisait un peu peur.

L'orage déchaînait sa violence. Les éclairs illuminaient sans cesse le ciel noir de la nuit tombée.

L'attente lui parut loin d'être monotone. Le vent sifflait sa rage. Le tonnerre frappait ses coups effrayants à un rythme impressionnant. Elle se trouvait au cœur de l'ouragan.

Soudain, une lumière aveuglante, car plus proche, illumina la pièce, puis, dans le même instant, un claquement assourdissant retentit.

Joliette vit une boule de feu se glisser le long des barres de fer. La foudre termina sa descente dans le seau, qui explosa. Notre jeune fille venait de poser ses mains sur ses oreilles. Elle se tourna pour se protéger.

Puis, notre amie se leva et avançant à pas prudents, elle s'approcha de l'endroit où se trouvait un seau un instant avant. On n'en voyait plus trace.

Elle découvrit là, sur les dalles de pierre bleue, une petite flaque jaune, brillante, de dix centimètres de diamètre environ, épaisse de cinq millimètres, une sorte d'étoile éclatée allongeant ses branches dans toutes les directions.

Joliette se baissa pour la ramasser. C'était de l'or !


-Vous avez réussi, cria-t-elle. Vous avez réussi !

Le vent emporta sa voix.

Elle gravit, marche après marche, l'escalier en colimaçon qui menait au sommet de la flèche de la tour. Elle passa près d'un chaos de gargouilles qui crachaient leur eau ruisselante venue, vague après vague des nuages, puis longea une forêt de pierres sculptées.

Un nouvel éclair, un dernier, illumina un instant le ciel.

Joliette aperçut l'homme, immobile, livide, les yeux grands ouverts, accroché à une gargouille.

Le savant était mort, foudroyé. La jeune fille poussa un cri, puis se sauva en courant.


Quand elle parvint chez elle, le cœur battant la chamade, son père n'était pas encore couché. Il écouta le récit de sa fille. Puis, emmenant deux serviteurs avec lui, il se précipita vers la cathédrale.

Notre amie les accompagna, trempée, sans prendre le temps de se changer.

En arrivant à l'étage où se trouvait la terrasse, la jeune fille indiqua l'escalier en colimaçon. Les deux serviteurs s'y précipitèrent avec son père. Joliette les attendit.

Regardant les dalles, elle vit l'étoile d'or étalée sur le sol. Elle la ramassa et la glissa sous sa robe.

Son papa redescendit avec les deux serviteurs. Ils portaient le corps du savant qu'ils posèrent sur la pierre noire du maître-autel, à la croisée de la nef et du transept.

Ils refermèrent les portes de la cathédrale.


Joliette assista à l'enterrement du savant, assise auprès de son père. Une vingtaine de personnes les accompagnèrent.

-C'était un fou, dit quelqu'un.

Notre amie s'approcha de son père et lui glissa à l'oreille :

-Ce n'est pas vrai, papa. Nous perdons un grand savant. J'ai compris à ses côtés que la terre est ronde.

-Tu as raison, ma chérie, répondit le père de Joliette. Je l'avais invité pour qu'il installe une horloge astronomique dans la cathédrale. Puis je lui ai confié une clé pour qu'il puisse poursuivre ses recherches et ses expériences. Je sais que la terre est ronde, mais tu gardes cela pour toi. Tu n'en parles à personne. On a brûlé des sorciers pour moins que ça. Le monde n'est pas encore mûr pour recevoir, comprendre et accepter de telles vérités.

Le fossoyeur jeta les premières pelletées sur le cercueil.

Joliette serra l'étoile d'or sur son cœur.

 

Précipite-toi à présent au chapitre suivant. Tu y découvriras deux secrets bien étranges...