Christine

Christine

N°38

La nouvelle route

     Ce soir-là, Christine revint à la maison, juste avant la nuit, après une belle randonnée en forêt doublée d'une joyeuse baignade sous une jolie cascade. On passa à table, et pendant le repas, papa s'adressa à sa fille.

-Ma chérie, nous avons maman et moi une importante nouvelle à t'annoncer. On construit une nouvelle route.

-Où ça, une nouvelle route ? demanda Christine.

Notre amie habite au milieu des bois. Le village le plus proche de sa maison se situe à deux heures à pied, une heure et demie à vélo, par un chemin en terre mal entretenu rempli d'ornières où stagnent des longues flaques d'eau boueuses.

-Le nouveau tracé part du village, expliqua papa. Il traversera la forêt. Ce sera une large voie, avec de nombreuses avenues latérales où des promoteurs comptent bâtir des centaines de maisons. La forêt va disparaître et être remplacée par un vaste lotissement.

-Et les animaux, où vont-ils aller? s'alarma notre amie.

-Les promoteurs n'y ont sûrement pas pensé, dit maman.

-Et mon hibou? Et mon renard? Et les biches que je connais?

-Ils devront partir vers d'autres territoires de chasse.

-Ce n'est pas tout, ajouta papa. La nouvelle route passera ici. Ils vont détruire notre maison.

-Où irons-nous habiter ? s’inquiéta Christine, dont les yeux se remplissaient de larmes.

-Ils nous relogeront quelque part, au village sans doute. Tu pourras aller à l'école, dit papa.

-Je me réjouis d'aller à l'école, et de me faire plein d’amis et amies, mais je veux aussi entendre mon hibou chanter dans la forêt… Non, ce n'est pas possible, je refuse qu'on fasse cette nouvelle route. Je suis tellement heureuse dans ces bois. Tu me parles parfois des beaux jouets des enfants des villes. Des jouets... Je préfère mes amis animaux. je n'ai pas besoin de jouets.

-On ne peut rien y changer, ma chérie. Les promoteurs de ce projet sont des gens très riches. Nous ne pouvons rien contre eux. 

-J'irai voir le chantier demain. Je ne vais pas les laisser faire.

Mais comment une fille, âgée de dix ans, même très courageuse, pourrait-elle contrer ce projet ?


Pourtant le lendemain, elle prit son vélo. Elle suivit ce mauvais chemin en terre plein d'ornières profondes et de flaques d'eau où dansent de petits moustiques l'été. Elle portait, comme toujours, sa salopette en jean délavé, qu'elle aime pour courir dans les bois, un t-shirt et des sandales de toile tachées de boue aux pieds.

Elle traversa le bois de sapins, puis la grande hêtraie, et arriva, après une heure et demie, aux abords du village. Elle cacha son vélo derrière un arbre.

Elle entendait le bruit des moteurs des camions, des pelles mécaniques, des niveleuses, et celui des tronçonneuses. Elle aperçut, en s’approchant, les ouvriers qui travaillaient. Ils ouvraient une large brèche dans la forêt et pour cela, creusaient la terre, déplaçaient les roches, abattaient les arbres.

Au milieu du chantier se dressait un tilleul énorme. Tout autour de lui, ce n'était que boue jaunâtre. Il avait plu les jours précédents.

Christine repéra quatre hommes qui discutaient en observant l’arbre. L'un d'entre eux semblait être le chef du chantier. Ils portaient tous des casques jaunes.

-Vous allez laisser cet arbre encore debout pendant combien de temps au milieu de la future route?

-Une équipe spéciale de bûcherons doit arriver ce matin pour l'abattre, patron.

-Il est temps! Les camions ne peuvent pas passer! On sera bientôt bloqués! Vous vous rendez compte que ce chantier sera à l'arrêt parce qu'un arbre demeure planté au milieu du chemin! On perd du temps, et le temps c’est de l’argent.

Notre amie réfléchit en silence.

Donc si cet arbre reste debout, se dit-elle, ils ne peuvent pas faire progresser la route! Je vais y grimper. Tant que j'y serai, ils n'oseront pas l'abattre.

Dès que les hommes s'éloignèrent, elle courut dans la boue, puis s'arrêta au pied du tronc. Ce ne fut pas facile d'y monter, parce que les premières branches étaient hautes. Elle s’y reprit à deux fois, mais réussit pour finir à s'accrocher. De là elle grimpa de plus en plus haut et s'installa presque au faîte. Assise sur une grosse branche, elle était bien décidée à rester à cet endroit le temps qu'il faudrait. Elle attendit la suite des événements.


