Béatrice et François

Béatrice et François

N°32

L'horloge qui tournait à l'envers

     C'était pendant les grandes vacances. Un beau dimanche d'été. Six heures cinq au matin. Il faisait déjà chaud. Béatrice et François s'éveillèrent tôt. Ils ont tous deux sept ans et demi et se voient très souvent. Ils sont bons amis.

Ils ne se trouvaient pas chez eux. Ils accompagnaient les parents du garçon quelques jours dans une auberge au milieu d'une vaste forêt. François avait pu inviter son amie, à sa grande joie autant que celle de ses petites sœurs Olivia, cinq ans et demi, et Amandine, trois ans et demi.

Donc ce jour-là, les deux grands s'éveillèrent à six heures cinq du matin. Un dimanche ! Ils se levèrent et allèrent frapper à la porte des parents. Mauvaise idée.

-Les enfants, grogna le papa, il est beaucoup trop tôt. Retournez vous coucher ou alors, prenez vos vélos et allez faire un tour. Ne revenez qu'à neuf heures, pour le petit déjeuner. Surtout ne faites pas de bruit. Ne réveillez pas les petites.

Béatrice mit un short en jean, comme son ami. Ils passèrent tous deux un t-shirt et des sandales de toile. Ils montèrent sur leurs vélos et partirent à l'aventure.


Tout à coup, François héla sa copine.

-Au lieu d'aller toujours vers le lac, prenons ce chemin-là, à droite. On ne le connaît pas. On jouera aux explorateurs.

Ils suivirent une route en terre menant dans un bois de sapins. Ça montait un peu, ça descendait ensuite. Ils passèrent un ruisseau à gué. C'était trop drôle. Ça éclaboussait partout en traversant, même les vêtements.

Après avoir roulé une demi-heure, ils débouchèrent dans une clairière. Là, plus un seul arbre, mais au milieu des fleurs et des buissons de ronces et de framboisiers, se dressait une église.

Elle était isolée. Ni village ni maison aux alentours. Elle semblait vieille et abandonnée. L'endroit, un peu étrange, même inquiétant, les impressionnait.

Un groupe de corbeaux avait élu domicile sur le toit du bâtiment et leurs croassements ajoutaient une note sinistre qui faisait frissonner.

Nos amis s'arrêtèrent et couchèrent leurs vélos dans l'herbe. Au loin, un coq chanta.


La porte, qui semblait bloquée, était entrouverte, créant un passage étroit, juste de quoi se faufiler, et encore, en se glissant de profil.

Béatrice resta un moment devant la façade. Elle observa le clocher tandis que François entrait dans l'édifice. Tout à coup, la fillette appela son copain.

-Viens voir, regarde l'horloge de l'église. Elle tourne à l'envers !

Toutes les aiguilles de montre du monde tournent dans le même sens. Mais celles de cette horloge-là allaient en sens inverse. En plus, elle semblait déréglée. Elle indiquait quatre heures dix du matin, alors qu'il n'était pas loin de six heures et demi à présent.

Ils observèrent l'étrange phénomène un moment.

L'horloge, de forme ovale, semblait bien vieille.

À nouveau, les deux enfants ressentirent cette impression étrange, sinistre, un peu effrayante, perçue en arrivant. Le silence, déchiré à intervalle irrégulier par le cri des corbeaux, ne les rassurait guère.

-Puisque l'horloge fonctionne, pourquoi va-t-elle à l'envers? murmura Béatrice.

-Bizarre en effet. Allons voir dans l'église, proposa le garçon. Nous découvrirons peut-être une explication.


Ils hésitèrent un instant entre remonter sur leurs vélos et repartir, ou explorer l'édifice. La curiosité l'emporta. Ils se glissèrent tous deux par l'étroite ouverture et se retrouvèrent dans la nef centrale.

Elle était éclairée par deux rangées de vitraux, situés très haut sur les murs. Certains étaient brisés. Des morceaux de verre coloré traînaient à terre. Des gravats, détachés de la voûte, jonchaient le sol plein de poussière. Une statue de la Vierge, tombée de son socle, gisait en plusieurs morceaux sur le carrelage sale.

