Christine

Christine

N°42

Le gouffre de la boue, de la faim et de la peur

     -Maman, papa, Mathieu vient de m'envoyer une publicité pour participer à un concours. Il faut photographier des roches colorées, au cœur de la nature. Je vais aller au-delà du carrefour des trois routes et suivre le sentier qui monte dans la région des hauts rochers. Il y en a des magnifiques là-bas. Vous voulez bien?

-Excellente idée, ma chérie, mais tu ne pourras pas faire l'aller-retour et les photos en un seul jour, dit son père.

-Je prendrai mon sac de couchage et je trouverai bien une petite grotte pour y passer la nuit.

-Si tu oses, Christine, ajouta sa mère.

-Merci, maman. Je partirai lundi, répondit notre intrépide aventurière.


Ce matin-là, elle se leva très tôt. Elle but un verre de lait. Elle n'avait pas faim. Elle passa sa vieille salopette en jean des randonnées, un t-shirt, des sandales de toile. Elle arrangea ses deux longues tresses, puis elle chargea le lourd sac à dos avec son sac de couchage et des provisions pour deux jours. Elle embrassa papa et maman, qui lui rappelèrent les règles de prudence et elle partit.

Elle arriva rapidement au carrefour des trois routes, puis emprunta le sentier qui menait par la vallée sèche vers les hauts rochers, en s'arrêtant parfois en chemin pour en photographier l'un ou l'autre.

Elle ne savait pas que dans quelques heures, elle vivrait un enfer, enfermée dans un gouffre où dans la boue, elle souffrirait de la faim et de la peur.


Vers midi, Christine avait bien avancé et avait déjà une belle série de clichés de roches illuminées par le soleil.

Elle arriva au bord d'un précipice d'une cinquantaine de mètres de profondeur. Cela descendait en pente assez raide. Elle s'assit tout au bord, posa son sac à dos sur le sol et l'ouvrit. Elle choisit une excellente tartine bien garnie. Elle y mordit une première bouchée à belles dents.

Elle aperçut alors, un peu plus loin, une tache rouge qui bougeait au vent.

Elle posa sa tartine sur le sac à dos et s'avança vers un arbre mort situé juste au bord du précipice.

La tache rouge semblait correspondre à une écharpe ou un pull en laine accroché à une racine qui surplombait la vallée.

Curieuse, Christine posa ses pieds sur cette grosse racine. Mais, pour atteindre le tissu rouge, elle devait s'avancer un peu. Elle vérifia la solidité de la branche à laquelle elle se tenait.

Malheureusement, notre amie ne remarqua pas que l'arbre mort était presque tout à fait déraciné. En s'avançant au-dessus du vide, elle déséquilibra le tronc et bascula le long de la pente raide, emmenant l'arbre avec elle.

Pendant un interminable moment, elle glissa sur son dos, comme sur un toboggan. Puis, après s'être cognée à une pierre saillante, elle dévala un instant sur le ventre. Des arbustes épineux lacéraient son pauvre corps, déchiraient sa salopette. À chaque instant, elle se croyait perdue. Enfin, elle acheva sa terrible chute dans la boue.

Elle se redressa après quelques instants, sonnée, et un peu raide. Elle se rendit compte qu'outre la boue qui l'avait fort salie, elle avait déchiré la jambe gauche de sa salopette. Mais surtout elle s'était blessée au coude droit, au genou droit et à la cheville gauche. Le coude droit saignait, une longue estafilade de quinze à vingt centimètres sur l'avant-bras. Le genou était bien écorché. Quant à la cheville gauche, elle n'était pas cassée, heureusement, mais elle faisait mal à chaque pas.

Il fallait nettoyer ces blessures le plus vite possible et les couvrir, avant de retourner chez elle pour les désinfecter.


Notre aventurière se dirigea en boîtant vers l'autre côté de la vallée, à une bonne centaine de mètres de là. Elle venait d'apercevoir une haute cascade d'eau claire. Elle pourrait peut-être y laver ses plaies.

