John et Gun

John et Gun

N°1

Le Journal du lendemain

     Vous connaissez, je pense, les savants John F. Goldberg et Gun S. Brocken, surtout si vous fréquentez les milieux scientifiques et universitaires. John est professeur de chimie au prestigieux M.I.T., à Boston (USA). Gun enseigne la physique et l'astronomie à l'université de Louvain (Belgique).

Vous savez sans doute qu'ils se rendirent célèbres par leurs travaux concernant la maîtrise du temps. On a beaucoup parlé dans les journaux spécialisés de leur principe du retournement du temps, du futur vers le passé, et de leur théorie de la contraction instantanée de la durée appelée par eux: «l'éclipse temporelle des jours».

On leur attribue aussi l'invention d'un petit appareil qu'on peut tenir dans la main, et grâce auquel il est possible de se déplacer dans le temps. Il suffit d'introduire la date à laquelle vous voulez vous rendre, d'appuyer sur «enter», et de tenir l'instrument solidement contre soi. Vous fermez les yeux trois secondes. L'instant plus tard, vous restez au même endroit, mais à l'heure et à la minute précises, fixées au préalable. On ne vous a pas encore parlé de cet appareil car ce prototype expérimental n'est pas encore commercialisé et le secret bien gardé.


Un soir d'hiver, le professeur John assistait son ami Gun pour quelques travaux dans le sujet qui les passionne, au château de Sombreuil, aimablement prêté pour quelques semaines par la duchesse de Sainte-Foix, aux environs de Bruxelles. Un peu avant minuit, John déclara à son ami:

-Cette interminable expérience m'épuise. J'ai besoin d'aller respirer un peu dehors et de me changer les idées. Je crois que nous tournons en rond. Où as-tu rangé l'appareil? Je vais aller faire quelques pas et je ramènerai le journal de demain soir. Tu n'as besoin de rien?

-Non, répondit Gun. D'ailleurs je pense arrêter ce travail bientôt. Je commence à croire qu'il ne nous mènera à rien. Nous suivons une fausse piste. La machine se trouve dans le coffre dans le bureau de la duchesse.

-J'arrive, promit John, à tout de suite.

Le savant sortit du laboratoire, saisit l'appareil à voyager dans le temps, et s'assit dans un des fauteuils du salon. Il programma la même heure, mais à la date du lendemain.

Nos amis achètent tous les soirs le journal du lendemain en vente dans tous les magasins de nuit. C'est plus intéressant de connaître les nouvelles du futur que celles du passé, surtout pour les cours de bourse, les résultats du Lotto ou la météo…

Il appuya sur «enter», ferma les yeux trois secondes, puis les rouvrit. Il passa dans la cour du château, monta dans sa voiture, et se dirigea vers un drugstore ouvert toute la nuit.

En roulant vers ce magasin, le savant songea que commercialiser ce télé-transporteur temporel serait une opération financièrement rentable. Une famille qui souhaite, par exemple, se rendre à la mer ou à la campagne un prochain weekend pourrait connaître avec précision le temps ce jour-là et savoir s'il sera favorable à une randonnée ou à un barbecue.

Mais cela poserait aussi des énormes problèmes: les joueurs connaîtraient à l'avance les résultats du tiercé, des courses de chevaux ou de toute autre loterie. Les politiciens, soucieux de leur réélection, jouiraient à l'avance de leur victoire ou pleureraient leur défaite… mais cela pourrait fausser les sondages. Par contre les enfants en consultant leur bulletin de fin de trimestre, pourraient tenter un effort pour en corriger des résultats éventuellement défaillants.

Mille autres possibilités apparaissaient, évidentes, au savant.


Lorsque Gun vit revenir son ami, il comprit aussitôt qu'un drame se produisait. Lâchant ses travaux, il se précipita vers John pour le soutenir car il semblait sur le point de s'évanouir. Il l'étendit sur un divan et posa le journal du lendemain sur la table. Le gros titre de la première page lui sauta aux yeux:

Le célèbre savant John F. Goldberg vient d'être retrouvé, ce soir, assassiné semble-t-il, à la gare du Midi à 20 H 04. Le savant, bien connu pour ses recherches sur le déroulement du temps, gisait déchiqueté, méconnaissable, entre les quais n° 6 et 7. Le Thalys, train en provenance de Paris, a déplacé le corps sur environ six mètres. Le conducteur du TGV déclare avoir vu un homme sauter d'un convoi venant en sens inverse, puis se fracasser contre sa locomotive.

Une photo assez floue, et sombre surtout, montrait le rail et le corps du malheureux, enfin, ce qui en restait…


Les deux savants demeurèrent un instant muets.

-Quelle horreur! murmura Gun, en rompant le silence. Pourtant, je n'y crois pas.

-Cela se trouve là, imprimé sous tes yeux, confirma John.

-Comment cela peut-il être… nous ne connaissons aucun ennemi.

