Kâ-a

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N°6

Le temple du sommeil

     Le moteur du bateau cognait. Cela devait s'entendre à des kilomètres. Il dégageait en même temps un long rideau de fumée grise. Ce moteur était à l'image du navire. Un vieux rafiot rouillé et sale. Il avançait sur l'un des affluents du plus puissant fleuve du monde : l'Amazone.

Les eaux limoneuses, jaunâtres, dansaient au passage du convoi. À gauche et à droite, la jungle, en apparence impénétrable, défilait lentement. On entendait crier les bêtes dans la mangrove et les marécages, rumeur fascinante et terrifiante à la fois.

David et Déborah se tenaient l'un près de l'autre, appuyés au bastingage à l'avant du bateau. Il régnait une chaleur humide et étouffante. Tous les deux, pieds nus, observaient le paysage et parfois la ligne de flottaison où la proue fendait les eaux boueuses pour se frayer un passage.

Ce navire reliait Belém à Marengo.    

-Le nom de Marengo n'existe plus sur aucune carte, expliqua leur papa. Pourtant, voici cent ans, c'était une ville riche. On racontait que les pavés des rues étaient en or, mais la culture de l'hévéa cessa peu à peu parce que la vente du caoutchouc qu'on en extrait, s'effondrait.

Baral Gunaykan de passage à Marengo, semblait avoir déposé un cinquième morceau de stèle dans un temple au milieu de la jungle.

Le professeur Werly demeurait cependant fort perplexe en observant la page du fameux cahier de l'aventurier. Baral avait en effet dessiné les vastes constructions du temple de Mya-Mya. Mais par-dessus son dessin se trouvait une série de lignes brisées dont le sens échappait au père de nos amis. Serait-il venu puis reparti sans rien laisser ici?


Ils arrivèrent à Marengo.

Le soir tombe vite sous les tropiques. La petite ville apparut à l'image du bateau et à celle de sa ruine. Ils suivirent des rues en terre, pas entretenues, ravinées de rigoles creusées par les pluies et les orages quotidiens de ces régions.

Les façades des maisons aux toits de tôle étaient sales. Autrefois peintes en blanc, mais à présent brunies par le temps, la saleté, la boue qui gicle des flaques de vase au passage des camions et des pick-up.

L'hôtel qu'ils avaient réservé, le meilleur de la localité, était minable, le bar louche, et les clients, patibulaires. Il y a cent vingt ans, ce devait être un palace luxueux. Mais la ruine, la misère, l'isolement en avaient fait ce triste débris.

Le patron, en débardeur souillé, leur remit une clé et indiqua le numéro de leur chambre au premier étage.

La pièce était sale. Quelques cancrelats couraient sur le tapis usé jusqu'à la corde, les draps de lit déchirés et la douche, crasseuse, inutilisable. Elle coulait en goutte à goutte lancinant.

Après un soupir qui en disait long, le professeur Werly et ses deux enfants descendirent au bar. Ils demandèrent comment se rendre au temple de Mya-Mya. Le patron de l'hôtel les envoya chez un certain Pedro. Il habitait quatre rues plus loin, à droite, la dernière maison.

-Il possède une barque. Il vous y conduira.

Nos amis, profitant des dernières lueurs du soir, sortirent de l'hôtel et s'enfoncèrent dans les rues misérables de Marengo. La dernière à droite ne valait guère mieux que les autres. Elle était encombrée de déchets, de détritus, qui baignaient dans des flaques d'eau boueuses et que des chiens faméliques se partageaient.

Ils s'arrêtèrent devant la maison, une baraque misérable. Quelques enfants jouaient devant la porte. Pedro sortit et observa Werly et nos deux amis.

-Dix dollars chacun pour aller jusqu'à Mya-Mya. Et dix dollars de plus si vous voulez en revenir. Cela fait soixante dollars, payables tout de suite. Départ au lever du soleil, demain matin.


Le lendemain, avant l'aube, nos amis se présentèrent sur les planches pourries qui tenaient lieu de quai. Le fleuve, large, coulait paisible, silencieux, encore sombre. Le lever du soleil fut un spectacle étonnant. Il fit disparaître les dernières brumes. Puis on entendit comme une clameur.  Des cris poussés par des milliers d'oiseaux saluant le jour nouveau.

