Joliette

Joliette

N°7

Isolde

     Joliette ouvrit les yeux. Il ne faisait pas tout noir. La pleine lune éclairait sa chambre d'une douce lumière bleu argent.

Elle entendit sonner une cloche. Un son étrange, grave, sinistre comme un glas.

Notre amie se leva et regarda par la fenêtre. Plus loin se dressait la masse sombre d'une des tours de la cathédrale et des premiers murs déjà élevés.

Le son de la cloche ne provenait pas de là. Il n'y a pas encore de cloches à la cathédrale. Elles sont commandées. Le son venait de plus haut, dans la montagne, peut-être du hameau appelé Entre Ciel et Terre, près du château du baron Amaury de Guerlande.

-J'irai voir demain, dit la jeune fille presque tout haut.

Elle se recoucha et se rendormit.


Le lendemain, dans l'après-midi, Joliette quitta le chantier de la cathédrale et emprunta la mauvaise piste en terre et en pierres qui menait à un hameau perdu dans la montagne.

Après avoir suivi le raidillon pendant près d'une heure, elle arriva sur la place d'Entre Ciel et Terre.

Elle y découvrit quelques maisons basses, aux murs de pierres grises. Elles longeaient la route qui menait au château du baron, une forte bâtisse, en pierres elle aussi. Quatre tours serrant un donjon carré aux allures menaçantes et qui semblaient écraser le hameau.

Il n'y avait personne dans la ruelle, sauf une ombre à l'angle de la place. Deux yeux qui observaient notre amie.

Ces deux yeux appartenaient à un garçon qui semblait avoir dix ou onze ans, comme elle. Un bien pauvre garçon. Il portait des habits sales, usés, en lambeaux, cachant mal son corps maigre.

Il tendit la main quand Joliette passa près de lui.

-J'ai faim, dit-il. J'ai faim.

La jeune fille en eut des larmes aux yeux.

-Viens, répondit-elle. Viens avec moi. Tu auras à manger.

Ils redescendirent en silence vers le chantier.


Joliette arriva à sa maison, une des rares à cet endroit où l'on bâtissait la cathédrale. Mais d'autres habitations étaient en construction.

Elle fit entrer le garçon et le conduisit à la cuisine.

À peine assis, il se jeta sur le pain et le saucisson qu'on lui donnait.

-Vous êtes bien gentille, mademoiselle Joliette, dit la jeune fille qui depuis la mort de la mère de notre amie se trouve attachée à ses pas.

Puis, une fois rassasié, le garçon raconta.

-Je m'appelle Aymeric. Maman est morte il y a quatre jours. Je ne connais pas mon père. Le baron de Guerlande est venu avec ses hommes après l'enterrement. Il m'a chassé de ma maison en disant qu'elle ne m'appartenait pas. Je me suis réfugié dans la chapelle.

Le garçon se tut un instant et regarda autour de lui. Puis il reprit son récit.

-La troisième nuit, je mourais de faim et de froid. Je ne parvenais pas dormir. J'entendis du bruit, dehors. La porte de la chapelle s'ouvrit. J'ai eu le temps de me cacher dans une armoire. Je tremblais de peur. Je venais de reconnaître le baron. Ses hommes et lui tenaient des torches allumées à la main. Ils sont entrés. Ils parlaient bas comme s'ils préparaient un mauvais coup.

-Tu as entendu ce qu'ils disaient ?

-Pas tout. Ils ont prononcé le mot « Isolde » plusieurs fois et ils ont fait sonner la cloche de la chapelle.

-Je l'ai entendue la nuit passée, interrompit Joliette.

-Puis ils ont parlé de détruire un vitrail de la cathédrale, le vitrail du prince ou du roi, si je me souviens bien.

-Je ne comprends pas ce que cette Isolde vient faire là-dedans, dit notre amie. Quelqu'un s'appelle Isolde dans ton village ?

-Je ne crois pas, répondit Aymeric. C'est la première fois que j'entends ce nom-là.

-Tu vas rester chez moi, promit Joliette. Ce soir, je parlerai de toi à mon père. Il te trouvera une nouvelle famille.