-Et surtout, que pouvons-nous faire pour déjouer ce drame épouvantable, tout en respectant le texte imprimé ici, dans ce journal qui va paraître demain soir.

-Nous n'aurions jamais dû concevoir et fabriquer cet appareil, dit John. Je vais mourir dans moins de vingt-quatre heures et j'aurais préféré ne pas le savoir.

-Peut-être, répondit Gun. Mais je crois, au contraire, que grâce à notre machine à voyager dans le temps, nous avons une opportunité extraordinaire de prévoir le futur et peut-être, dans les heures qui viennent, de modifier ce destin.

-Que veux-tu faire? soupira John. Tu ne comprends pas que dans vingt heures je serai mort! Quoique j'entreprenne, je vais inexorablement me rapprocher de ce 20 H 04 et de cette gare du Midi.

-Certainement pas, assura son ami. Je prends l'affaire en mains et je te promets de tenter l'impossible pour t'éviter cette mort affreuse. Pour commencer, tu vas avaler un petit somnifère et essayer de passer une bonne nuit. Ne t'inquiète pas, je m'occupe de tout. Je ne vois pas ce que tu irais faire demain soir à cette gare du Midi. Cela me paraît un bon point de départ.

Le savant John, anéanti, se montra docile. Il monta se coucher dans la chambre mise à sa disposition par la duchesse et s'endormit vite grâce au médicament utilisé.


Quand il s'éveilla le lendemain, son ami lui proposa de passer la journée ensemble, sans se quitter un seul instant. Ils travailleraient dans leur laboratoire et termineraient les expériences de la veille.

-J'ai téléphoné à nos amis les Van den Abele. Souviens-toi, ajouta Gun, ils habitent de l'autre côté de la ville. Leur appartement se trouve près de la gare du Nord. Ils t'attendent dès sept heures du soir. Vous passerez la soirée ensemble et dînerez en paix. Et le 20 H 04 ne sera bientôt plus qu'un mauvais souvenir.

-Merci, répondit John.

-Je crois qu'ainsi, reprit Gun, toutes les dispositions sont prises pour que le destin ne s'acharne pas sur toi.

John remercia encore son ami, mais au fond de lui, il demeurait sceptique et angoissé. Puisqu'il était écrit dans les journaux qu'il allait mourir ce soir, cela devait avoir lieu, cela devait arriver…


La journée égraina ses minutes avec lenteur. Ils travaillèrent sans cesse au laboratoire. Vers 18 H 30, John quitta Gun. Il monta dans sa voiture.

-Tu veux que je te conduise chez les Van den Abele?

-Je suis capable de rouler tout seul jusque chez nos amis.

-Fais quand même très attention, dit Gun.

-Je ne risque rien, répondit son ami, nerveux. Il n'est pas écrit que je mourrai dans ma voiture suite à un accident, que je sache…

John emprunta le boulevard périphérique afin de se rendre vers la gare du Nord et le quartier où habitent les amis qui l'attendaient. La circulation était très dense et John fort distrait. À deux reprises il dut freiner brutalement, surpris par un feu de circulation passant au rouge.

Il restait perdu dans ses pensées, et on le comprend.

19 H 05. Selon le journal, il lui restait un peu moins d'une heure à vivre. Il essuya son front mouillé de sueur.

La nuit était tout à fait tombée. La pluie fine faisait miroiter sur l'asphalte de nombreuses lumières un peu floues. John se trouvait à moins de cinq minutes de chez les Van den Abele.

Soudain un taxi déboucha en trombe, venant d'une ruelle à droite. John réagit trop tard. Le chauffeur prit la voiture du savant de plein fouet. Le choc fut violent, mais notre ami en sortit indemne, juste un peu étourdi. Le conducteur du taxi vociféra quelques injures. John remplit le constat d'accident machinalement, signa, puis rangea sa voiture devenue inutilisable le long du trottoir.

Il remarqua qu'il avait oublié d'emporter son téléphone portable. Il s'éloigna vers la gare afin de téléphoner aux Van den Abele et leur demander de venir le chercher. Il était à présent 19 H 22.


Au moment d'entrer dans la gare du Nord, John aperçut un homme, venant en sens inverse. L'individu, vêtu d'un costume et d'un manteau noir, la tête couverte par un chapeau en feutre, marchait vers lui. Il semblait tenir un révolver dans sa main gauche. John crut apercevoir la pointe bombée du canon de l'arme dans la poche de l'imperméable de son adversaire. Son cœur se mit à battre la chamade. Il se surprit à transpirer de nouveau.

L'homme n'était plus qu'à trois pas. Il s'arrêta à la hauteur du savant.

-Vous n'auriez pas du feu, s'il vous plaît?

Il sortit alors une pipe de sa poche.

John bredouilla une excuse et s'éloigna, transi de froid, vers la gare. 19 H 33.


19 H 37 ! Notre ami passa dans l'immense hall de la gare du Nord. Il lui restait à peine une demi-heure à vivre, selon le journal. Notre savant aperçut une cabine téléphonique. Il y entra et sortit de la monnaie, mais constata que cet appareil ne fonctionnait qu'avec des cartes prépayées. Il fallait en trouver une.