Christine progressa vers cet endroit, hélas vraiment difficile à atteindre. Le fond de la vallée était encombré par un véritable enchevêtrement de branches acérées, souvent couvertes de picots. Plusieurs fois, elle dut franchir des zones d'eau stagnante. Elle en eut même à deux reprises jusqu'au ventre. À d'autres moments, il lui fallut enjamber des broussailles, puis ramper sous des branches, se traîner à quatre pattes, se relever, puis se baisser à nouveau.

Cette gymnastique épuisante l'amena enfin au pied de la cataracte. La rivière qui suivait la vallée n'était pas large, mais son eau était fraîche et transparente. Christine s'y lava comme elle put et fit le bilan de ses blessures. Son coude saignait encore un peu, son genou était bien abîmé et sa cheville fort douloureuse.

Elle détacha les bretelles de sa salopette et ôta son t-shirt. Puis elle refixa ses bretelles. Elle sortit son canif de sa poche et l'ouvrit. Elle découpa le t-shirt en lanières afin de créer trois pansements, un pour le coude, un pour les genoux et un troisième pour la cheville.


Ensuite, elle se retourna et observa la paroi. Il fallait remonter là-haut pour pouvoir manger, elle avait faim, et aussi pour retourner chez elle se soigner.

Clopinant à nouveau, elle retraversa l'enchevêtrement de broussailles, d'arbrisseaux, de plantes de toutes sortes, pataugeant souvent dans la boue, tâtonnant parfois dans les massifs de ronces et d'orties. Enfin, elle parvint à l'endroit de sa chute.

Une fois, deux fois, trois fois, elle tenta, en s'accrochant à la moindre aspérité ou à des racines, de remonter à la surface, là-haut. Elle réussit à se hisser à deux mètres, à trois mètres, à quatre mètres de hauteur, mais chaque fois, elle retombait dans la vallée. La paroi était constituée d'une sorte de boue séchée et de pierrailles mélangées. Impossible d'y grimper. Chaque fois que notre pauvre amie posait le pied fermement ou tenait une roche qu'elle croyait solide, tout se descellait et elle retombait au sol.

Christine s'éloigna et chercha à découvrir un autre endroit où elle pourrait escalader cette paroi et sortir de cette profonde vallée. Mais elle n'en trouva pas.

Elle marcha tout l'après-midi dans la boue, se griffant aux ronces, aux branches acérées des arbrisseaux, rampant parfois, progressant ici et là à quatre pattes, avançant toujours, allant d'un côté à l'autre de la vallée en scrutant les parois abruptes, dans l'espoir de pouvoir y grimper. Mais c'était souvent tout à fait vertical et donc impossible à escalader, ou c'était un peu plus incliné, mais friable. Tout se détachait, se décomposait à son passage.

Cinq fois, dix fois, elle tenta, de toutes ses forces, courageusement, de remonter. Plusieurs fois elle glissa et retomba sur le sol en se blessant de nouveau aux endroits précédents ou en se créant de nouvelles égratignures. Désespérée, elle s'assit pour réfléchir.


Le soleil se couche tôt dans ces vallées. On y est vite plongé dans les ténèbres.

Christine vit arriver la nuit avec angoisse. Elle comprit qu'elle ne sortirait pas de ce canyon aujourd'hui. Il fallait trouver un endroit où s'abriter et tâcher d'y dormir, le ventre creux hélas.

Notre amie aperçut une anfractuosité et se dirigea vers elle. C'était une petite grotte. Elle ne repéra aucune trace d'animal évoquant une tanière. En entrant, elle suivit un passage assez étroit, mais elle réussit à se faufiler. De l'autre côté, cela s'élargissait vite et elle découvrit une caverne pas plus grande qu'une chambre. Le sol était de sable.

Christine ressortit de sa petite cachette et observa les environs. Elle ne trouva rien de mieux pour passer la nuit. Alors, elle tira derrière elle une brassée de broussailles, de branches et elle bloqua l'entrée afin de ne pas être dérangée pendant son sommeil par quelque animal qui viendrait la flairer ou la mordre.