Elle présenta Aymeric à son père juste avant le repas du soir. Elle raconta qu'on l'avait chassé de sa maison à la mort de sa mère et qu'elle l'avait trouvé affamé dans une ruelle du village. Elle ne rapporta pas encore ce qu'il avait entendu dans la chapelle la nuit dernière.

Le papa de notre amie se tourna vers le garçon.

-Tu peux rester avec nous, chez nous, en attendant qu'on te trouve une nouvelle famille.

Puis se tournant vers les serviteurs et les servantes, il ajouta :

-Vous lui installerez un lit dans le grenier. La soupente est inoccupée. On passe à table. Vous pouvez servir.

-Merci, monsieur, dit Aymeric.


Pendant le repas, le père de notre amie annonça une bonne nouvelle. Le premier vitrail était prêt. François, le maître vitrier que l'on connaît bien, allait le poser dans une des fenêtres de la grande nef, dès demain, juste contre la tour, à gauche en entrant dans la cathédrale.

-Tu verras, Joliette, dit le papa. Ce sera très joli. On y voit le roi Othon serrer son fils Louis dans ses bras. Ce vitrail évoque le moment où, en partie grâce à toi, le père retrouve son enfant, motif pour lequel il offre et dédie la cathédrale à la Vierge.

La jeune fille aurait dû se réjouir, mais elle sentit une inquiétude couler en elle. Son nouvel ami avait entendu parler de ce vitrail la nuit où il avait surpris la conversation du baron et de ses hommes dans la chapelle près du hameau d'Entre Ciel et Terre.

Le père de notre amie poursuivit ses annonces.

-Et j'ai reçu ce matin un messager venu d'Italie. Maître Sylvio vient d'achever les cloches commandées pour la cathédrale. Elles arriveront dans six semaines. Je vais avertir le roi Othon. Il en profitera pour venir visiter l'avancement des travaux. On organisera une grande fête. Ton ami le prince Louis l'accompagnera sûrement.

Joliette songeait encore au récit d'Aymeric. Mais la jeune fille ne voulait pas inquiéter son père inutilement. Elle décida de d'abord vérifier par elle-même le sens exact, la signification des mots entendus par son copain.

Par contre elle se lança dans une grave accusation.

-Méfie-toi du baron de Guerlande, papa. Ce méchant homme a chassé Aymeric de sa maison, celle où il est né et où il a vécu toute son enfance aux côtés de sa maman.

-Le baron fournit les pierres de la cathédrale, Joliette, et de nombreux ouvriers pour les tailler et les transporter jusqu'au chantier.

Notre amie n'insista pas. Elle comptait en reparler avec son copain demain.



Tôt dans la matinée, les deux enfants suivirent le chemin à peine carrossable qui montait raide vers le hameau d'Entre Ciel et Terre.

Le soleil illuminait les cimes enneigées que l'on apercevait au loin et qui barraient l'horizon de leur blancheur éternelle.

Les abeilles et les insectes, déjà au travail en ce milieu de matinée, tournaient sans cesse autour de nos deux amis, rendant leur marche un peu pénible.

Les premières maisons du village apparurent. Des maisons simples, pauvres, aux murs façonnés de pierres grises, percés par quelques rares fenêtres étroites.

Aymeric se sentit observé. Des visages, pas toujours avenants, apparaissaient puis disparaissaient aussi vite aux portes ou derrière des haies. Les gens du hameau s'étonnaient, les enfants jalousaient le garçon.

-Il porte de bien beaux habits ! Où a-t-il volé ça ?

-Et cette fille qui l'accompagne... On dirait celle du maître bâtisseur de la cathédrale.

-Il a trop de chance...

Ils oubliaient que quelques jours avant encore, Aymeric se trouvait parmi eux, qu'il mourait de faim et de froid dans ses vêtements en lambeaux, réfugié dans la chapelle, car tous lui fermaient leur porte.

Plus loin, sur la hauteur, les tours du château du baron de Guerlande dominaient le hameau de leur masse imposante.

-Viens, Joliette, montons tout de suite à la chapelle, demanda le garçon qui se sentait mal à l'aise d'être ainsi dévisagé.