Nos amis remarquèrent une porte ovale située sur le côté droit de la nef. François s'en approcha.

-Où vas-tu ?

-Je vais regarder ce qu'il y a derrière cette porte étonnante.

Il toucha la clenche. Un rire bruyant, horrible, épouvantable, retentit. Le garçon relâcha aussitôt la poignée. Le bruit diminua et disparut.

-C'est toi qui fais cela ? demanda Béatrice.

-Non, s'indigna François. Le rire a commencé juste quand j'ai touché la poignée de la porte.

La fillette rejoignit son copain. Elle prit la clenche en main à son tour. L'affreux rire éclata à nouveau. Elle garda la poignée en main. Le rire décrut lentement, s'estompa et disparut.

Curieux tous les deux, ils entrebâillèrent la porte. À ce moment précis, celle de l'entrée se ferma en claquant, comme poussée par un violent courant d'air. Lâchant tout, nos amis y coururent. Plus moyen d'ouvrir! C'était bloqué! Ils étaient enfermés dans l'église.

Ils regardèrent autour d'eux. Les vitres restaient hors d'atteinte. Il ne virent ni échelle ni corde pour y monter. Les deux enfants coururent partout, affolés. Béatrice eut soudain une idée.

-Ferme la porte ovale, François, peut-être que celle de l'entrée s'ouvrira.

Sans succès, hélas.

Alors, puisqu'ils ne voulaient pas rester là indéfiniment, ils risquèrent de passer par la porte ovale. Ils découvrirent un escalier assez large qui s'enfonçait dans la profondeur d'une demi-obscurité.

Ils descendirent.


Il faisait de plus en plus sombre. Nos amis n'avaient pas emporté de lampe de poche avec eux. L'escalier semblait interminable. Ils comptèrent trois cents marches. Plus ils descendaient, plus il ressentaient le froid.

Arrivés en bas, ils grelottaient.

Tu te souviens, ils ne sont pas chaudement habillés. Dehors, c'est l'été. Short, t-shirt et tennis aux pieds.

Ils s'avancèrent, faisant deux pas prudents sur un petit débarcadère en bois, une sorte de quai qu'une eau noire mouillait. Ils venaient d'aboutir dans une immense cave. On en distinguait à peine le fond.

L'eau ne semblait pas très profonde, mais glacée. Tout était silence, sauf de temps en temps une goutte, venue on ne sait d'où et qui ridait la surface du lac souterrain en tombant.

-J'ai peur, avoua Béatrice. Si on remontait ?

-Je veux bien, dit François, mais on ne trouvera aucune issue là-haut. Tu le sais bien. La porte principale est fermée. On ne peut faire qu'une seule chose, continuer vers l'inconnu...


Une barque était accrochée par une corde à un anneau du quai. Ils y montèrent, la détachèrent, saisirent chacun une rame et s'éloignèrent.

Plus ils avançaient sur l'eau, plus le froid s'intensifiait. La voûte devenait de plus en plus basse. Bientôt, si cela continuait, il faudrait baisser la tête. Et les murs se rapprochaient. La caverne se prolongea en un long tunnel.

Le plafond en pierres grises était couvert de mousse et de plantes verdâtres aux racines pendantes comme des loques déchirées. Le long des murs poussaient des champignons gluants comme de la bave de crapaud. Et toujours cet impressionnant silence entrecoupé par le seul bruit de leurs rames.

Tout à coup, ils aperçurent au loin quelque chose de blanc qui bougeait.

Nos amis cessèrent de ramer et observèrent la chose avec attention. La barque continuait d'avancer sur sa lancée. Un énorme glaçon, un petit iceberg, approchait.

-Voilà pourquoi l'eau est si froide, commenta François.

Ils ramèrent encore et croisèrent de plus en plus de glaçons. Bientôt, il leur fallut se faufiler entre eux. Peu après, il y en eut tellement que leur embarcation se bloqua entre les glaces, comme un navire pris dans la banquise.