Elle s'assit dans le sable et s'appuya contre la roche, au fond de la grotte. Elle avait faim, très faim. Aujourd'hui, elle n'avait bu qu'un verre de lait, très tôt ce matin, et elle avait mordu une fois dans sa tartine. Elle n'avait ensuite rien trouvé à manger, absolument rien. Cette vallée semblait totalement inhospitalière. Elle ne comportait aucun sentier, aucun chemin, aucune habitation. Elle était seule au fond du gouffre.

Épuisée par la marche, par les exercices, par les émotions, elle se coucha dans le sable et finit par s'endormir.


Christine s'éveilla en sursaut dans la nuit. Elle se mit à quatre pattes sur le sable et regarda à l'extérieur à travers les branches. Elle crut entendre un grognement. Son cœur battait la chamade. Elle fit trois pas et observa soigneusement les environs.

Soudain, vers la droite, à une centaine de mètres, sous les reflets de la lune presque pleine, elle aperçut une ombre qui bougeait. L'ombre d'un animal assez grand. Il faisait trembler les branches d'un arbre et en craquait certaines, sous ses pattes sans doute. Il grognait.

Terrorisée, notre amie recula sans bruit. Elle se blottit au fond de la grotte, serra ses genoux entre ses bras et ne bougea plus.


Elle ouvrit les yeux ainsi le lendemain matin. Elle avait un peu moins mal au coude droit, mais beaucoup plus au genou. La cheville n'allait guère mieux. Notre aventurière sortit de sa grotte, écarta les branchages et regarda autour d'elle.

Elle se dirigea d'abord vers la cascade. Elle tendit les mains, les serra l'une contre l'autre et but abondamment l'eau claire, transparente et froide. Elle but plus qu'il ne fallait, le plus qu'elle pouvait, pour tenter de se remplir le ventre et de calmer sa faim. Puis, elle marcha vers l'endroit où elle avait cru apercevoir une bête dans la nuit.

Elle vit des traces dans le sol meuble, des pattes énormes, comme celles d'un éléphant, terminées semblait-il par trois griffes acérées, longues, profondes. Elle observa aussi l'écorce arrachée sur plusieurs arbres. Ça la fit frémir.

Mais Christine est une battante. Il fallait sortir de cette vallée si elle voulait manger. Alors, elle décida de partir vers l'aval et de l'explorer, certaine de trouver l'endroit où elle pourrait escalader cette muraille de quarante à cinquante mètres de hauteur qui l'entourait et sortir enfin de ce gouffre infernal.


Elle progressa toute la matinée au milieu des broussailles, des ronciers et de la boue.

Vers midi, elle aperçut un arbre dont les branches étaient couvertes de petits fruits rouges. Cela ressemblait à des groseilles. Bien sûr, cela n'en était pas et elle le savait bien. Peut-être même que c'était du sorbier. Elle s'en approcha affamée. Elle en cueillit une poignée et les glissa goulûment en bouche. Elle mâcha. Un peu de jus éclata vers son palais. C'était acide, mais elle avait tellement faim qu'elle l'avala. Elle en prit alors une deuxième puis une troisième grappe et les mâcha soigneusement avant de les avaler. Puis elle continua à marcher.

Soudain, elle fut prise d'un violent mal au ventre. Elle ressentit des véritables crampes à l'estomac. La pauvre jeune fille eut juste le temps de se pencher en avant. Elle vomit toutes les baies qu'elle avait avalées. Étourdie, elle chancela et s'appuya contre un tronc couché le temps de se ressaisir. Des larmes coulèrent le long de ses joues et elle pleura un long moment.

Elle continua ensuite à marcher dans la vallée, observant les parois. Encore une fois ou deux, elle tenta d'escalader, mais sans succès.

Un peu plus tard, elle traversa le ruisseau qu'elle longeait depuis la cascade, et se penchant, elle vit fuir une de ces petites crevettes que l'on découvre dans certains cours d'eau bien transparente.