Ils suivirent un sentier de chèvres, un vrai raidillon, et arrivèrent en vue de la petite église.


C'était une bâtisse toute simple, fermée par une lourde porte de bois. Avec ses murs en pierre grise, seulement percés par deux fenêtres étroites comme des meurtrières, on croirait voir une tourelle de guet, comme on en voyait aux frontières du pays. Elles ne laissaient passer qu'un tout petit peu de lumière dans la chapelle.

Ce n'était pas fermé à clé. Ils entrèrent. Une petite nef, un toit en bois, un autel en pierre, de la poussière partout, une pénombre froide et peu accueillante. Notre amie frissonna.

-C'est ici que tu te réfugiais quand le baron t'a chassé de ta maison ?

-Oui. Et voici l'armoire dans laquelle je ne parvenais pas à dormir. Je m'y suis aussi caché quand les hommes sont venus.

Joliette sourit.

-Cela s'appelle un confessionnal, dit-elle. Les gens viennent s'agenouiller là pour avouer leurs fautes aux prêtres, qui ensuite leur pardonnent au nom de Dieu, les bénissent, puis leur font dire des prières.

-Et voici la cloche, montra le garçon.

Dix marches de bois en colimaçon menaient à une énorme cloche dont le diamètre d'ouverture mesurait plus d'un mètre.

-À quoi sert un engin pareil dans la si petite église d'un simple hameau ?

-On la fait sonner pour avertir les bergers partis dans les alpages avec leurs troupeaux en cas de danger d'avalanche, ou pour annoncer un malheur ou une guerre.

-Un tocsin, murmura Joliette.

La jeune fille s'approcha de la cloche et remarqua des lettres gravées dans le bronze.

-Isolde, dit-elle. Cette cloche s'appelle Isolde.

-Le nom qu'a prononcé monsieur de Guerlande quand il parlait à ses hommes, ici, l'autre nuit, se souvint Aymeric.


Les jours passaient. Plusieurs fois, les deux amis montèrent à Entre Ciel et Terre et à la chapelle, mais ils ne rencontrèrent personne.

Le hameau menait sa petite vie monotone. Les bergers suivaient leurs chèvres et ne revenaient au village qu'au soir.

La ruelle du hameau demeurait le plus souvent déserte et le château du baron semblait assoupi dans les dernières chaleurs de l'été.

Le mystère demeurait entier.

-Je crois avoir une idée, lança Aymeric un matin.

-Laquelle ? demanda Joliette qui observait avec son ami la mise en place du vitrail du roi et du prince.

-Quand j'ai entendu le baron et ses cavaliers parler de Isolde et menacer de détruire le vitrail, la dernière pleine lune illuminait la nuit. Ils ont évoqué un nouveau rendez-vous à la prochaine pleine lune.

-La suivante se lèvera ce soir, dit la jeune fille en se tournant vers le garçon.

-Allons à la chapelle cette nuit. Nous réussirons sans doute à les surprendre.

-D 'accord, approuva Joliette. Bonne idée. Nous irons.


Il fallut faire semblant d'aller dormir tôt, ce soir-là. Joliette prit une mine épuisée à la fin du repas.

-Cette petite n'en peut plus, monsieur, dit la bonne de notre amie à son père. Depuis sa rencontre avec ce garçon, il l'emmène dans des courses interminables en montagne. Ils courent sur les sentiers du matin jusqu'au soir. À midi, ils boivent un peu d'eau sous une cascade, et oublient de manger. Ces enfants reviennent au soir, affamés, et on se demande, en les voyant sales et si mal habillés, lequel est votre fille et lequel est le mendiant.

-Je crois que ces balades en montagne font le plus grand bien à Joliette, répondit le papa. Elle se dépense et s'endurcit en même temps. Je n'aimerais pas que ma fille soit une mauviette.

Notre amie fit un grand sourire en embrassant son père, puis elle se retira dans sa chambre.

-Vous n'avez plus besoin de rien, mademoiselle ?

-Non merci, répondit notre amie. Je m'endors.