Une heure plus tard, une équipe de trois hommes, munis de grosses tronçonneuses et de longues scies, arriva. L'équipe spéciale de bûcherons annoncée. Ils s'approchèrent de l'arbre et l'entourèrent. Ils l'observèrent attentivement. Ils virent notre amie.

-On ne peut pas couper cet arbre avec ce gamin là-haut, dit l'un d'eux.

Christine repousse souvent ses tresses dans son dos. Et elle aime bien quand on la prend pour un garçon. Vêtue d'une salopette, elle ressemble à un garçon. Elle ne bougea pas.

-Eh! Gamin, descends de l'arbre.

-Non, fit Christine, avec sa tête.

-Tu descends ou je viens te chercher.

-Tu vas monter le prendre comment? fit observer un des hommes.

-Je me le demande... je ne me vois pas escalader un arbre de cette taille. Il est drôlement agile et téméraire ce gamin-là. Que fait-on? Il faudrait une échelle.

Notre amie ne bougeait toujours pas.

-Appelle le patron.

Le directeur arriva.

-Tu veux bien descendre de là, toi? dit-il en criant.

Puis, se tournant vers les hommes du chantier, il les interrogea.

-Personne ne sait le nom de ce garçon?

Un des ouvriers s'approcha.

-C'est une fille. Je la connais. Elle s'appelle Christine. Elle habite au milieu de la forêt. Une petite sauvageonne.

-Bon, tu descends de ton arbre, fillette.

-Non, monsieur.

-Comment "non monsieur"? Je vais aller chercher ton père.

-Et bien allez l'appeler, proposa notre amie. Il respecte la forêt, lui. Quand il coupe les arbres, pour son travail, il pense aux animaux et à l'environnement.

-Tu descends de cet arbre immédiatement, ou on va venir te chercher.

-Vous n'oserez pas, défia Christine.

Aucun d'eux ne savait comment escalader l'arbre.

-Avons-nous une échelle?

-Non. Attendons. Elle redescendra quand elle aura faim. Il faudra bien qu'elle finisse par retourner chez elle.


Il était midi passé à présent. Christine regrettait de n'avoir pas emmené un pique-nique avec elle. Mais, il fallait tenir le coup maintenant, là-haut.

Une heure ou deux passèrent. L’après-midi était bien entamée. Notre amie restait assise sur sa branche. Elle avait faim et soif, mais elle était bien décidée à ne pas bouger.

-Cela suffit, dit le directeur vers trois heures. Le chantier est presque immobilisé à présent. Prenez vos tronçonneuses et commencez à couper le tronc. Faites peur à la gamine. Donnez-lui l'impression que vous abattrez l’arbre malgré sa présence. Mais soyez prudents, je ne veux pas d'accident.

Les bûcherons s'approchèrent avec leurs grands outils et commencèrent à tailler l'écorce.

-On te prévient, cria l'un d'eux, on coupe l'arbre. On se moque que tu y restes. Quand tu tomberas et que tu te casseras la jambe, ne viens pas pleurer dans nos bras.

Christine prit peur. L'arbre tremblait, vibrait. Elle descendit lentement de branche en branche.

-Donnez-lui une petite correction, dit le directeur, qu'elle ne recommence pas son cinéma demain.

-Oui, d'accord, ricana un des hommes, je m'en charge, dès qu'elle sera à terre.

Elle sauta et atterrit dans la boue. L'un des bûcherons s'approcha.

-Alors, comme ça, tu aimes bloquer le chantier? Si on coupe cet arbre-ci, tu grimperas dans un autre demain, je suppose.

Il empoigna rudement notre amie, puis il la poussa dans une mare de vase qui stagnait. Quand elle se releva, elle dégoulinait de boue de la tête aux pieds. Elle s'éloigna en pleurant.

Elle ne pleurait pas parce qu'elle était sale ou couverte de boue, ni parce qu'elle avait faim. Elle pleurait parce qu'elle avait raté. Et Christine n'aime pas rater. C'est une gagnante.

En passant près d’un petit lac, elle s'y baigna tout habillée pour se débarbouiller un peu, puis elle retourna chez elle.


Tous les soirs, un hibou vient se poser sur l’appui de fenêtre de notre amie. Elle le connaît bien. Il lui a appris à parler aux animaux quand elle était petite. Elle l’a appelé Chachou.

-Quoi de neuf ? demanda le hibou.

-Tu as vu le chantier?

-Oui, répondit Chachou, et ça fait peur.

-Je crois que je ne peux rien y faire, murmura Christine. Je ne suis qu'une petite fille.

-Et si tu demandais conseil au vieux renard ?

-Quel vieux renard ?

-Celui qui vit près du grand marécage, à droite du chemin, après le carrefour des trois routes. Tu verras sa tanière entre les racines d'un vieux chêne.