Nos amis montèrent sur la pirogue à moteur de Pedro qui emprunta assez vite un affluent plus étroit. Des arbres tentaculaires enfonçaient leurs racines à la manière de la mangrove et envahissaient le cours d'eau. Il fallut louvoyer entre eux, des troncs, encombrés de lianes, et couverts de fleurs magnifiques.

À gauche comme à droite, nos amis écoutaient les cris des bêtes, le vrombissement des insectes, et transpiraient sous la chaleur moite.Pourtant, ils étaient vêtus très légèrement, pieds nus, comme la veille.

Déborah plongeait régulièrement sa main dans l'eau pour s'arroser et se rafraîchir. L'homme à la barre, Pedro, l'avertit du réel danger à laisser sa main dans l'eau. Ses doigts pouvaient toucher un poisson électrique, se faire mordre par des piranhas ou servir de point de repère pour un anaconda. La fillette les retira aussitôt et se contenta de regarder le paysage.

 

Le village de Mya-Mya consiste en une série de huttes, placées plus ou moins en rond, autour d'un espace central où fumaient quelques braises. Ces cases sont construites avec des branches flanquées de boue, et couvertes de feuilles de bananiers.

Le cousin de Pedro habitait ce village avec ses cinq enfants, dont Saranga, un garçon de onze ans, aux grands yeux noirs, un large sourire et des dents toutes blanches.

Pendant que les papas discutaient, il emmena David et Déborah vers une petite rivière, un affluent de celle par laquelle ils venaient d'arriver.

Là se trouvait une cascade, une chute d'eau de plusieurs mètres de haut. Les enfants du village s'y baignaient. Ils plongeaient dans le bassin d'eau et y jouaient, presque nus, nageant jusque sous la cataracte ou aux abords immédiats.

En découvrant cet endroit et en voyant cette joyeuse bande rire aux éclats dans l'eau, David et Déborah se demandèrent s'ils ne venaient pas de découvrir le paradis.

-Venez nager, proposa Saranga.

Nos deux amis, ne gardant que leur short, plongèrent et s'arrosèrent sous la cascade. Ils s'amusèrent longtemps.

Saranga s'approcha de Déborah et lui prit la main.

- Quelle charmante petite fille, dit-il. J’aimerais avoir une sœur comme toi.

La fillette, toute heureuse du compliment, murmura un merci à peine audible.


Ils revinrent au village au soir, chez les parents de Saranga. Ils abordèrent alors le problème du temple de Mya-Mya.

-Il se situe à deux heures de marche par un étroit sentier, mais la plupart de ceux qui y vont n'en reviennent pas, prévint le père du garçon. Mya-Mya veut dire sommeil dans notre langue.

Il décrivit les bâtiments entourés d'arbres à fleurs mauves dont le pistil jaune est constitué de minuscules poussières souvent en suspension dans l'air. Ces pollens dégagent une forte odeur, et cette senteur endort. Ceux qui ont le malheur de la humer en respirant tombent endormis sur le sol. Ils restent comme anesthésiés car le vent apporte sans cesse des nouvelles senteurs qui s'ajoutent aux précédentes et entretiennent le sommeil.

-Vous risquez de mourir endormis.

Le professeur Werly proposa de se rendre sur les lieux le lendemain. Saranga se porta aussitôt volontaire pour conduire nos amis et les aider dans leur recherche.


Quand ils arrivèrent en vue du temple, ils furent particulièrement impressionnés par la majesté imposante des ruines qui se dressaient devant leurs yeux.

Le temple occupait en demi-cercle le fond et les flancs d'une vallée. Des bâtiments s'étendaient d'étage en étage, précédés de terrasses luxuriantes. Dix niveaux se surplombaient ainsi, occupant tout le paysage. Ces constructions étaient en ruines.

Au centre de l'espace situé entre les deux ailes, se trouvait une grande cour dallée, précédée d'un lac. Nos amis y aperçurent plusieurs squelettes couverts de vêtements déchirés et qui achevaient de pourrir. Des visiteurs imprudents, sans doute.

Le professeur Werly envisagea de retourner à Belém pour tâcher d'acquérir des équipements, de type plongée sous-marine ou scaphandres, mais David lui fit remarquer avec pertinence que Baral Gunaykan ne possédait certainement pas tout cela à son époque. Pourtant il réussit à déposer son morceau de stèle en ce temple. Comment s'y était-il pris ?

