Isabelle

Isabelle

N°34

Les bulles de savon

     Certains jours, Isabelle revient toute seule à la maison après l'école. Elle a cinq ans et demi. Oui, parfois, quand papa et maman n'ont pas le temps de venir la chercher après la classe, et qu'un de ses trois grands frères, chargés d'aller la prendre, l'oublie, elle rentre seule. Elle longe le trottoir, puis tourne au coin. Elle fait encore quatre cents mètres le long des villas de son village et elle arrive chez elle.


Ce jour-là, elle marchait à son aise. Il faisait beau, même chaud. Elle portait sa salopette jaune, un t-shirt blanc et ses baskets bleues. Ses longs cheveux blonds, coiffés en deux longues tresses, encadraient son visage.

Tout à coup, par terre, elle vit un flacon bleu. Elle se baissa.

-Tiens, dit-elle, qui a laissé ça là ?

Elle le prit en main. Personne en  vue. Elle l'observa encore, puis elle le glissa dans la poche de sa salopette.

Arrivée à la maison, sa maman lui demanda :

-Qu'as-tu dans la poche, Isabelle ?

-Une bouteille que j'ai trouvée en revenant de l'école.

-Ma chérie, il ne faut pas ramasser tout ce que tu trouves au sol ou dans les poubelles.

-Maman, je ne fouille pas les poubelles. Le flacon traînait au milieu du trottoir et il n'y avait personne.

-Allez, viens prendre ton goûter.

Elle s'assit à la table de la cuisine. Elle mangea une pomme et puis monta dans sa chambre. Là, elle sortit le flacon de sa poche et l'ouvrit. Il contenait un liquide pour faire des bulles de savon.


Isabelle souffla dans l'anneau fixé au capuchon du récipient et forma une bulle bien plus grande que celles que l'on crée d'habitude. Elle devint plus grosse qu'un ballon de football, plus large qu'un poste de télévision. 

Elle se détacha doucement de l'anneau. Elle flotta en l'air et alla se poser sur le lit de la fillette juste contre son lapin en peluche blanc. Le doudou se retrouva soudain enfermé à l'intérieur.

Au même instant, notre amie le vit cligner des yeux et remuer le nez. Il redressa ses oreilles. Puis il se mit à courir dans la bulle.

-Oh! s'émerveilla Isabelle. Lapin ! Mon lapin chéri. Tu es vivant !

Elle tendit les bras pour le prendre et le serrer contre elle.

Hélas, au moment où elle toucha la bulle, celle-ci éclata, et le lapin ne fut plus qu'une simple peluche couchée sur son lit.


Alors vite, elle reprit la bouteille. Elle contenait peut-être un liquide magique ! Elle créa une deuxième bulle, aussi grande que la première.

Elle souffla pour l'envoyer vers son lapin, mais elle ne semblait pas vouloir aller par là. Elle flotta vers un autre coin de la pièce. Celui où Benjamin, son frère de sept ans et demi qui partage sa chambre, entasse ses petites autos, ses camions et même une grue. Il range ses voitures n'importe comment. Il les serre les unes contre les autres, dans tous les sens.

La bulle se posa sur les autos du garçon.

Soudain, les phares s'allumèrent et les moteurs se mirent en route. Les voitures tentèrent de se déplacer à force de coups de klaxon. Les conducteurs qui venaient d'apparaître criaient les uns sur les autres.

-Tu veux bien avancer, toi! Tu es dans mon chemin, hurla un chauffeur.

-On ne peut pas se dégager d'ici, lança une dame assise au volant. Les voitures sont mal garées.

-Et toi, pourquoi tu recules alors que moi j'avance, dit un autre.

-Regarde où tu roules, espèce de...., fit un quatrième.

-Qui veut bien ôter cette grue ? Elle gêne au milieu du chemin.

Ils étaient tous en colère et criaient à qui mieux mieux.

Isabelle voulut enlever la grue pour les aider. Elle avança les mains pour la prendre mais quand elle toucha la bulle, elle éclata.

Toutes les autos s'arrêtèrent. Il n'y eut plus aucun phare allumé. Plus personne ne parlait et aucun moteur ne ronronnait.

Notre amie rangea les voitures de son frère avec soin, comme dans un parking.


Elle empoigna de nouveau son flacon et souffla une troisième bulle.

Elle devint grande, si grande, encore plus grande que les autres. Elle flotta entre sol et plafond, puis partit dans un autre coin de la chambre, près de l'armoire, là où Isabelle range ses poupées. Là où elle les laisse traîner, plutôt... Elle ne s'en occupait pas beaucoup ces jours-là.