-Je ne suis jamais allée à cet endroit, dit notre amie, enfin pas jusqu'à cet arbre en tout cas.

-Tu suis la route dans la forêt. Tu prends à gauche au triple embranchement. Tu arriveras à l'endroit où commence l'immense zone de marécage. Là, tu longes la berge à droite, le long des eaux mortes. Tu apercevras un très gros arbre et une grotte, presque à côté, dans les rochers. Un vieux renard vit à cet endroit. Il aura peut-être une idée. Nous, les animaux de la forêt, nous le consultons souvent.

-J'irai demain, promit notre amie.

Le hibou s'envola et Christine s'endormit.


Le lendemain, elle mit sa salopette, son t-shirt et ses baskets, hélas encore bien sales de la veille, mais elle avait prévenu papa et maman qu'elle allait retourner patauger près du grand marécage. Elle s'y salirait de nouveau très fort.

Elle arrangea ses jolies tresses. Elle prépara son pique-nique en finissant de déjeuner, puis elle partit, avec la permission de ses parents, à la rencontre du vieux renard.

Après une marche de deux heures, elle parvint au croisement des trois routes et entra à gauche dans la forêt de sapins, suivant la piste qui mène au grand marais.

C'est une zone marécageuse qui s’étend sur plus de cinq kilomètres de long et cinq cents mètres de large. Christine la connaît bien.

À la lisière, elle quitta le sentier, et s'enfonça dans les mousses et la boue. Les arbres devenaient plus rares à cet endroit. Elle aperçut le chêne que Chachou lui avait décrit. Des roches l'entouraient, formant un ensemble chaotique au bord de l'eau stagnante.

Christine s’arrêta devant le terrier et s'assit sur ses talons. Elle appela.

-Vieux renard! vieux renard!

Il sortit de sa tanière et regarda notre amie.

-Tu sais parler aux animaux?

-Oui.

-Alors, tu es la fille qui habite là-bas dans la forêt, l'amie de tous. J'entends souvent parler de toi, mais je ne t'avais jamais rencontrée. Pourquoi viens-tu me voir?

-Pour te demander conseil, à cause du chantier de la nouvelle route. Ils s'apprêtent à détruire la forêt et ma maison. Tous les animaux devront partir. Je voudrais bien les arrêter mais je ne sais pas comment m’y prendre. Je ne suis qu'une petite fille contre tous des hommes bien décidés et très riches.

-Toute seule, tu n'y arriveras pas, affirma le renard. Mais imagine que quelques dizaines de milliers d'amis t’aident, tu pourrais réussir.

-Tous les animaux des bois? Ils n'oseront pas venir, regretta Christine.

-Non, répondit le vieux renard. Écoute-moi bien. Imagine que tu amènes dix mille moustiques dans ce chantier. Les ouvriers vont se faire piquer sans arrêt. Ils ne pourront plus travailler. Mieux, l'endroit sera jugé insalubre. Et tu connais ces bêtes-là, plus on en tue, plus il en vient. Ils finiront par arrêter les travaux. Qui voudrait habiter dans une forêt infestée de moustiques ? Leur projet de maisons et de routes sera abandonné.

-Bonne idée, dit notre amie, mais je ne sais pas parler avec les moustiques. Mon hibou Chachou ne m’a appris que le langage des quatre pattes, deux pattes et des serpents.

-Pas besoin de leur parler. II suffit de les attirer vers le chantier. Pour cela, tu dois y déposer des œufs de citrolonus.

-C'est quoi un citrolonus? demanda Christine.

-Je t'explique. Tu n'as sans doute jamais vu ni entendu parler de ces horribles animaux, parce qu'ils vivent dans des grottes et se déplacent dans la vase. Ils ne sortent de leur abri que la nuit, pour aller se nourrir. Peut-être que tu as déjà remarqué, quand tu marches dans la boue près d'un marais, que parfois ton pied sort de ta chaussure qui, elle, reste dans la vase. C'est peut-être un citrolonus qui te retient et essaie de t'aspirer dans la profondeur.

Christine écoutait en silence la description du vieux renard.

-Ces animaux ressemblent à des grandes méduses. Ils ont des couleurs ratées, verdâtres, jaunâtres, brun sale, rouge sang. Ils possèdent un œil, situé au centre de leur dos, un œil énorme qui te regarde en clignant parfois. Si tu poses ton pied sur un citrolonus, il t'aspire et t'entraîne vers les profondeurs de la boue dans lesquels il vit et tu meurs asphyxiée avant d’être dévorée.

Notre amie frissonna.

-Tout près d'ici se trouve une grotte, continua le vieux renard. C'est leur nid, leur tanière. Ces affreux animaux y pondent leurs œufs. Pas des œufs comme ceux des poules. Ils sont plus gros et leur coquille est mal faite, granuleuse et très fragile. Si tu prends un de leurs œufs et que tu le casses, il dégage une odeur étrange qui attire les moustiques.