La voûte, ici, était redevenue beaucoup plus haute et les parois s'écartaient. Ils venaient d'entrer dans une autre grotte noyée par un étang souterrain, gelé. Impossible d'aller plus loin avec la barquette.

Les deux enfants, s'aidant l'un l'autre, la quittèrent et se hissèrent sur la glace. Ils aperçurent, très loin dans la caverne, une nouvelle porte ovale.


Ils se dirigèrent vers cette seule issue possible en marchant sur l'étang glacé. Une fine couche de neige couvrait la glace. De la neige fraîche. Ils y enfonçaient leurs pieds nus dans les sandales de toile. La neige y pénétrait par les chevilles et glaçait leurs orteils en fondant.

Soudain, venus de la voûte, des flocons se mirent à tomber. Un vent glacé, issu d'on ne sait où, les faisaient tourbillonner.

Nos amis se trouvaient à présent juste vêtus de leur t-shirt et short, dans une véritable tempête de neige. Au sol, la couche atteignit quinze, puis vingt centimètres d'épaisseur. Plus ils avançaient, plus elle s'accumulait. Trente, puis bientôt cinquante centimètres de neige. Ça leur venait au-dessus des genoux. Et toujours il en tombait de la voûte. Les flocons se posaient dans le cou, sur leurs épaules et glaçaient leurs visages.

François glissa. Ses dents claquaient de froid. Il refusa de se redresser. Béatrice s'approcha de lui.

-Allez, viens, lève-toi.

-Non, murmura le garçon, je ne vais pas plus loin. Je meurs de froid. Je ne peux plus avancer. Laisse-moi ici... et essaye de te sauver toi...

-Viens, répéta sa copine. Du cran. Tu ne peux pas rester là... Allez!

La fillette, courageuse, aida son ami à se redresser. 

La porte ovale se trouvait à dix mètres, mais la couche de neige atteignait un mètre à présent. Elle devait l'écarter avec les bras et le corps pour se frayer un passage. C'était atroce.

Ils atteignirent enfin cette fameuse porte. Béatrice, soutenant toujours son copain à moitié évanoui, l'ouvrit. Il faisait tout noir de ce côté, mais moins froid. Ils avancèrent dans l'obscurité après avoir refermé derrière eux.


Les deux amis grelottaient encore, mouillés par la neige qui fondait sur et sous leurs vêtements. Ils tremblaient mais se réchauffaient peu à peu.

Lentement leurs yeux s'habituaient à l'obscurité de la grande pièce où ils se trouvaient. Ils distinguèrent peu à peu devant eux les formes d'une énorme armoire noire. Ils perçurent au même moment un bruit régulier. Tic... tac...tic... tac...

Il y avait une horloge dans ce meuble. Ils l'ouvrirent et découvrirent un majestueux balancier ovale. Au cadran, les aiguilles tournaient... à l'envers. L'horloge marquait trois heures quatre. Or, cela faisait une heure au moins qu'ils traversaient ces souterrains. Il devait être environ sept heures et demie du matin, en réalité.

Trois heures trois. François regarda sa montre de poignet. Elle aussi semblait fonctionner à l'envers à présent. Elle indiquait trois heures deux.

Nos amis semblaient reculer dans le temps. Trois heures une. Soudain l'horloge sonna trois fois.

Il se produisit alors un grincement et un volet en bois s'ouvrit. Une main squelettique sortit de l'horloge et s'avança vers les enfants qui reculèrent terrifiés. Elle tendait un bracelet en or de forme ovale. Béatrice s'en saisit. Elle le glissa à son poignet.

-François, regarde.

Le garçon laissa la fillette un instant. Contournant le meuble horloge, il se dirigea vers une porte, ovale, bien sûr. Il l'avait aperçue en arrivant. Il l'ouvrit. Cela donnait dans un couloir dont le sol était pavé de grosses dalles grises de deux mètres sur deux.

François sentit une odeur piquante.