John regarda autour de lui et aperçut un kiosque ouvert. Il s'y rendit aussitôt et choisit une télécarte. Il sortit son portefeuille, paya, puis revint vers la cabine. Il introduisit la carte dans l'appareil et composa le numéro de ses amis. Ceux-ci, très inquiets, décrochèrent aussitôt.

Le savant expliqua qu'il se trouvait dans le hall de la gare du Nord. Il parla de l'accident. Ses amis promirent de venir le chercher immédiatement et l'enjoignirent de ne pas bouger de là.


John raccrocha. Tournant son regard vers le marchand de journaux, le savant vit un homme d'une vingtaine d'années, d'allure négligée, s'emparer d'un portefeuille. Notre ami se rappela aussitôt qu'il avait laissé le sien sur le comptoir du kiosque. John sortit de la cabine et cria au bandit de s'arrêter. L'autre se mit à courir. John poursuivit son malfaiteur.

Le malfrat quitta la zone des guichets et se précipita vers les quais. John, qui le suivait, y déboucha presqu'en même temps. L'horloge de la gare indiquait 19 H 43.

Un haut-parleur annonça d'une voix monocorde que le train numéro 218 en direction de la ville de Mons entrait en gare voie 1 et n'aurait que deux minutes d'arrêt.

John aperçut son voleur. Celui-ci bondit dans le train qui venait de s'arrêter. Le savant entra dans le même train par une autre porte, en fait dans le wagon à côté. Il marcha en silence dans le couloir central. Le train était bondé. Notre ami changea de wagon pour se rapprocher de son voleur. Le train s'ébranla et partit… en direction de la gare du Midi.


John, qui venait d'entrer dans le wagon précédent, aperçut son voleur au bout de l'allée. Il se remit à courir derrière lui. L'homme s'enfuit et changea à son tour de wagon. Mais notre savant se rapprochait de lui.

Le train entra dans le long tunnel de jonction entre la gare du Nord et la gare du Midi. Il passa à la gare Centrale à 19 H 51, mais sans s'arrêter. Notre ami observa les lumières défiler à un rythme d'enfer. Quelques personnes, debout sur le quai, regardaient passer le train.

John s'assit un instant. Son cœur battait trop vite. Il essuya la sueur qui perlait à son front.

Soudain le convoi sortit du tunnel. John aperçut les lumières de la gare du Midi. 20 H 01. Le voleur, se retournant, vit le savant. Leurs yeux se croisèrent un instant.

Notre ami ne bougea pas. Effaré, il se rendait compte qu'il s'était laissé mener aveuglément par un destin capricieux et implacable. Il se trouvait à présent à la gare du Midi. Dans trois minutes on le retrouverait mort sur les rails, assassiné. John se sentit mal, oppressé. Sa poitrine le faisait souffrir.

-Tant pis pour mon portefeuille, songea-t-il. Ma vie vaut plus que cela!

Il ouvrit une fenêtre pour mieux respirer. Il transpirait. Son cœur battait la chamade. Il ressentit un vertige. Il n'aurait pas dû poursuivre cet homme.

20 H 02. Le train entra en gare du Midi. On entendait le haut-parleur grésiller l'annonce du passage du convoi.

John ferma les yeux un moment, en nage, au bord de l'évanouissement. 20 H 03. Plus q'une minute à vivre…

Le savant leva les yeux. Il vit le voleur, qui, se sentant toujours poursuivi, ouvrait la porte du wagon. Il sauta à l'extérieur du train. Il pensait atterrir sur le quai et se sauver, mais dans son émotion et sa précipitation à fuir, il se trompait de côté. Au lieu d'ouvrir la porte côté quai, il déverrouilla l'autre, celle qui mène sur le rail. Il sauta sans prendre le temps de vérifier, et fut pris de plein fouet par le Thalys, en provenance de Paris, qui entrait en gare voie 2. Le corps du malheureux fut broyé, déchiqueté, et traîné six mètres plus loin.


Une minute plus tard, à 20 H 05 exactement, le train dans lequel se trouvait John se mit en route en direction de Mons.

Notre ami comprit alors que des policiers allaient venir, et avec les agents de sécurité de la gare, ils découvriraient dans quelques instants le cadavre méconnaissable du voleur sur les rails. Ils le fouilleraient et trouveraient un portefeuille, le sien, au nom du professeur John.

Quelques minutes plus tard, les gendarmes communiqueraient à la presse que le célèbre chimiste était mort, déchiqueté par le Thalys provenant de Paris, à la gare du Midi, à 20 H 04.

John s'assit sur un siège vacant. Il respirait déjà mieux. Il emprunta le téléphone portable d'un passager et appela Gun et ses amis pour les rassurer. Un autre était mort à sa place, un voleur, que le destin n'avait pas épargné, déviant sur lui son impitoyable cruauté.