-Que dois-je faire ? 

-Si tu as du cran, et il t'en faudra beaucoup, tu peux entrer dans leur caverne. Tu ne peux le faire que la nuit, quand ils partent chasser. Vole-leur un, deux ou trois de leurs œufs et va les casser dans le chantier. Tu attireras suffisamment de moustiques pour faire arrêter les travaux.

-Cela me fait très peur, mais s'il faut, je le ferai.

-Fais attention, ajouta le vieux renard. Tu apercevras des pierres lumineuses dans ce lieu sinistre. De la sélénite, une roche, ici chez nous dotée d'un pouvoir étrange. On l’appelle aussi parfois pierre de lune. La nôtre brille en relation avec l'astre de la nuit. Sa brillance évolue avec le disque lunaire. Quand il n'y a pas de lune dans le ciel, la sélénite est toute noire, mais lorsque le croissant de lune croît, la pierre brille de plus en plus jusqu’à devenir éclatante de lumière à la pleine lune. Et puis quand le disque de la lune diminue, et que sa forme rétrécit et puis disparaît, la sélénite s'éteint.

-Je ne connaissais pas ces pierres, dit Christine.

-Ne t'approche surtout pas ces sélénites. Malheur à celui qui touche celles si différentes des autres, ici, dans cette grotte. Il se met en danger de mort. C'est un terrible poison. Si tu prends une de ces pierres de lune dans la main, tu peux en mourir. Sois prudente, insista le vieux renard. Et bon courage.

-Merci, souffla notre amie.


Elle revint à la maison.

En chemin, elle réfléchit qu'aller la nuit dans cette grotte sinistre, peuplée par ces monstres étranges, toute seule, ça faisait vraiment trop peur. Elle songea qu'à deux, on se sent plus courageux. Elle téléphona, avec la permission de ses parents, à son ami Mathieu. 

Il vit à la ville. Nos amis ne se voient que pendant les vacances. Il a du cran. Elle apprécie les garçons audacieux, généreux et qui n'ont pas froid aux yeux. Elle lui exposa brièvement son projet.

-Ça tombe bien, j'ai quelques jours de vacances. Je viendrai après-demain, avec l'autorisation de papa et maman.


Mathieu arriva chez Christine. Après un moment de joyeuses retrouvailles, notre amie exposa toute l'histoire à son ami. Le chantier, le discours du renard, le marécage, la grotte effrayante. Puis, assis l'un près de l'autre par terre contre le mur de la maison, elle lui parla des œufs de citrolonus. Hélas, elle oublia d'évoquer les sélénites.

-Comment allons-nous faire pour sortir la nuit? interrogea le garçon.

-On pourrait demander à mes parents la permission de passer une nuit dans une cabane que je connais. Elle se situe à l'embranchement des trois routes, à une heure d'ici. Tu oseras?

Tu peux découvrir cette cabane avec notre amie dans l'étonnante histoire "la poupée". Christine 23.

-Pas de problème, affirma Mathieu. Je vais chez les louveteaux et j'ai emporté mon sac de couchage avec moi. Je me sens prêt à dormir dans cette baraque, ou n'importe où, si c'est avec toi.

-Moi, je me roulerai dans une couverture, dit Christine.

Le papa et la maman de notre amie s'étonnèrent de la demande des enfants, mais répondirent que si ça leur plaisait d'aller dormir à l'aventure, ils pouvaient.

-Si vous avez trop peur au milieu de la nuit, vous rentrerez à la maison.

Ils partirent vers la cabane après le repas du soir. Mathieu avec son sac de couchage et son tapis de mousse. Christine emporta une couverture. Ils allèrent vélo.


Ils pédalèrent sans se parler vers le carrefour des trois routes. Il ne faisait pas très chaud. La pleine lune brillait. Ils ne la voyaient pas tout le temps parce que des nuages la cachaient à certains moments. Ils pensaient à leur terrible projet. Ils emmenaient une lampe de poche et une boîte tapissée d’ouate, pour le transport des œufs si fragiles, afin de ne pas les casser en route.

Ils arrivèrent à la cabane, une vieille construction en bois, à peu près de la taille d'une classe. Mathieu installa ses affaires et puis se tourna vers son amie.

-On ne dormira pas beaucoup cette nuit, je crois.

-Ça c'est vrai, répondit notre amie.

-Bon, on y va ?

-Je crois qu'on devrait attendre un peu, proposa Christine. Il ne fait pas encore assez noir.