Christine se mit à quatre pattes dans l'eau froide et tenta d'en attraper. En une heure, elle ne réussit qu'à en saisir six. Chaque fois qu'elle en tenait une en main, elle la mettait en bouche, la croquait et l'avalait directement. Elle les garda.

Puis, elle continua sa pénible progression. Sa cheville lui faisait toujours mal. Son genou aussi. Elle se sentait sale dans sa salopette déchirée. Ses tresses étaient en broussaille, mais qu'importait. Il fallait sortir du gouffre.

Le ciel se couvrit et il se mit à pleuvoir. Une pluie fine, régulière, qui la trempait sans la laver. Il ne manquait plus que cela. Elle ne s'abrita pas. Elle n'en avait pas le loisir. Le temps passait vite.

Vers dix-sept heures, elle aboutit devant un grand marécage qui donnait accès à une énorme caverne. Mais surtout, cet endroit marquait la fin de la vallée. Christine comprit qu'elle n'était pas tombée dans un large précipice, dont elle pourrait sortir en suivant le cours et retourner chez elle, mais qu'elle était enfermée dans une sorte de canyon, un gouffre profond, sans issue, entouré de parois raides, abruptes et, malheureusement, impossible à escalader.


Le soir allait tomber. Elle ne voulut pas visiter la caverne qu'elle venait de découvrir, car elle avait remarqué, dans la boue, une grande quantité de traces qui y allaient et en venaient. Elle songea que c'était la tanière où se cachait la bête aperçue la nuit passée. Comme beaucoup d'entre elles, elle dormait le jour et sortait la nuit.

Il était grand temps de retourner vers sa petite grotte, près de la cataracte, de l'autre côté de la vallée. Elle fit le chemin en sens inverse, sans plus essayer de grimper le long des parois, mais en les observant minutieusement.

Elle parvint devant l'anfractuosité presque à la nuit tombée. Elle rassembla des pierres, cette fois-ci, elle les plaça, une fois entrée dans la grotte, dans le passage étroit, afin d'empêcher tout animal, espérait-elle, de venir la déranger.

Elle se coucha. Deuxième soir. Elle rêva un moment à son sac à dos là-haut, avec les provisions de nourriture, le sac de couchage. Elle était sale, en haillons, affamée et surtout épuisée.

Elle s'endormit dans le sable.


À nouveau, elle s'éveilla. Il faisait tout noir.

Elle entendit un grognement angoissant, un hurlement dans la nuit. Elle se redressa, se mit à quatre pattes et observa entre les pierres. La lune éclairait la vallée de sa douce lumière argentée.

Soudain, elle aperçut à quelques mètres d'elle, l'ombre gigantesque, abominable, d'une sorte de grand lézard, une longue bête, dotée de quatre pattes, et qui marchait vers elle. Terrifiée, notre amie osait à peine respirer. La bête la sentait. Bien sûr: Christine s'était rendue jusqu'à sa caverne et l'animal cette nuit n'avait eu qu'à suivre la piste. À présent, le monstre s'approchait de la grotte dans laquelle notre amie se réfugiait.

Heureusement pour elle, le passage était trop étroit pour le mastodonte. La bête hurla plusieurs fois. Christine tremblait, ses dents claquaient. L'animal rôda près de la grotte, furieux, puis s'éloigna.

Notre audacieuse aventurière se sentit condamnée à souffrir dans la journée de la boue et de la faim et à passer ses nuits terrorisée, tapie dans sa caverne, à craindre d'être dévorée par cet animal monstrueux.


Le troisième jour, elle s'éveilla à l'aube. Elle poussa les pierres et sortit de sa grotte. Elle se sentait épuisée. Elle fut prise d'un vertige et s'écroula sur le sol. Une syncope. Elle revint très rapidement à elle.

Il fallait trouver la sortie, et vite. Il était urgent de remonter là-haut. Elle s'affaiblissait et sentait ses forces diminuer.