La bulle se posa sur les poupées. Elles remuèrent aussitôt et se mirent à parler. La première s'écria :

-Regarde la robe que je porte ! C'est un haillon ! Je voudrais bien voir Isabelle aller à l'école vêtue comme ça. On se moquerait d'elle. Elle serait honteuse.

-Tu peux parler, coupa deuxième. Tu as de la chance d'avoir une robe, toi. Moi, je suis presque nue. Elle serait honteuse de se promener comme ça dans les rues ou au magasin.

-Et moi, gémit la troisième, je suis bien fâchée de rester comme cela assise par terre. Isabelle ne s'occupe plus de moi. On dirait qu'elle ne m'aime plus. Ça me rend triste. J'ai envie de pleurer. Méchante fille !

Notre amie en avait assez entendu. Elle toucha la bulle pour la faire éclater et les poupées se turent.

Elle les prit toutes les trois et les posa sur son lit. Elle ouvrit son tiroir, là où elle range leurs petits vêtements et les sortit. Elle enleva les haillons sales et rhabilla ses trois poupées. Elle les coiffa avec soin. Puis elle les rangea près de l'armoire.

Ensuite, elle fit une autre bulle pour entendre leurs commentaires.


Elle souffla de toutes ses forces pour l'envoyer vers l'armoire, mais la quatrième bulle refusa de retourner par là. Elle partit dans un autre coin de la chambre, là où son frère place ses petits soldats. Elle se posa sur eux. Ils se mirent à bouger.

-Vite, couchez-vous à terre ! Les ennemis arrivent, je les vois. Ils viennent de là-haut, près de la fenêtre.

Tous les soldats rampèrent sur le sol. Ils s'avancèrent vers le mur et s'apprêtèrent à tirer avec leurs fusils. Soudain, l'un d'eux déclara :

-Moi, j'en ai  marre de faire la guerre.

-Moi aussi, renchérit un autre. C'est pas bien de faire la guerre.

-Oui, ce n'est pas bien ! répéta un troisième. Cela fait mourir les papas. Cela fait souffrir les mamans. Cela fait pleurer les enfants. Moi, je ne veux plus faire ça.

-Moi, non plus, embraya l'autre. J'aimerais qu'Isabelle me change en sportif. Au lieu d'être un soldat, je voudrais avoir un vélo.

Notre amie lui sourit.

-Je veux que tu deviennes un cycliste.

Le soldat se métamorphosa en coureur du tour de France. Il en avait le costume et pédalait sur une magnifique bicyclette de course.

-Et moi, je voudrais être un joueur de football, demanda un autre.

-D'accord, répondit la fillette.

-Et moi, je désire faire un sport de montagne.

-Hé, Isabelle, quand on joue au football, on n'est pas tout seul, appela le footballeur. Il faut être plusieurs.

-Alors, toi aussi, toi aussi, toi aussi... répondit-elle, en désignant les soldats qui levaient le doigt.

Et elle changea presque tous les militaires de Benjamin en sportifs.

Mais un des soldats ne voulait pas être transformé. Il rampa sous une petite voiture. Il se cacha en dessous. Il refusait de se métamorphoser en sportif. Ce soldat avait mauvais caractère, il voulait continuer la guerre. Il leva son fusil, visa notre amie et tira.

Heureusement, la balle toucha le bord la bulle qui éclata. Elle disparut. Le soldat resta un soldat. Les joueurs de football demeurèrent des footballeurs et les autres sportifs également.


À ce moment, la porte s'ouvrit. Benjamin revenait de l'école. Il est en deuxième primaire.

-Tu as rangé toutes mes autos autrement ? s'étonna le garçon.

-Oui, expliqua sa sœur. Comme tu les avais placées, elles ne pouvaient pas rouler. Elles se cognaient les unes aux autres car la grue était dans leur chemin.

-Ah, bien, fit le grand frère en souriant. Et où sont mes soldats ?

-Ils ne voulaient plus faire la guerre. Ils disent que la guerre, cela fait mourir les papas, cela fait souffrir les mamans, et ça fait pleurer les enfants et les bébés. Alors, ils ont voulu changer.

-Très bien ! s'émerveilla Benjamin. Je suis content. Ici je vois toute une équipe de football. Et là, des coureurs cyclistes. Et celui-là en dessous de la voiture, pourquoi est-il demeuré soldat ?

-Il refuse de devenir un sportif, expliqua Isabelle. Il a mauvais caractère. Et il a essayé de me tuer avec son fusil.

Le garçon saisit le soldat qui ne voulait pas cesser de faire la guerre et qui menaçait sa petite sœur. Il alla le jeter à la poubelle.