Ils s'assirent l'un près de l'autre, contre le mur de planches de la cabane. Ils bavardèrent un moment. Quand ils se mirent en route, la nuit était tout à fait tombée. Ils frissonnèrent quand un hibou hulula.


Ils traversèrent le bois de sapins en suivant le chemin en terre. Puis ils le quittèrent en vue du marécage. Ils passèrent près du chêne du renard et s'arrêtèrent devant l'entrée de la grotte. Elle se trouvait sous un amoncellement de hauts rochers déchiquetés. La lumière de la lune y créait un jeu d’ombres et de clartés sinistre à souhait. L'eau du marécage particulièrement sale et malodorante à cet endroit, car stagnante, entrait dans cette cavité. Là vivent les citrolonus, selon le vieux renard.

Les deux enfants s'assirent sur un rocher plat, à l'entrée de la grotte. Ils observèrent et attendirent la sortie des monstrueux animaux. Tout était silence sauf parfois le plongeon de quelque rat dans l'eau ou le cri lointain d'un renard. Quand la lune se montrait, la masse chaotique noire des roches se découpait dans le ciel sombre.

Et tout à coup, ils en virent passer un premier.

Je te souhaite de ne jamais voir un citrolonus ! On dirait une grande tache d'huile qui se déplace doucement entre deux eaux, près du fond. Au milieu du dos, un gros œil s'ouvre et se ferme, et semble te regarder, menaçant.

Le premier d'entre eux, verdâtre, passa au fond de l'eau, devant nos amis, et s'éloigna vers le marécage.

-Tu crois qu'on peut y aller? murmura Mathieu très impressionné.

-Attends, regarde, en voilà un autre, fit Christine. Il y en a plusieurs, m'a expliqué le vieux renard.

Un deuxième citrolonus jaune-brun sale suivait le premier et s'éloigna dans l'eau. Les deux enfant attendirent cinq à dix minutes, mais il n'en vint plus.

-Il faut qu'on y aille, dit notre amie, parce que si le premier revient, on ne pourra pas aller chercher les œufs.

-Je suis prêt. On allume la lampe?

-Non, parce que si on éclaire, on créera un reflet à la surface de l'eau et on ne verra pas au fond s'il en vient encore un.

-Oui, mais on risque de passer à côté des œufs.

-D'accord, on allumera de temps en temps.


Christine s'avança la première. L'eau et la boue lui vinrent assez vite jusqu'aux genoux, puis jusqu'à la taille. De la vase épaisse, gluante, répugnante, qui sentait le poisson pourri, les plantes moisies. 

Ils marchaient doucement l'un derrière l'autre. Leurs cœurs battaient la chamade. Notre amie cria tout à coup.

-Mathieu! Quelque chose serre mon pied. Je m'enfonce.

Elle se débattait de toutes ses forces. Elle se sentait attirée vers la profondeur, comme retenue par une ventouse, comme aspirée par un sable mouvant. Mathieu éteignit la lampe de poche. Christine venait de poser son pied sur un citrolonus bleu-gris.

Le garçon saisit son amie sous les épaules et tira de toutes ses forces. Elle sortit ses pieds de ses chaussures. Elle resta pieds nus dans l'eau. Ils retournèrent vers le rocher plat qui émergeait hors de la boue. Ils s’y assirent.

-Raté, murmura Christine.

-Non. Regarde, montra Mathieu. Là...

Le troisième citrolonus s’éloignait lentement vers le marécage.

-J'y retourne, décida notre amie. Écoute Mathieu, je ne peux pas y aller pieds nus. C'est trop dangereux. Si je croise un autre citrolonus, je ne pourrai pas me dégager. Passe-moi tes baskets. On chausse à peu près la même pointure. Je vais aller chercher les œufs seule. Toi, tu m'attendras ici.

-Non, répondit Mathieu, je ne te les prête pas.

-Pourquoi?

-J'y vais, moi.

-Mais... si tu marches sur un citrolonus...

-Je te laisse la lampe de poche. Je resterai dans l'obscurité, ainsi je les repérerai. Je le fais pour toi et pour tous les animaux de la forêt que tu m'as appris à aimer.

Le garçon s'avança vers l'entrée de la grotte. Christine l'appela.

-Mathieu, fais attention! Tu ne veux pas que je vienne avec toi pieds nus?

-Non, pas question que tu m'accompagnes ainsi. Reste là. Attends-moi. Et si jamais tu vois un citrolonus revenir, tu cries, tu siffles, tu fais n'importe quoi pour me prévenir.

Il atteignit l'entrée de la sinistre caverne.

-Mathieu.

-Oui?

-Tu es vraiment un garçon super. Tu es courageux. 

-Merci, dit son copain en souriant.

Il rougit un peu, mais cela ne se voyait pas parce qu'il faisait tout noir. Il entra dans la grotte.