Elle se convainquit qu'hier, elle avait mal regardé. Il devait exister un endroit où elle pourrait grimper. Elle en était certaine. Oui, elle avait mal regardé hier. Il fallait retraverser le gouffre dans toute sa longueur, observer chaque endroit des deux parois, méticuleusement.


Christine partit, mais elle se traînait. Elle titubait plutôt qu'elle marchait. À midi, épuisée, affamée, elle s'agenouilla dans le ruisseau et réussit à attraper quatre petites crevettes. Elle sortit de cette eau si froide en grelottant, et continua sa progression pour chercher l'issue de son enfer.

Le ciel se couvrit à nouveau. Des nuages noirs. Soudain, un éclair traversa le ciel, un coup de tonnerre résonna en écho dans la vallée et la pluie tomba violente. En un instant, notre pauvre amie fut trempée par une pluie froide.

Pourtant, elle continuait à scruter les murailles qui l'enfermaient. Titubante, sale, épuisée, et toujours en ayant si faim.

Vers cinq heures de l'après-midi, elle arriva à l'autre bout, à la grande caverne. Elle avait tout traversé, tout observé, mais elle n'avait pas trouvé d'endroit par où elle pourrait remonter.

Elle escalada une souche d'arbre, pour tenter d'encore regarder... et tomba évanouie.


Cette fois-ci, elle ne s'éveilla qu'à la nuit tombée.

Elle entendit aussitôt les grognements de la bête. Christine se trouvait à deux cents mètres à peine de sa caverne. Le monstre se tenait à l'entrée de sa tanière. Trop tard pour retourner au passage étroit de la petite grotte qui lui avait servi d'abri pour deux nuits.

Elle frissonna. Elle observa autour d'elle, mais ne vit aucune cachette assez sûre.

Alors, se souvenant des récits de survie qu'elle avait lus ou entendus dans les histoires que lui racontaient son père ou sa mère, elle ôta sa salopette et l'accrocha à une branche. Pour attirer l'animal loin d'elle. Puis, elle s'éloigna de trente mètres environ et se vautra dans la boue. Elle se pinça le nez, ferma soigneusement la bouche et les yeux et y plongea même sa tête et ses cheveux. Quand elle en sortit, elle en était recouverte, mais, grâce à cela, l'animal n'allait pas la sentir, enfin probablement.

Notre amie s'étendit à un endroit où la vase n'était pas trop profonde et elle écouta. Elle aperçut la bête immense. Elle ressemblait à un énorme lézard. Il avançait lentement dans la boue, au son de beuglements effrayants. Il s'approcha de la salopette de notre amie. Il s'acharna sur le tissu, y mordant à pleines dents, arrachant, déchirant, piétinant. 

Christine, horrifiée, haletante de peur, vit le mastodonte s'éloigner lentement en grognant, en direction de la grotte dans laquelle elle avait passé les deux nuits précédentes. Couverte entièrement de boue, elle avait échappé au monstre qui ne l'avait pas sentie.

Elle se coucha entre deux troncs d'arbre et ferma les yeux un instant pour se reposer, en attendant d'affronter l'animal quand il reviendrait.


Quand elle les ouvrit, c'était le lendemain matin. Le matin du quatrième jour. Elle avait dormi là, entre les deux souches, dans la boue et n'avait pas entendu le monstre repasser près d'elle.

Elle se leva. Elle titubait. Elle ramassa sa salopette. Il n'en restait que du tissu sale, troué, déchiré par les dents de la bête. Elle se glissa dedans à bout de forces. Elle se dirigea pourtant jusque de l'autre côté de la vallée, jusqu'à la cascade. Elle y arriva épuisée. Elle but tant qu'elle put et s'assit par terre. Allait-elle mourir là ? Elle se sentait envahie d'angoisse.

Elle aperçut un peu plus loin un endroit où l'eau stagnait. Des petites feuilles de trèfles poussaient au bord. Elle s'y rendit et en cueillit une poignée qu'elle mit en bouche aussitôt. Elle les mâcha soigneusement. Ils n'avaient pas le même goût que ceux qu'elle connaît dans sa forêt, mais elle avait trop faim pour s'arrêter à ce détail. Alors, elle en prit une deuxième poignée puis encore et encore. Elle les mangea avec frénésie.