-Viens, Béatrice. Je crois qu'on peut se sauver par là.

La fillette ne répondit pas.


Le garçon revint sur ses pas. Il vit son amie, étendue, endormie devant l'horloge.

-Que fais-tu là? dit-il à sa copine.

Il s'approcha de la fillette et la secoua pour la réveiller. Sans succès. Il aperçut le bracelet en or glissé à son poignet. Était-ce la cause de son sommeil ?

Ce lieu tellement étrange et mystérieux depuis le début de leur aventure, l'inquiétait de plus en plus. Et Béatrice ne se réveillait pas.

François ôta l'anneau et risqua de le passer lentement à son poignet à lui. Il se sentit aussitôt envahi par une étrange torpeur. Il le retira vivement. La sensation de sommeil disparut. Mais Béatrice avait gardé longtemps cet objet maléfique à son bras. Elle était profondément endormie.

Ne voulant pas s'éloigner en laissant là son amie, il la prit par les mains et la traîna vers la porte ovale qu'il venait de repérer.  Il referma derrière lui.


La dalle sur laquelle ils se trouvaient descendit lentement. François aperçut des lumières et il faisait de plus en plus chaud.

Là se trouvait une salle encombrée de tables couvertes de cornues, ces curieux récipients qu'on voyait autrefois dans les salles d'alchimie, et de ballons en verre contenant des liquides aux couleurs étranges qui bouillonnaient et dégageaient des odeurs piquantes, ressemblant à celle qu'il avait perçue en arrivant. On se serait cru dans un laboratoire de chimie.

Notre ami vit un homme penché vers un chaudron énorme dans lequel il mélangeait quelque chose en faisant tourner une longue cuillère en bois. Le garçon l'observa un moment en silence.

Il posa Béatrice toujours endormie sur une sorte de grand canapé garni de velours rouge.

-Monsieur...

L'homme se redressa.

-Ah, vous voilà enfin tous les deux.

-Comment ça ? Vous nous attendiez ?

-Oui, je pensais bien que vous finiriez par arriver ici.

-Où sommes-nous, Monsieur ?

-Vous êtes dans la crypte de l'église, sous l'ancien cimetière.

-Comment se fait-il qu'il y neige ?

-Il neige ?

-Oui, on a vu des glaçons qui flottent dans l'eau.

-Des glaçons ?

-Mais oui, Monsieur, quand on ramait dans la barque.

-Quelle barque ?

-Celle au bas de l'escalier de trois cents marches.

-Trois cents marches ?

-Mais oui, on a descendu un grand escalier puis on est montés dans une barque ovale. On a rencontré des glaçons dans l'eau, puis on a marché sur un lac gelé. On a failli mourir de froid dans la neige. On s'est réfugiés dans la cave noire où se trouve l'horloge qui tourne à l'envers et mon amie s'est endormie après avoir passé au bras un bracelet qu'une main osseuse lui tendait.

-Oui, une petite curieuse cette fillette, un petite touche-à-tout. Elle dort, et c'est sa faute.

-Mais... balbutia François.

-Rien de tout cela n'existe. C'est de l'illusion, une apparence dépourvue de réalité. Je suis un magicien et je me suis bien amusé à vos dépens.

-Je ne comprends pas.

-Je vous ai vus arriver à vélo près de l'église désaffectée et je vous ai embarqués dans un tour de magie.

-Oui, mais mon amie est vraiment endormie.

-On va la réveiller. Je possède des formules magiques pour cela. Aide-moi, veux-tu. Va là-bas, au fond de la pièce. Tu trouveras un gros livre. Ouvre-le à la page dix-sept.

François ouvrit le grimoire. Les pages, épaisses comme des vieux parchemins, étaient proches de tomber en poussière.

-Je vais répandre un poudre d'or sur ta copine au moment où toi tu prononceras la formule magique. Tu lis ce qui est écrit sur la page de gauche.

-Je ne sais pas lire ça, annonça le garçon.

-Je suis tombé sur un enfant qui ne va pas à l'école ?