Dès que la jeune fille eut soufflé la bougie et refermé la porte, Joliette bondit hors de son lit, passa ses vieux vêtements de marche, ceux dont parlait sa bonne, puis elle enjamba la fenêtre.

Aymeric l'attendait près de la porte du jardin.

Ils se mirent en route dans la nuit.


La porte de la chapelle était entrouverte. Quelqu'un venait de passer? Ou bien le vent forçait-il les vieilles bâtisses? Ils se faufilèrent en silence à l'intérieur.

Des cavaliers arrivèrent quelques minutes plus tard, armés de flambeaux.

Les deux amis se glissèrent sans bruit dans le confessionnal, comme Aymeric la dernière fois. Ils n'étaient pas très rassurés et leurs cœurs battaient la chamade.

Une dizaine d'individus entrèrent dans la petite église.

-Le baron arrivera dans quelques instants, annonça l'un d'eux.

Amaury de Guerlande entra à son tour dans la chapelle. Il passa à deux pas des enfants qui tremblaient de peur.

-Mes amis, dit-il, les cloches arriveront dans quatorze jours exactement. Les livreurs passeront par la montagne. L'autre chemin qui vient d'Italie n'est pas assez sûr. Trop de voleurs y attendent les voyageurs ou les convois pour les détrousser. Quand ils traverseront Entre Ciel et Terre, en fin de journée sans doute, je les inviterai à venir festoyer dans mon château. Pendant qu'ils mangeront, et surtout qu'ils boiront, ce sera à vous de jouer.

-Comment devrons-nous faire ? demanda un des hommes.

-Préparez Isolde. Détachez-la et amenez-la dans mon écurie. Vous repérerez une cloche de la même dimension dans les chariots, sans doute la plus grosse. Vous ferez l'échange. C'est tout.

-Et ensuite ? fit l'un d'eux.

-Le lendemain, reprit le baron, ils hisseront Isolde dans la tour de la cathédrale. Les ouvriers choisiront sûrement la plus grosse cloche pour impressionner le roi Othon et son fils. Le maître constructeur donnera l'ordre de la mettre en mouvement, et sans le savoir, il fera sonner Isolde. En carillonnant, les vibrations causées par la cloche briseront le vitrail du roi et du prince. Ça causera un beau gâchis et une victoire pour nous contre ce roi que nous détestons tous.

-Vous êtes certain du résultat, baron ?

-J'ai introduit un de nos complices dans l'équipe qui travaille à l'atelier de maître François. Il connaît le son d'Isolde et veille à ce que la pâte de verre préparée pour ce vitrail contienne l'alliage nécessaire et précis pour correspondre aux vibrations de notre cloche. D'ici là, plus un mot à qui que ce soit.

Les hommes quittèrent la chapelle un à un. Le baron échangea quelques paroles avec le dernier, paroles que nos amis, toujours cachés dans l'armoire-confessionnal, n'entendirent pas.

Puis le châtelain et son complice sortirent à leur tour. Ils fermèrent la grande porte à clé !

Aymeric et Joliette étaient enfermés dans la chapelle. Ils auraient pu appeler, mais seul le baron les aurait entendus...


Les deux enfants cherchèrent d'abord une issue, mais ils n'en trouvèrent aucune. Il leur fallut se résoudre à attendre.

La nuit fut pénible, froide, interminable. Assise sur les pierres rugueuses du sol, Joliette s'éveillait au moindre bruit. Aymeric tenta en vain de la rassurer.

-Et demain, quand mon père apprendra ce qui m'arrive, je vais bien me faire punir, dit-elle en soupirant.

L'aube parut enfin. Une faible lueur se glissa par les meurtrières de la rude chapelle. Puis le soleil éclaira.

Les heures passèrent lentement. Dix fois nos amis essayèrent encore de forcer la porte, mais en vain.

-J'ai faim, dit la jeune fille dans l'après-midi.

-Tu ne sais pas ce que c'est qu'avoir vraiment faim, répondit Aymeric. Moi je connais.

Joliette se tut. Elle se disait que son père ou sa bonne chargée de veiller sur elle finirait par songer à la chapelle.