Hélas, cela ne dura pas longtemps. Elle fut de nouveau prise de crampes au ventre et, quelques minutes plus tard, elle fut obligée de vomir une première et puis une deuxième fois. Elle toucha son ventre creux. Elle avait fort maigri. Puis elle sentit un vertige et s'évanouit.


Pendant qu'elle dormait, elle fit un épouvantable cauchemar. Elle crut apercevoir un éléphant venir vers elle et qui risquait de l'écraser. L'éléphant posa sa patte sur son ventre et Christine s'éveilla en sursaut.

Elle se redressa et marcha vers la cataracte. Elle voulait se laver. Elle se glissa sous l'eau froide. 

Puis, se retournant vers le bout de la vallée, elle fut prise d'une terrible angoisse, d'une horrible panique. Si la bête revenait, elle risquait d'être mangée, d'être dévorée vivante. Elle songea un instant à l'immense gueule garnie de dents, qui la prendrait entre ses crocs qui s'enfonceraient entre ses os, faisant craquer ses côtes, brisant ses vertèbres, déchirant sa chair et imagina son sang qui giclerait partout.

Christine frémit d'horreur. Non ce n'était pas possible! Cela jamais! Il fallait qu'elle retourne à sa petite caverne.

La courageuse aventurière était à présent assaillie de pensées négatives. Elle décida de se murer dans la grotte, de s'y enfermer. Là, elle se coucherait sur le sable, et elle se laisserait lentement mourir de faim. C'était mieux que d'être dévorée vivante par la bête.


Christine arriva devant la grotte. Elle s'assit un instant contre les rochers et pour la seconde fois, elle se mit à pleurer. Elle pleura tout son soûl.

Elle savait que personne ne la trouverait. Ses parents, après bien des recherches, découvriraient son sac à dos, et elle, enfermée dans sa grotte, à l'abri des regards, resterait là, en train de mourir lentement d'inanition.

À la nuit tombante, elle eut le courage de ramasser quelques grosses pierres et de les faire rouler jusqu'à l'entrée de l'anfractuosité. Elle constitua ainsi un mur épais, en les calant les unes contre les autres et les plaçant entre les deux parois serrées de sa grotte. Elle se coucha dans sa petite pièce et ferma l'entrée comme elle pouvait avec les dernières pierres entassées la veille.

Elle se coucha sur le sable et ne bougea plus. Il n'y avait plus qu'à se laisser mourir de faim, d'épuisement.


Elle s'éveilla la nuit. Elle entendait les rugissements de la bête qui l'avait sentie. Elle tentait de faire tomber les pierres avec ses griffes, mais elle ne pourrait pas entrer car elle était beaucoup trop grosse.

Notre amie aperçut ses yeux qui luisaient dans la nuit. Christine se tapit au fond de la grotte, vraiment effrayée. Elle ramena ses jambes sous elle. Son cœur battait la chamade. 

Elle sentit l'haleine chaude de la bête souffler à travers les pierres, mais l'animal ne réussit pas à la toucher. Il ne pouvait pas l'atteindre. Le passage était trop étroit pour lui. Elle dormit ainsi cette nuit-là et elle s'éveilla le matin, celui du cinquième jour.


Non, elle n'était pas encore morte. Elle réfléchit qu'elle n'allait pas mourir de faim si vite.

-Je suis une battante, cria-t-elle à tous les échos.

Elle allait lutter, elle allait gagner. Mourir enterrée vivante dans une grotte, sans réagir, jamais! Elle était épuisée, certes, mais encore capable de marcher. Elle décida que tant qu'elle pouvait se mettre debout et avancer, et tant qu'un soleil se lèverait, aussi longtemps, elle lutterait pour vivre, pour survivre, pour ne pas mourir.