Lorsque Benjamin revient à la maison, notre amie ne peut pas rester dans la chambre. Son frère doit faire ses devoirs et étudier ses leçons. Elle doit aller jouer au jardin ou au salon.

Elle prit sa bouteille magique bleue et sortit.


Le vent soufflait fort dehors. Le ciel était gris, mais il ne pleuvait pas.

Isabelle se mit près de la haie au fond du jardin et créa une nouvelle bulle énorme. La cinquième. Elle monta vers le ciel. Elle se dirigea vers un gros nuage.

La fillette la perdit de vue. La bulle atteignit cependant l'un d'eux, puis redescendit lentement. Un gros nuage gris, presque noir, était enfermé dans la bulle à présent. Elle se plaça au-dessus de la tête de notre amie qui l'observait attentivement.

Tout à coup, Isabelle aperçut un petit éclair et entendit même le son de la foudre. La bulle éclata à cause de l'éclair. Le nuage se transforma en pluie et notre amie, qui se trouvait juste en dessous, fut trempée. C'était comme si elle avait pris sa douche tout habillée. Elle dégoulinait de partout. Elle entra vite à la maison. Maman la gronda.

-Comment se fait-il que tu sois toute mouillée ? Il ne pleut pas encore.

-J'ai créé une énorme bulle. Elle a pris un nuage et puis elle a éclaté, et je suis toute mouillée par la pluie.

Maman confisqua la bouteille magique. Puis, elle ajouta :

-Va te déshabiller et prendre ta douche. Tu reviendras en robe de nuit pour le repas du soir. Et mets tes vêtements à sécher sur ta chaise, pour demain. Dépêche-toi.

Elle monta à sa chambre. Benjamin sourit en la voyant trempée.

Puis, on passa à table. Maman rendit le flacon bleu à Isabelle, en lui faisant promettre de ne plus se mouiller, ni de faire des bêtises.

Le repas terminé, notre amie monta se coucher. Elle attendit qu'on vienne l'embrasser pour lui souhaiter la bonne nuit.


Après le dernier bisou des parents, elle se leva et se mit à la fenêtre grande ouverte sur le soir d'été. Elle souffla une dernière bulle, une énorme bulle. La sixième.

Les nuages avaient disparu. Le ciel noir scintillait, rempli d'étoiles. La bulle sortit dans le vent, qui l'emporta. Isabelle la regarda longtemps. La bulle monta vers les étoiles. Elle disparut un moment. Puis elle revint, lentement. Elle avait capturé des étoiles. Toute noire à présent, elle brillait remplie de petites lumières. Notre amie la regarda flotter près de son lit.

Elle était belle comme un rêve de bonheur.


Juste à ce moment, Benjamin ouvrit la porte. La poignée toucha la bulle, qui éclata. Toutes les petites étoiles tombèrent à terre et disparurent en fondant sur le tapis.

-C'était très beau, admira Benjamin. C'était quoi ?

-Ce sont des bulles pas comme les autres, expliqua sa sœur. En revenant de l'école, j'ai trouvé ce flacon sur le trottoir, et le liquide qui s'y trouve en fait des magiques. C'est comme ça que tes soldats sont devenus des sportifs, tantôt.

-Oh, recommence, supplia Benjamin, s'il te plaît !

-D'accord, fit notre amie en souriant.


Elle souffla une nouvelle énorme bulle. La septième. Puis elle posa la bouteille sur sa table. Malheureusement, elle oublia de resserrer le bouchon.

La bulle s'envola de nouveau par la fenêtre. Elle monta dans le ciel, emportée par le vent de la nuit.

Puis elle redescendit, avec le croissant de lune. Elle entra dans la chambre des deux enfants. Elle s'accrocha au plafond, près de la lampe éteinte.

La belle lumière argentée de l'astre de la nuit éclairait la chambre à présent. Benjamin et Isabelle s'endormirent en regardant le croissant de lune veiller doucement à leur sommeil et à leurs rêves.

Les gens qui se promenèrent cette nuit-là dans les rues se firent la remarque :

-C'est drôle, cette nuit, il n'y a pas de lune !

Et ils se demandèrent longtemps pourquoi...


Le lendemain matin, quand les deux enfants se réveillèrent, la bulle avait disparu et la lune aussi.

Mais Isabelle avait posé la bouteille mal fermée sur la table et l'eau magique s'était évaporée pendant la nuit.

Notre amie n'a plus jamais pu faire des bulles merveilleuses. Mais elle en rêve encore tous les soirs en s'endormant.