Elle ne voulait surtout pas y passer une seconde nuit. Puis elle observa son courageux copain, assis, patient, stoïque, sur l'autel de pierre.

-Un cavalier s'approche, dit le garçon en sautant à terre.

-J'en entends même plusieurs, précisa Joliette.

Quelqu'un ouvrit la porte. Les deux enfants, cachés dans le confessionnal, virent entrer deux hommes. Le baron et un autre. Notre amie retint un cri.

-Je le connais, dit-elle tout bas à son ami. Il s'appelle Corbélius. C'est un mage. Il a voulu me tuer autrefois. Mon père l'a chassé, il l'a banni de la ville. Il s'est réfugié ici, chez le baron.

(Lis ou relis le premier chapitre : La cathédrale du diable.)

-Fuyons par la porte ouverte, chuchota Aymeric. Sauvons-nous, pendant qu'ils nous tournent le dos.

Ils sortirent de leur cachette et coururent sur le sentier qui mène à Entre Ciel et Terre. Puis ils descendirent vers les maisons qui entouraient à présent le chantier de la cathédrale.

Le baron et le mage, se retournant, avaient vu et reconnu nos amis. Un garde, resté dehors, tendait déjà son arbalète. Le baron interrompit son geste.

-Ils n'iront pas loin, dit-il. Si tu blesses Joliette, la fille du maître bâtisseur, nous aurons des ennuis. Je parlerai à son père. Quant à l'autre, le gamin, j'en fais mon affaire. Dommage qu'il ne soit pas mort de faim dans les bois, celui-là.


Amaury de Guerlande se rendit le lendemain chez le père de Joliette. Il obtint une entrevue et se lança aussitôt dans un chapelet de mensonges et de médisances. Il calomnia Aymeric, disant qu'il connaissait ce gamin depuis belle lurette, qu'il était voleur, menteur, mal élevé.

-Un voyou, une graine de bandit de la pire espèce, ajouta le méchant homme. Un très mauvais compagnon, pour une jeune fille de bonne famille comme la vôtre. Il l'entraîne sur une mauvaise pente. D'ailleurs, et je dis cela pour le bien de votre fillette cher ami, demandez-lui où elle se trouvait la nuit passée. Vous serez étonné.

Le papa convoqua notre amie dans son bureau. Il la regarda d'un œil sévère.

-Où as-tu passé la nuit de lundi à mardi ? dit-il.

-J'étais enfermée dans la chapelle d'Entre Ciel et Terre.

-Seule ?

-Avec Aymeric.

-Que faisais-tu là ?

-Papa, j'espionnais avec lui un groupe d'hommes, dont le baron fait partie. Ils te veulent du mal, ainsi qu'à la cathédrale.

-Que me racontes-tu là, ma chérie ?

-Ils veulent placer la cloche de la chapelle de leur village dans la tour achevée, et quand elle sonnera, le vitrail du roi Othon et de son fils Louis se brisera.

-Joliette, tu dis n'importe quoi. On installe des cloches dans la plupart des cathédrales, et aucune d'entre elles n'a jamais fracassé ou fait éclater un vitrail. D'autre part, le baron se montre très coopératif. Il me fournit les blocs de pierre nécessaires à la construction et la main d'œuvre efficace dont j'ai besoin.

Le père de notre amie se tut un instant.

-Je ne veux plus voir ce garçon dans ma maison, jusqu'à nouvel ordre. Tu diras à Aymeric de partir. Qu'il retourne vivre dans son village.


Joliette, la mort dans l'âme, emmena son ami hors de la maison de son père. Elle lui proposa de passer ses nuits dans la cathédrale, en attendant mieux.

-Ne t'inquiète pas, dit le garçon. J'ai vécu à la dure et je sais me débrouiller.

-Je t'apporterai à manger en secret, et on continuera à se voir, promit la jeune fille.

-Merci. Et nous accomplirons notre mission, une tâche importante, ajouta Aymeric. Il faut sauver la cathédrale. Maître François achève de monter, d'installer le vitrail du roi et du prince. Nous devons le protéger.