Ils revinrent au village.


Saranga évoqua le fils du sorcier du lieu.

-Mon copain sait aller et venir dans le temple, dit-il. Il y va souvent.

Nos amis allèrent saluer ce jeune homme. Il dévisagea d'abord les trois visiteurs en silence, puis il leur expliqua qu'il utilise certaines plantes, connues de lui seul et de son père, et qu'il mâche. Il pouvait en fournir à Werly, échangeant sa connaissance des plantes contre une bonne somme d'argent.

Le lendemain, à l'aube, le jeune homme vint présenter quatre sacs contenant des feuilles vert foncé. Un pour le professeur, un pour David, un pour Déborah, et un pour Saranga qui voulait accompagner notre amie.

-Voilà, dit-il. Vous en avez assez pour une heure. Il faut rester à jeun, sinon vous serez malades. En vue du temple, prenez une feuille, mettez-la en bouche et mâchez-la doucement. C'est amer. Si vous mâchez trop vite vous aurez mal à la tête, puis envie de vomir. Votre cœur se mettra à battre trop fort, vous allez suer et vous pouvez en mourir. Si vous mâchez trop lentement, vous vous endormirez.

Le professeur Werly remercia le garçon et lui donna la somme d'argent convenue.

Puis il expliqua à ses enfants que ces feuilles contenaient un poison très dangereux. Il tolérait aujourd'hui que David et Déborah mâchent ces feuilles pour aller au temple, mais plus jamais dans leur vie, il ne faudrait toucher à cette horreur qu'on appelle de la drogue.


Ils se mirent en route, tous quatre, aussitôt. Saranga conduisit nos amis jusqu'au bord du lac. Le temple n'était en effet accessible qu'à la nage. Il ne virent aucune pirogue ou autre embarcation pour rejoindre la cour. Ils nagèrent, s'efforçant de tenir les provisions de feuilles hors de l'eau. Ils traversèrent ensuite l'espace dallé qui précédait le temple.

Très vite, Déborah sentit la fatigue, le sommeil, l'envahir. Elle prit une feuille et la mit en bouche. Les autres l'imitèrent.

Le problème était de trouver, en mâchant plus ou moins vite, l'équilibre précaire entre l'excès et le trop peu.

Aucune trace du morceau de stèle de Baral à l'entrée du temple.

Ils pénétrèrent dans une salle immense dont la voûte était retenue par des colonnes titanesques. Pendant qu'ils avançaient vers le centre de la pièce, une dalle de cinq mètres sur cinq, sur laquelle ils passaient, bougea légèrement. Nos amis perçurent une vibration et les portes du temple se fermèrent.

Remis de leur surprise et de leur frayeur, ils tentèrent de trouver un passage pour quitter ce lieu avant que leur provision de feuilles soit épuisée.

Ils avançaient le long de corridors cernés de murs de plusieurs mètres de haut qui touchaient presque la voûte. Un espace là-haut laissait passer la lumière, mais semblait, hélas, inaccessible. Les couloirs s'ouvraient régulièrement sur des carrefours où l'on pouvait à volonté changer de direction.

Plus ils avançaient, plus ils risquaient de se perdre.  

Après avoir marché, tourné, reculé, couru ici et là, ils se rendirent à l'évidence. Ils se trouvaient dans un labyrinthe. Et s'ils s'y perdaient, ils mourraient endormis après avoir épuisé leur maigre provision de feuilles. Plusieurs squelettes couchés sur le sol en témoignaient.

David eut alors un véritable trait de génie.

-Stop, cria-t-il. Suivez-moi, on retourne au point de départ.

Revenu à cet endroit, il demanda à son père d'ouvrir le carnet de Baral Gunaykan. Les lignes que l'aventurier avait dessinées au-dessus de son croquis du temple représentaient peut-être le trajet à suivre, une sorte de plan du labyrinthe de Mya-Mya. Ils suivirent les indications du prince, et en moins d'une heure, arrivèrent en vue d'une sortie.


Déborah marchait en arrière. Il ne lui restait quasiment plus de feuilles dans son petit sac. Elle se sentait mal. Elle s'appuya un moment contre une sorte d'autel en pierre rouge, mais elle y prêta à peine attention. Elle venait pourtant d'y découvrir le morceau de stèle de Baral Gunaykan. Elle appela les autres, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Prise de vertiges et de nausées plus fortes, elle sentit qu'elle allait s'évanouir.