Il aperçut assez vite des sélénites qui brillaient dans l'obscurité. Il les admira et s'en approcha. Il en détacha une. Notre amie avait oublié de lui en parler. Puis, il en saisit une deuxième et une troisième et les garda en main.

-Celle-ci sera pour mon père. Il étudie les roches dans son laboratoire à l'université. Je parie qu'il n'en a jamais vu de pareilles. Celle-là est pour moi et cette jolie pour Christine. Une belle surprise.

Il marcha vers le fond de la grotte vers les œufs. Les pierres éclairaient de leur lumière douce les mains et le visage du courageux garçon.

-Ah, voilà leurs œufs, dit-il en les apercevant dans une sorte de niche naturelle.

II glissa les sélénites dans une poche arrière de son jean.

Il choisit trois œufs et les serra contre lui. Puis il ressortit de la grotte. Un des citrolonus arrivait lentement et entra dans la caverne. Mais Mathieu se hissait déjà près de Christine.

-Voilà trois œufs. Ouvre vite la boîte.

Il les posa dans l'ouate qui tapissait le fond, puis ils refermèrent soigneusement le récipient. Ils retournèrent vers la cabane.

Notre amie, pieds nus, marchait lentement à côté de son ami, poussant parfois des petits cris quand elle posait le pied sur un caillou ou une branche pointue.


Arrivés à la cabane, ils montèrent sur leurs vélos. Ça allait mieux pour Christine! C'est plus facile de rouler à vélo pieds nus, que de marcher par terre. Ils se rendirent au chantier. Ils avaient accroché la précieuse boîte sur le porte-bagages du vélo de Mathieu.

Ils parvinrent à la nouvelle route après plus de trois heures. Ils entendirent sonner deux coups au clocher de l'église du village.

-Regarde, dit notre amie, je vais en briser un là-bas. Marcher dans la boue ne doit pas faire trop mal aux pieds. Toi, si tu veux bien t'approcher des baraquements...

-Oui, j'y vais, souffla Mathieu. Et le troisième, on le cassera ici.

Il prit un œuf de citrolonus et quand il atteignit les bâtiments de planches, il le brisa en le jetant par terre. Christine en cassa un à l'autre bout du chantier, puis rejoignit son copain. Ils allaient partir... les premiers moustiques arrivaient.

Ils retrouvèrent la cabane vers cinq heures du matin, sales et épuisés. Ils s'assirent un instant sur leur couverture ou sac de couchage.


-Merci, dit notre amie. Grâce à toi, on a réussi.

-Oui, chuchota Mathieu, et je t'ai ramené un petit souvenir.

Il alla dans sa poche.

-Regarde les belles pierres.

-Mon Dieu, s'écria la jeune fille, tu as trouvé ça dans la grotte? Lâche-les, vite!

-Pourquoi?

-Jette-les! commanda Christine, c'est du poison.

Le garçon les lança dans un coin de la cabane.

-Tu as pris ces pierres dans la grotte ? redemanda notre amie. Oh mon Dieu, je suis honteuse! Le renard m'avait pourtant avertie, mais j'ai oublié de t'en parler! Tu es en danger.

-Comment ça ? s'inquiéta Mathieu.

-C'est un terrible poison, dit notre amie. Tu peux en mourir.

-Oh, je les ai à peine touchées. Je ne les ai pas gardées en main longtemps. Je vais me rincer les doigts dans une flaque d'eau.

-Vas-y tout de suite, supplia la jeune fille.

Il sortit tremper ses mains dans l'eau d'une ornière du chemin.

Ils se couchèrent tous les deux côte à côte. Christine s'enroula dans la couverture. Mathieu ne voulut pas se glisser dans son sac de couchage, à cause de ses vêtements boueux. Ils s'endormirent en se donnant la main.


Vers dix heures du matin, on frappa à la porte de la cabane. 

-La matinée est déjà bien avancée, dit le papa de notre amie en souriant. On ne mange plus, on ne boit plus, on ne déjeune plus?

-On a dormi tard, dit Mathieu en ouvrant.

-En effet. Il est dix heures et demie. Et comment avez-vous réussi à vous salir à ce point? Allons, venez à la maison, le petit déjeuner vous attend.


Mathieu resta quelques jours encore chez Christine. Il firent des grandes balades dans les bois, de belles baignades dans les rivières et les étangs. Mais le garçon se sentait de moins en moins bien chaque jour. Il se plaignait sans cesse de sa fatigue. Il ne montait plus dans les arbres, comme elle. Il ne courait plus. Il se sentait de plus en plus essoufflé.

Christine s'étonnait.

-Avant, tu grimpais mieux que moi et tu courais plus vite que moi.