-Si, je vais à l'école, en deuxième année. Je lis très bien, mais je ne comprends pas ce qui est écrit.

-C'est du latin. Tu apprendras cela plus tard. Allez, lis doucement les mots inscrits à gauche.

Cela t'arrive-t-il parfois de te tromper entre ta droite et ta gauche ? Notre ami aussi.

Au lieu de lire la formule magique de la page de gauche, il lut celle de la page de droite. Il déchiffra avec difficulté car l'encre était un peu effacée.

-Expergiscaris sed infantulus.

L'homme répandit la poudre d'or sur le corps de la fillette. Une fumée brune s'éleva, puis disparut lentement.

François entendit des pleurs. Béatrice était éveillée, mais elle était devenue un bébé d'un an à peine.


-Regarde ce que tu as fait ! s'écria le magicien. Tu as lu la page de droite, au lieu de la page de gauche. Tu n'es vraiment pas malin.

-Ça m'arrive de me tromper entre ma gauche et ma droite, regretta notre ami, mais je ne comprenais pas ce que je lisais puisque c'était écrit en latin.

-Tant pis pour toi, se moqua le magicien, tu vas ramener un bébé à tes parents.

-Oh, non, s'il vous plaît. Je suis parti ce matin avec ma copine, je ne peux pas revenir avec un bébé. Il faut la faire grandir, Monsieur.

Elle était mignonne, Béatrice. Et drôle! Ses habits avaient rétréci avec elle. Un bébé, vêtu d'un short en jean, d'un t-shirt et de sandales de toile. Par contre, ses cheveux bruns, que la fillette noue souvent en queue de cheval, n'avaient pas rapetissé. Ils allaient de la tête aux pieds, et même les dépassaient un peu. Elle ne parlait pas, elle ne faisait que pleurer.

-Je ne te fais plus confiance pour lire les formules magiques, dit l'homme. Je vais attacher une ficelle autour de son poignet. N'y touche pas. Ton amie grandira très vite. Dans moins de vingt-quatre heures, elle retrouvera sa taille normale. Maintenant, tu la prends et tu t'en vas.

-Cela fait longtemps que je cherche la sortie, osa François.

-Tu vois cette porte ovale, là à gauche ? Ouvre-la. Suis les souterrains. Tu descendras des escaliers, tu en remonteras d'autres. Dans une heure, tu seras dans la forêt. Mais je te préviens, il fera nuit.

-Comment ça ? interrogea le garçon.

-Ici, tout marche à l'envers. Tu es arrivé devant l'église à six heures et demie du matin. Maintenant, avec ma magie, il est deux heures avant l'aube. Tu as reculé dans le temps. Mais à partir de maintenant, ça va tourner dans le bon sens. Tes parents ne t'attendent que tantôt vers neuf heures.

-Il va faire tout noir au milieu de la forêt. Je vais me perdre.

-En sortant des grottes, tu apercevras une petite lumière. Frappe à la porte de cette maison et débrouille-toi pour dormir là quelques heures. Au réveil, tu remarqueras que ce bébé sera peu à peu devenu une petite fille et tu retourneras chez toi. Tu arriveras près de tes parents pour le petit déjeuner.

-Bon, soupira François.

Il prit Béatrice dans ses bras et sortit de l'étrange lieu magique. Il aurait aimé poser un tas de questions, mais il sentait que ce n'était pas le moment ni l'endroit.


Pendant près d'une heure, il suivit des souterrains et traversa plusieurs cavernes.

Où et quand cette magie allait-elle cesser ?

Tout à coup, il se retrouva dehors. Il pleuvait. Le garçon observa la nuit noire. Sa montre indiquait une heure du matin, mais maintenant elle allait dans le bon sens.

-C'est toujours ça, murmura le garçon.

Le bébé pleurait. Il recevait des gouttes sur la tête. Habitué à se comporter en courageux grand frère, lui qui a deux petites sœurs, il ôta son t-shirt et l'enroula autour du corps et de la tête de la toute petite fille.

Il se demandait par où aller quand il aperçut une lumière dans le bois.