Elle tenta de se tenir à un vase en terre cuite qui se trouvait au même endroit mais elle s'écroula sur le sol. Le vase tomba avec elle et se brisa. Un liquide mauve qu'il contenait se répandit et éclaboussa la fillette.

David fit trois pas hors du temple, mais ne parvint pas à atteindre le bord de l'étang, là où cessent les effets des pollens. Il tomba endormi sur les dalles. Son père, qui allait atteindre le lac, respira plusieurs fois profondément puis revint sur ses pas pour chercher son garçon. Il le prit dans les bras et courut le plonger dans l'eau pour le réveiller.

Pendant ce temps-là, Saranga, qui mâchait sa dernière feuille, se retourna et constata que Déborah ne suivait plus. Il revint vers le labyrinthe, au risque de s'évanouir à son tour. Il la vit endormie sur le sol.

Le garçon observa notre amie un instant. Elle tenait un étrange morceau de pierre orange couvert de lignes, bien serré dans la main droite. Il remarqua aussi les taches de liquide mauve sur le visage, le cou et le bras gauche. Du liquide de la même couleur coulait sur le sol près d'elle. Il provenait d'un vase cassé.

Saranga se pencha et goûta le jus mauve. C'était sucré. Il se sentit aussitôt envahi d'une agréable sensation de bien-être. Le liquide le revigorait.

Il s'agenouilla près de notre amie endormie et laissa tomber quelques gouttes de ce jus sur la bouche de la fillette. Déborah ouvrit les yeux.

-Que fais-tu là ?

-Viens, dit Saranga. Ce jus mauve t'a remise d'aplomb. J'en ai goûté puis j'en ai fait glisser entre tes dents.

Cette jarre brisée contenait un contrepoison efficace contre la senteur du pistil des fleurs du sommeil. Les religieux qui vécurent là autrefois, et que Baral Gunaykan rencontra ne mâchaient pas des feuilles de poison-drogue à longueur de journée. Quelques gouttes de ce liquide qu'ils fabriquaient en secret pour leur usage, suffisaient à maintenir quelqu'un éveillé malgré la senteur des fleurs et pour plusieurs heures.

Saranga et Déborah sortirent du temple main dans la main. Elle montra et remit au papa le morceau de stèle, le cinquième, qu'elle venait de découvrir. Ils retournèrent au village.

Ils prirent un nouveau bain sous la cascade.


Le lendemain à l'aube, Pedro vint chercher nos amis. Saranga les accompagna jusqu'au bord de la rivière. Il regarda Déborah droit dans les yeux.

-Ne pars pas. Reste ici avec moi. Je voudrais que tu sois la petite sœur que je n'ai jamais eue.

-Je crois... Je sais que ce n'est pas possible, répondit Déborah qui hésita pourtant un instant.

La perspective de vivre à cet endroit lui plaisait, mais pas celle de quitter son papa, son frère, son pays...

-Alors laisse-moi un souvenir de toi.

-Tu veux ma montre ? proposa la fillette.

-Ta montre ? Qu'en ferais-je dans la jungle ? Donne-moi une de tes deux tresses si tu veux bien. Comme une promesse de nous revoir un jour, de rester toujours des amis.

Déborah saisit le couteau qu'il lui tendait et coupa la moitié de l'une de ses tresses. Elle la remit à son ami. Elle salua le garçon et le remercia encore de lui avoir sauvé la vie.

Puis ils prirent place dans la pirogue de Pedro.

Saranga fit des grands signes, tandis que le canot s'éloignait sur le petit cours d'eau.

Notre amie, rêveuse, observait le rivage.


Plus tard, ils embarquèrent sur le vieux rafiot, le cargo au moteur cognant et dégageant de la fumée grise, avec lequel ils étaient venus.

Ils retournaient vers Belém et allaient s'envoler pour une autre aventure.

Appuyée au bastingage, Déborah était en larmes. David posa son bras sur les épaules de sa petite sœur.

-Pourquoi pleures-tu ?

-J'ai l'impression de quitter un paradis perdu...

 

Retrouve David et Déborah à la sixième étape : Le solitaire d'Ekolund.