Elle réfléchit. S'il y avait une rivière qui traversait l'espace dans lequel elle était tombée et que cet immense gouffre ne s'était pas rempli d'eau, n'était pas devenu un lac, c'est que cette rivière passait quelque part à travers des grottes. Ce devait commencer dans l'espace où dormait la bête. Là, sans doute, se trouvait la solution, la sortie.

Puisqu'il était impossible de monter le long des parois rocheuses, il fallait suivre le lit du cours d'eau, quitte à entrer dans la caverne où vivait la bête afin de ressortir sans doute quelque part. Et à ce « quelque part », elle serait sauvée. Mais pour cela, il fallait affronter le monstre dans sa tanière.


Une nouvelle fois, Christine traversa le terrible gouffre. Les branches mortes, la vase, les ronciers. Elle parvint en début d'après-midi, épuisée par l'effort, plus affamée que jamais, dans sa salopette sale et déchirée qui flottait autour de son corps, devant l'étendue marécageuse qui précédait la grotte de la bête.

Elle s'enfonça dans la boue. Et quand elle s'apprêta à en ressortir et à entrer à l'intérieur de la caverne, elle se roula entièrement dans la vase, même le visage et les cheveux, une nouvelle fois, afin que l'animal terrifiant ne la sente pas.

Elle entra dans la caverne.

Elle savait que dans la grotte elle ne verrait rien. Et bien sûr, elle n'avait pas de lampe de poche. Mais elle pensa à sa chambre. En touchant les murs avec les doigts, en passant de l'un à l'autre, elle finirait par arriver à la porte ouverte de la pièce. C'est comme cela qu'elle décida de procéder dans la caverne obscure où elle venait d'entrer.

Frôlant les rochers avec sa main gauche, elle progressa dans la profondeur et dans l'obscurité. Bientôt elle entendit un grognement, le ronflement du monstre.

Oui, la bête dormait là. Christine, presque sur la pointe des pieds, tremblante de peur, le cœur prêt à éclater tellement il battait fort, la peur au ventre, avança lentement en longeant la paroi, la touchant avec ses mains comme une aveugle qui tâtonne pour trouver la sortie. Elle évitait de faire crisser les pierres sur le sol sous les semelles de ses tennis noircies.

Parfois, elle touchait une stalactite, se cognait à une stalagmite. Elle avança encore et eut la bête derrière elle. Étrangement, elle entendait les ronflements vers la droite à présent. L'animal changeait-il de place ? Non, il dormait. Elle aperçut une petite lueur. Elle s'y rendit et sortit de la grotte.

Pour la première fois depuis qu'elle était tombée, Christine eut un sourire.

-Ça y est. La sortie !

Mais quand elle franchit l'entrée de la caverne, elle vit le marécage. Elle était sortie par son point d'entrée et elle était revenue à son endroit de départ.

Notre amie avait touché les parois de la grotte arrondie, immense. Elle en avait fait le tour, mais sans trouver l'endroit par où le cours d'eau se faufilait hors du gouffre.


Alors, elle songea que puisque la rivière entrait à l'intérieur et s'écoulait quelque part, il fallait la suivre dans l'eau. Ce ruisseau devait s'engouffrer sous une voûte très basse, si basse qu'elle avait dû passer à côté sans la trouver.

Christine avança donc dans l'eau, très souvent à quatre pattes, évitant tout remous qui aurait pu éveiller l'attention de l'animal. Mais en marchant ainsi, la boue s'en allait. Elle craignit que le monstre la sente.

Un moment dans l'obscurité, tout près du ronflement, elle toucha quelque chose d'arrondi, terminé par une pointe et Christine comprit, horrifiée, qu'elle venait de poser sa main sur la patte du monstre, sur l'une de ses griffes. Elle recula vivement et la contourna dans l'obscurité totale. Puis elle reprit sa progression dans l'eau en s'éloignant de la bête.

Soudain, elle heurta avec son front une voûte très basse. Il n'y avait qu'une vingtaine de centimètres entre la surface de l'eau et la roche. Par là, sans doute, devait se trouver l'issue qui lui permettrait de sortir du gouffre et de retourner chez elle.