Souvent le garçon suppliait de pouvoir s'asseoir et se reposer.

-Je ne me sens pas bien, murmura Mathieu, un matin. Je crois que je suis malade. Je vais retourner chez mes parents.

Et la lune décroissait.


Trois jours plus tard, Christine, très inquiète, téléphona à Mathieu. Son père répondit.

-Ton ami est mal en point, Christine. Je suis très soucieux. Les docteurs ne trouvent pas la cause de sa maladie. Son sang se détruit, me dit-on. Il ne mange presque plus. À l'hôpital, il ne se lève même plus. Les médecins disent que si cela continue, il risque de mourir dans quelques jours.

Le père du garçon se tut, la voix altérée par l'émotion.

-Non, s'écria notre amie en larmes, non je ne veux pas, je ne veux pas!

Elle raccrocha.

-S’il meurt, c’est ma faute… dit-elle tout haut.


Cet après-midi-là, Christine partit dans la forêt. Elle retourna à l’endroit près de la grotte où vivait le vieux renard. Elle l'appela. Il sortit de sa tanière.

-Bravo! félicita le vieux renard.

-Pourquoi dis-tu cela? s'étonna notre amie.

-J'apprends la nouvelle par les oiseaux. Le chantier est abandonné et ils ne feront jamais cette route. Des milliers de moustiques pullulent sur les lieux et continuent à proliférer. La région est déclarée insalubre.

-Oui, j'ai gagné... mais mon copain va mourir.

-Ton copain va mourir?

-Oui. J'ai oublié de le prévenir pour les sélénites. Il est entré dans la grotte. Il en a ramassé quelques-unes, croyant me faire plaisir. Il les a tenues en mains un moment.

-Il a touché des sélénites! Il va mourir demain aux premières heures du matin. Quand le dernier croissant de lune disparaîtra, cette nuit justement, les sélénites s'éteindront. Ceux qui les ont tenues en main vont mourir à ce moment.

-Oh non! sanglota Christine, je ne veux pas. Je ne veux pas.

Elle pleurait à présent.

-Donne-moi un conseil, vieux renard. Je ferai n'importe quoi, n'importe quoi! Dis-moi ce qu'il faut tenter. Tout est de ma faute.

Le visage de la jeune fille était inondé de larmes.

-Oserais-tu retourner chez les citrolonus?

-Oui, murmura Christine.

-Dans la nature, quand il y a un poison, il existe toujours un contrepoison. Dans ce cas-ci, le remède est l'œuf de citrolonus. Tu leur en voleras un. Tu iras ensuite chez ton copain. Tu placeras cet œuf dans l'eau. Il devra s’y plonger.

-Dans une baignoire, par exemple?

-Non. Pas dans un bâtiment. Cela doit se faire dehors, dans un étang ou dans une fontaine. Tu aideras ton ami à s’immerger, même la tête, dans l'eau où tu auras posé l'œuf sans le briser. Il guérira très vite. Mais il faut que tu fasses cela avant que la lune disparaisse, vers quatre heures du matin au plus tard.

-Je le ferai, décida aussitôt la jeune fille. Merci vieux renard.


Ce soir-là, Christine se coucha toute habillée. Quand ses parents vinrent lui dirent bonsoir, elle tira sa couette jusqu'au-dessus des épaules. Ils l'embrassèrent puis fermèrent sa porte. Elle se leva et ouvrit sa fenêtre. Son hibou arriva.

-Chachou. Tu veux bien m'accompagner? Je dois retourner dans la caverne aux citrolonus. J'en ai vraiment peur.

-Je t'aime bien, Christine, mais je ne te serai d'aucun secours dans la grotte. Et je dois chasser.

Le hibou s'envola.


Christine se leva. Elle mit des vieilles chaussures de toile aux pieds, un citrolonus avait emporté les autres. Puis elle enjamba la fenêtre. Elle marcha à quatre pattes dans la gouttière. Elle n'osait pas aller par l'escalier de peur d'éveiller ses parents et de se faire gronder.

Elle sauta sur le toit du bâtiment où papa entrepose son bois. Elle se glissa sous les tuiles par la petite lucarne et descendit par les poutres du hangar. Elle atterrit sur le sol, monta sur son vélo et partit.

Son cœur battait fort. Elle craignait les citrolonus, mais songeait à Mathieu.

Arrivée au carrefour des trois routes, elle tourna dans le bois de sapins. Elle ne voyait pas grand-chose dans cette nuit très noire, presque sans lune.

Elle posa son vélo près de la grotte. Elle ne repéra aucun citrolonus. Étaient-ils sortis? Elle ne le savait pas. Tant pis. Elle se glissa dans l'eau sale. Elle sentit la vase infiltrer ses vêtements. Ça lui vint jusqu'à la ceinture. C'était froid, collant, glissant, effrayant. Elle frissonna. Le mince reflet du dernier croissant de lune se reflétait sur l'eau noire du marécage.