 

Un soir, le père de Joliette annonça que les cloches arriveraient le lendemain.

-Et après-demain, ajouta-t-il, on organisera une grande fête. Othon et Louis viennent visiter le chantier. Ils pourront admirer le premier vitrail, le leur, et la première cloche sonnera en leur honneur.

 

Quinze jours avaient passé depuis la fameuse nuit au cours de laquelle Joliette et Aymeric avaient entendu les projets du baron et de ses sbires avant d'être enfermés dans la chapelle.

Notre amie, depuis lors, retrouvait chaque jour son copain, aux environs du chantier de la cathédrale. Elle lui portait à boire et à manger.

-Comment allons-nous faire ? lui dit-elle ce jour-là. Personne ne nous croit. Demain, ce sera une catastrophe.

-Allons ce soir à la chapelle. Nous pourrons peut-être intervenir, ou au moins, récolter quelques preuves de ce que nous affirmons.


Ils montèrent à la nuit tombée à Entre Ciel et Terre. Ils contournèrent le village pour ne pas se faire repérer dans les dernières lueurs du jour, puis marchèrent vers la chapelle.

Un cavalier en venait. Les deux enfants se cachèrent derrière une haie. Il passa sans les voir.

La porte de la petite église était grande ouverte. Ils entrèrent en silence, prêts à se sauver au moindre bruit, mais elle était déserte.

Ils passèrent dans la tourelle par l'escalier en colimaçon. Isolde n'était plus là. La lourde cloche venait d'être détachée.

-Trop tard, dit Joliette.

-Oui, on arrive trop tard, reprit Aymeric. Mais j'ai une idée. Retourne chez toi. Ne dis rien à personne. Je sais ce que je vais faire. Ne crains rien pour demain.


Une équipe d'ouvriers amena les cloches au chantier le lendemain à l'aube. Le père de Joliette donna l'ordre de hisser puis de fixer la plus grosse dans la tour gauche, presque achevée. Un échafaudage surmonté d'une grue en bois avait été installé à cet effet.

Le roi Othon et son fils Louis débarquèrent de leur carrosse dans l'après-midi. Joliette, tout à sa joie de revoir son ami ne pensa plus guère à ce qui menaçait le vitrail.

Elle voulut présenter Louis à Aymeric, mais ce dernier demeurait introuvable. La jeune fille le chercha, mais elle ne le vit nulle part.

Elle monta même avec le prince au hameau d'Entre Ciel et Terre. Elle s'y renseigna, mais personne ne semblait avoir croisé le garçon.

-Demain, à la fête, il sera trop tard, songea tout haut Joliette.

Louis se retourna.

-Que dis-tu ?

-J'ai peur pour demain.

-Pourquoi aurais-tu peur ?

Notre amie décrivit à son ami ses aventures à la chapelle. Elle expliqua la participation du baron au drame qui se préparait, évoqua la présence du mage Corbélius, que le garçon ne connaissait pas, mais qui n'annonçait rien de bon. Elle termina en parlant de la disparition d'Isolde.

-Je ne crois pas qu'une cloche puisse briser un vitrail, dit le prince.

-Tu parles comme mon père, répondit Joliette.

Mais il souriait. Elle n'insista pas.


Le lendemain, peu après dix heures, le travail cessa sur le chantier. Ouvriers et habitants des villages voisins se rassemblèrent sur l'esplanade située devant la cathédrale. On préparait la fête.

On installa des bancs au pied des marches de l'édifice, juste devant le portail.

Othon von Wittelsbach, roi de Bavière, et son fils, le prince Louis, prirent place en compagnie de Joliette et son papa, de François, le maître vitrier, et du baron de Guerlande.

-Faites sonner la cloche, ordonna le père de notre amie.

La jeune fille, anxieuse, sentit son cœur s'emballer. Tantôt elle observait le haut de la tour où l'on apercevait l'énorme cloche qui commençait à bouger, et tantôt, le vitrail du roi et du prince fixé sur le mur de la future nef de la cathédrale.

La cloche émit un son mat, comme étouffé.

-Sonnez, que diable, cria le maître d'œuvre.