Cela venait d'une maison dont l'aspect n'était pas très engageant. Le toit couvert de mousse verdâtre, les murs sales et les volets en bois fermés ne le rassuraient guère.

Le garçon repensa à ses lectures, ces héros, perdus dans la forêt, qui vont vers une petite lumière. Ils arrivent toujours chez des sorcières, des bandits, un loup-garou, des ogres...

Torse nu, grelottant, trempé sous la pluie, il frappa à la porte.

-Entrez, cria une voix suraiguë.

-Une voix de sorcière, soliloqua le garçon.

Il ouvrit la porte. Une vieille femme se tenait assise près de la cheminée. Elle était épouvantable à voir. Ses cheveux ressemblaient à un plat de macaronis renversé sur la tête. Elle avait un œil rouge et l'autre vert. Ses doigts, crochus, se terminaient par de longues griffes noires. Sa lèvre inférieure pendait vers son ventre.

-Ferme la porte, tu laisses entrer le froid, dit-elle en aboyant presque.

-Excusez-moi, répondit François en refermant.

-Que viens-tu faire dans ma maison ?

-Le magicien m'a dit de venir vous demander l'hospitalité.

-Oh, celui-là, ce qu'il peut être agaçant ! Il croit sans doute que je tiens une auberge !

-Il m'a dit qu'on pouvait passer la nuit ici.

-Je ne suis pas un hôtel ! Et en plus, tu es accompagné d'un bébé. Je déteste les enfants.

-Je vais tâcher de la faire taire, Madame. Béatrice, arrête de pleurer, s'il te plaît...

Il lui donna un bisou sur le front. Elle se tut un instant.

-Va dormir dans la pièce à côté, vous partirez au matin.


François ouvrit une porte et entra dans une étable abandonnée. Le sol en briques dures et froides était jonché de paille pourrie et de boue. C'était très sale et ça sentait mauvais. Il vit des toiles d'araignées dans tous les coins. Il revint sur ses pas.

-On doit dormir là, Madame? demanda-t-il poliment.

-Tu veux sans doute une chambre de luxe avec une TV couleur et un accès internet ?

Notre ami referma la porte. Il ramassa un peu de paille propre là où il put en trouver et en fit un petit tas. Il y posa le bébé. Béatrice resssemblait à l'enfant Jésus dans la crèche.

Mais elle pleurait sans cesse. François avait faim. Il pensa que la petite aussi, sans doute. Il ouvrit la porte.

-Madame, nous n'avons rien mangé depuis ce matin, ou depuis hier... enfin je ne sais pas au juste.

-Fais taire ce bébé.

-Justement, Madame, je crois qu'elle a faim. Vous n'auriez pas un biberon ?

-Une chambre, un biberon, et après, ce sera quoi ? Un DVD avec des dessins animés peut-être ? Tu crois que c'est une pouponnière ici ? Je vais te donner du lait. Ça boit du lait les bébés, si je ne me trompe pas.

Elle versa du lait dans un biberon sale. Trois mouches mortes y flottaient.

-Voilà. Et toi aussi tu as faim ? Les enfants m'ennuient ! Et il faut en plus leur donner à manger...

Le garçon reçut un morceau de pain sec. Il remercia poliment et ferma la porte. Il prit la fillette dans ses bras.

-Si on m'avait dit qu'un jour je te donnerais un biberon...

Il ôta les insectes morts, revissa la tétine et le bébé but bravement. La petite pleura encore un peu. François lui donna des miettes de son pain. Tout le morceau y passa.

Quand tu es le plus grand, tu dois parfois te priver pour les petits.

Puis il la coucha dans la paille et ils s'endormirent tous les deux.


Il faisait à peine clair. François sentit une petite main lui caresser le visage.

-Oui, Amandine.

Tu te souviens que notre ami a une sœur de trois ans et demi qui s'appelle Amandine.

Mais c'était Béatrice.

-François, que m'arrive-t-il ? Pourquoi suis-je si petite ?