Tant pis pour les cascades qu'elle aurait à franchir dans le noir ou les goulots étroits et terrifiants où elle devrait ramper. Elle avança à quatre pattes dans l'obscurité, en suivant l'eau. À trois reprises, elle glissa dans une cataracte, mais chaque fois, cela se terminait dans un lac d'eau profonde, froide certes, mais qui lui permettait de revenir à la surface sans se blesser.

Épuisée, affamée, elle nageait dans l'eau froide, puis continuait sa progression debout en tâtonnant dans l'obscurité totale, avançant encore.

Après une heure, deux heures, trois heures peut-être, elle n'en savait trop rien, mais cela lui parut très long, elle aperçut une vague lueur. Cette lueur grandit et lui montra une fissure par où la rivière passait. Elle s'y précipita et sortit enfin, délivrée de son enfer. Oui, elle avait réussi.


Aussitôt, elle grimpa dans les rochers, sans grosse difficulté cette fois, et atteignit le plateau. L'immense gouffre était à sa droite. Elle voulait à présent retrouver son sac à dos, mais la nuit la surprit avant qu'elle y arrive.

Le ciel était envahi de nuages. Elle ne vit ni lune, ni étoiles. II faisait trop noir pour avancer. Elle risquait de tomber, de se blesser ou, pire, de dégringoler dans un nouveau gouffre. Alors, elle se coucha entre deux rochers. Elle tenta de dormir là, entre les pierres.

Elle ne dormit quasi pas. Parfois elle s'éveillait, parfois elle somnolait, parfois elle croyait entendre des bruits, des grognements. Rêvait-elle ou était-ce réalité ? Elle n'en savait trop rien.

Le matin la trouva là dans les roches, à moitié endormie, à moitié hébétée.


Christine se redressa. Le matin du sixième jour. Depuis qu'elle était partie, elle avait bu un verre de lait, le premier jour à I'aube. Elle avait mordu une fois dans sa tartine à midi le même jour. Elle avait avalé dix minuscules crevettes. Le reste, elle l'avait vomi.

Titubante de faim, en ce sixième jour, elle marcha vers son sac à dos. Mais une nouvelle déception l'attendait. ll était déchiré, éventré. Quelque lynx ou quelque renard avaient profité de l'aubaine et avait mangé tout ce qu'il contenait.

Mais il y avait deux petites pochettes sur les côtés, bien closes par une fermeture éclair. Christine ouvrit et trouva une orange de chaque côté. Elle saisit son canif et se mit à peler frénétiquement la première et l'avala. En la mangeant, elle pela la seconde et la dévora goulûment. Comme c'était bon! Puis, elle était tellement affamée qu'elle mangea les pelures d'oranges en supplément. Elle se redressa et se traîna le reste de la journée, marchant jusque chez elle.

Quand elle aperçut sa maison, elle poussa un cri. Les parents avaient entamé des recherches, aidés par la police et même par un hélicoptère, que notre amie n'avait pas vu ni entendu passer. Ils sortirent précipitamment et l'accueillirent dans leurs bras. Ils lui donnèrent aussitôt à boire et à manger. Puis ils la lavèrent et la soignèrent.


Christine avait passé six jours, six jours entiers à tenter de survivre et elle avait réussi. Elle était de retour chez elle. Elle avait survécu parce qu'elle avait eu la volonté et le courage de lutter. Une seule fois, un seul soir, elle s'était laissée aller à des pensées de mort, le quatrième jour.

Elle ne se reposa qu'un jour à la maison pour reprendre ses forces. Son ami Mathieu vint lui tenir compagnie et les deux enfants furent très heureux de se retrouver.

Christine émergea vite de son épuisement et se sentit prête pour des nouvelles aventures, mais avec son copain cette fois.

Deux semaines plus tard, elle eut le bonheur d'apprendre qu'elle avait remporté le premier prix du concours de photos: un magnifique vélo.