On perçut de nouveau un son amorti, à peine audible.

Sur un ordre du roi, des gardes et des ouvriers escaladèrent les échelles de l'échafaudage de la tour. Ils revinrent quelques instants plus tard en tenant fermement Aymeric.


Le garçon était torse nu.

-Il se cachait là-haut, dit l'un des hommes. Ce garnement s'est amusé à nouer sa chemise autour du battant de la cloche.

-Pour protéger le vitrail, cria Aymeric. Explique-leur, Joliette, dit-il en tournant la tête vers son amie.

-Je vous avais prévenu, lança le baron. Ce gamin est un vaurien.

Joliette se leva et prit la parole avec calme. Elle raconta ce qu'elle avait entendu au cours de la nuit passée dans la chapelle. Elle évoqua la présence du mage Corbélius. Elle accusa le baron.

-Montez là-haut, ajouta la jeune fille. Ses hommes ont échangé la cloche venue d'Italie contre celle du clocher d'Entre Ciel et Terre. Vous verrez son nom gravé dans le métal. Isolde.

Les propos de notre amie furent vite confirmés par quelques ouvriers qui se précipitèrent dans la tour à la demande du père de Joliette.

Le roi fit aussitôt saisir le baron et relâcher Aymeric.


-Le son d'une cloche peut-il détruire le verre ou le cristal ? s'enquit le père de Joliette en se tournant vers son maître d'œuvre.

-J'ai déjà entendu dire cela, déclara François. Que l'on détache cette Isolde et qu'on la porte dans mon atelier. Nous allons tenter une expérience.

L'affaire fut rondement menée. La grue fit descendre la cloche Isolde que l'on conduisit chez le maître vitrier sur une carriole tirée par des bœufs. On l'accrocha à une large poutre, prête à sonner. Tous les notables présents et quelques soldats  prirent place sur des bancs, le long des tables. On fixa ensuite un vitrail pas encore habillé de couleurs, dans un étau.

-Celui-ci est de la même pâte que celui de la cathédrale, annonça François. Faites sonner la cloche.

Au premier "dong", une fissure apparut dans le vitrail. Au second coup de cloche, il se brisa dans un grand fracas, répandant des morceaux de verre partout dans l'atelier.

Le roi fit emmener le baron par les gardes qui le suivaient toujours dans ses déplacements. Le mage Corbélius cette fois se retrouva en prison. On démasqua le complice qui avait modifié la pâte à verre. Il rejoignit les deux autres.

Une équipe d'ouvriers reconduisit Isolde à la chapelle d'Entre Ciel et Terre. Les autres cloches, celles venues d'Italie, furent installées dans la tour pendant les semaines qui suivirent. Les travaux de la cathédrale des neiges suivirent leur cour.

 

Maître François garda Aymeric dans sa maison.

Le garçon, émerveillé par l'art ne quittait plus l'atelier. Il expliqua un jour à maître François qu'il ne savait ni lire ni écrire, mais que depuis tout jeune, il dessinait des oiseaux avec passion. Il en gribouillait partout quand il vivait auprès de sa mère. Sur le sable, dans la boue humide, sur les murs, sur les pierres.

François lui proposa d'en créer sur du verre et d'y ajouter de la couleur. Un miracle se produisit. Le garçon fit des prodiges. Il possédait un don que personne ne savait.

Joliette, qui passait son temps à le regarder travailler, était émerveillée.

Maître François invita un soir le père de notre amie à venir regarder les œuvres réalisée par Aymeric. Il admira les lignes heureuses, l'harmonie des couleurs, la perfection des attitudes. Ils décidèrent d'en placer partout dans la cathédrale.

Ce même soir, François annonça au garçon sa décision de l'adopter. Ce fut l'aube d'un grand bonheur pour Aymeric.

-Je t'apprendrai tous mes secrets. Tu deviendras maître vitrier, mon fils. Un jour tu me succéderas.

-Et nous bâtirons des cathédrales, comme nos pères, ajouta Joliette en souriant.

 

Mais une aventure étrange attend Joliette et ses amis. Lis vite la dernière partie de cette série de récits : La crypte.