Elle avait grandi pendant la nuit. Elle savait parler à présent. Et elle pouvait marcher. Elle n'était plus un bébé. Elle semblait avoir quatre ans.

-Quand nous sommes arrivés, hier, près de l'horloge, elle a sonné trois fois. Puis un bras squelettique sorti de l'armoire t'a tendu un anneau ovale en or. Tu l'as mis à ton poignet et tu t'es endormie. Nous étions à ce moment au cœur d'un monde magique, créé par un illusionniste un peu fou, pour s'amuser à nous impressionner. Il m'a fait lire une formule en latin pour te réveiller, mais je me suis trompé de page. Tu es devenue un bébé. Ne touche pas à la ficelle placée autour de ton poignet, elle te fait grandir vite. Ce soir, tu auras retrouvé ta taille normale.

-J'ai faim, gémit la fillette.

-Il ne faut pas entrer là, une méchante dame, une sorcière s'y trouve. Elle ne nous donnera rien à manger.

-J'ai peur des sorcières, répondit la petite fille. Allons-nous-en.

À sept ans et demi, Béatrice, comme toi, n'a presque plus peur des sorcières, mais comme elle n'avait à ce moment que quatre ans, elle tremblait, effrayée.

-On trouvera peut-être des myrtilles dans la forêt ou des fraises des bois. Viens.

Le garçon lui tendit la main.

La fillette pleurait en marchant.

-Ça fait mal aux pieds. Les pierres du sentier me blessent.

Les sandales de toile qu'elle portait au départ n'avaient pas grandi. Les vêtements ne grandissent pas avec les enfants. Ils avaient rétréci avec Béatrice lors de la formule magique prononcée par erreur par François, et à présent, ils conservaient la taille un an. François prit la petite sur son dos, et continua sa marche dans la forêt.


Ils arrivèrent assez vite devant l'église abandonnée dans la clairière. Celle dont les aiguilles tournaient à l'envers. Elles ne bougeaient plus. Ils retrouvèrent leurs vélos couchés dans l'herbe.

-Tu pourras monter et pédaler ?

Béatrice grandissait à vue d'œil. Elle approchait à présent de la taille d'un enfant de cinq ans.

-Ça ira, répondit la fillette.

Nos amis roulèrent jusqu'à l'auberge où les parents les attendaient pour le petit déjeuner.

-Béatrice a rétréci ! s'exclama Olivia, l'autre sœur de François. On dirait qu'elle a cinq ans comme moi.

-C'est une histoire incroyable, annonça notre ami.

Il raconta en détail leur terrible aventure. Elle leur avait paru durer presque toute une nuit, alors que trois heures à peine venaient de passer pour le reste de la famille.


Après le repas, les parents emmenèrent les quatre enfants en voiture. Ils suivirent le chemin dans le bois et retrouvèrent l'église au milieu de la clairière. L'horloge ovale était arrêtée. La porte de la chapelle était entrouverte.

-Attention, avertit François. Elle se referme toute seule.

Le papa prit une grosse pierre et bloqua l'entrée.

Le garçon montra la statue de la Vierge, brisée sur le sol et la porte ovale fermée.

-Si on touche cette poignée, affirma Béatrice, qui atteignait maintenant la taille d'un enfant de six ans, on entend un rire effrayant.

Le papa saisit la poignée. Aucun rire ne se produisit. Il ouvrit. Un escalier de quinze marches menait à une petite crypte. Ils la visitèrent.

Ils ne retrouvèrent ni le grand escalier, ni la barque, ni l'eau glacée, ni la grande horloge, ni le magicien, ni l'horrible sorcière.

Les parents se demandèrent si nos amis n'avaient pas tout rêvé. Mais alors, comment expliquer la taille de Béatrice ?


Revenus à l'auberge, ils se renseignèrent. Le patron leur parla d'une ancienne église, abandonnée dans une clairière et hantée, comme envahie par des mystérieux occupants dont on entend parfois les cris à l'aube, le dimanche, pendant que le coq chante.

Toi, tu sais la vérité...