Elle entra lentement dans la grotte et repéra un œuf. Elle vit aussi les sélénites, presque éteintes.

Elle prit l'œuf en main et se retournant pour sortir, elle aperçut un citrolonus qui revenait dans la grotte. Terrifiée, elle se colla contre la paroi rocheuse et ne bougea plus. Elle osait à peine respirer. L'animal passa près d'elle, clignant de son œil jaune, sans percevoir sa présence. Christine avait tellement de boue sur elle qu’il ne l’avait pas vue.

Elle se faufila doucement vers l'entrée et sortit de la grotte juste à temps, un deuxième arrivait.


Elle remonta sur son vélo et roula trempée jusqu'au village. Elle y parvint vers deux heures du matin. Il fallait encore parcourir une longue route pour arriver à l'hôpital. Elle dut pédaler et pédaler encore.

À certains moments, elle s'endormait presque, épuisée, mais impossible de se reposer en chemin. Il fallait arriver à temps.

Il se mit à pleuvoir.

Tant mieux, pensa Christine. Plus je serai arrosée, plus j'aurai froid et plus je tiendrai éveillée et je ne m'endormirai pas.

Elle parvint enfin en vue de l'hôpital. Elle cacha son vélo derrière une haie et posa l'œuf de citrolonus au bord d'une fontaine animée d'un jet d'eau, devant l'entrée de la clinique. Elle passa dans le bâtiment et grimpa par l’escalier de secours pour éviter des rencontres.

Il fallait faire attention, et ne pas être aperçue par une infirmière, qui l'aurait sûrement mise dehors. Une jeune fille sale, au milieu de la nuit dans les couloirs, on ne la laisserait pas passer.


Elle connaissait le numéro de la chambre de Mathieu. Elle s'y dirigea prudemment. Elle ouvrit la porte et découvrit son copain allongé sur un lit. II était très pâle et amaigri.

-Christine, gémit le garçon. Je crois que je suis très malade.

-Tu ne vas plus l'être très longtemps. Je viens te soigner. J'apporte ce qu'il faut. Redresse-toi. Fais-moi confiance.

-Je ne peux plus me lever, souffla Mathieu. Je n'ai plus la force.

-Il faut que tu m'accompagnes, on doit aller dehors. Je vais t'aider, courage.

Elle saisit son copain par les bras.

-Accroche-toi, je vais te porter.

Mathieu se pendit au dos de son amie. Elle le traîna vers l'ascenseur car elle savait qu’elle ne réussirait pas à le porter dans l’escalier. Ils sortirent sans autre difficulté. Elle entendit sonner quatre heures du matin.


Christine prit l'œuf de citrolonus et le glissa dans l'eau de la fontaine, couverte à moitié de nénuphars, sans le casser, pour ne pas attirer les moustiques. Puis, elle entra dans l'eau froide avec Mathieu. Il se laissa tomber, épuisé. Elle poussa la tête de son copain sous l'eau à plusieurs reprises. Ils grelottaient tous les deux.

-J’ai froid, Christine, gémit Mathieu en se redressant. Je veux sortir.

Elle le replongea dans l’eau. Il ressortit encore. Elle le repoussa à nouveau. Tout à coup, la garçon s'écria :

-Cette eau est trop froide! Arrête. 

-Oh, je vois que tu vas mieux, dit son amie en souriant. Tes forces reviennent.

-J'en ai marre de barboter là-dedans. Pourquoi fais-tu cela? demanda le garçon.

-Ce bain te guérit des sélénites.

-Mais...c'est vrai, constata Mathieu. Je retrouve mes forces. Comment as-tu fait?

-J'ai placé un œuf de citrolonus dans cette fontaine, comme m'a expliqué le renard.

-Tu es retournée seule chez ces monstres?

-Pour te sauver la vie, dit Christine.


Ils sortirent de l'eau et retournèrent vers la chambre, dégoulinants, bras dessus, bras dessous. Ils croisèrent une infirmière.

-Tu es allé prendre une douche en pyjama Mathieu? Et qui est cette jeune fille?

-C'est la fille la plus géniale que je connaisse, expliqua Mathieu. Et c'est ma meilleure amie. Elle vient de me sauver la vie. Une fille super. Son courage est incroyable.

Le soleil se levait.


Au matin, les docteurs, étonnés, déclarèrent Mathieu tout à fait guéri. Les dernières analyses le prouvaient. Il put retourner chez lui dans l'après-midi avec ses parents.

Et la nouvelle route n’a jamais été construite. Christine avait gagné.