Isabelle

Isabelle

N°42

La pierre mysterieuse

     Par un bel après-midi d'été, Isabelle, cinq ans, jouait à cow-boy et Indiens avec son frère Benjamin, âgé de sept ans. Ils avaient accroché à leurs cheveux quelques jolies plumes de pie trouvées par hasard près de la rivière. 

Papa ouvrit la porte de la cuisine et les appela. 

-Il est l'heure d'aller prendre sa douche, de souper et puis de se coucher, dit-il. 

Le garçon entra sagement et se dirigea vers sa chambre.

Isabelle poussa un cri de guerre, prête à bondir sur une bande d'ennemis cachés au fond du jardin.

-Allons, viens, répéta papa en saisissant par la main la valeureuse guerrière et en l'entraînant vers la maison.

-Laisse-moi tranquille! cria-t-elle en se débattant. Je ne suis plus une petite fille. Je suis Renard Courageux, un guerrier amérindien.

-Désolé, Renard Courageux, dit papa. J'avais préparé des spaghettis bolognèse et une mousse au chocolat, mais je suppose que tu aimes mieux griller quelques fourmis pour ton repas. Je vais aussi défaire ton lit. Tu préfères dormir dehors sous un arbre. On annonce de la pluie, mais c'est sans importance pour une courageuse guerrière. Peu importe aussi de te réveiller demain matin trempée, grelottante de froid, affamée, sans savoir si tu trouveras à manger...

Isabelle n'écouta pas davantage. Elle se sentait de nouveau une fillette plutôt qu'une guerrière amérindienne.

Et puis, c'est mieux d'être l'enfant de ses parents quand il commence à faire noir et qu'il y a de la mousse au chocolat au dessert.

 

Le lendemain, elle accompagna son frère Benjamin jusque dans les bois. Ils partirent tous les deux main dans la main, à la cueillette de noisettes. Notre amie portait sa vieille salopette en jean et ses tennis blanches un peu tachées, comme hier, heureuse de jouer les aventurières.

Jamais Isabelle n'aurait osé s'enfoncer seule si loin dans la forêt, mais en compagnie de son grand frère, elle n'avait pas grand-chose à craindre.


Soudain, parmi les mousses et les feuilles mortes, elle aperçut une grande pierre. Un énorme rocher en quartz, large, plat et presque blanc. Il avait juste deux taches sombres en son milieu. On aurait cru voir deux yeux. En dessous, la pierre était légèrement creusée, comme une bouche, une bouche pleine d'eau car il avait plu la nuit et la petite flaque n'avait pas encore séché.

Isabelle s'amusa à taquiner son frère. Elle fit gicler de l'eau sur lui à force de chiquenaudes.

- Arrête, s'énerva Benjamin, tu m'ennuies.

Elle continua de plus belle, en éclatant de rire.

- Ça suffit! cria le garçon, ton petit jeu est désagréable.

Il emporta le panier de noisettes et s'encourut.

Notre amie se trouva bien embarrassée car son frère court plus vite qu'elle. Elle ne connaissait pas le chemin à suivre pour revenir à la maison. Elle n'avait pas fait attention en venant.

Elle se demanda comment retrouver papa et maman. Elle ne put retenir ses larmes. Elles coulèrent le long de ses joues et de ses tresses blondes. Elle appela, elle cria, mais personne ne lui répondit.

Elle revint vers le rocher blanc et s'assit dessus. Elle attendait Benjamin, mais le garçon ne semblait pas décidé à revenir la chercher.

Isabelle était de plus en plus inquiète. La nuit viendrait bientôt. Elle pleurait à chaudes larmes à présent. Elle se tourna et posant son bras contre le quartz, elle y appuya sa tête. 


Soudain, au milieu de ses sanglots, elle entendit une sorte de grognement qui ressemblait plus à un grincement qu'à une voix.

Surprise, elle se redressa et regarda les grands arbres et les hautes fougères. Elle avait vraiment peur maintenant. Y avait-il un animal près d'elle ? Elle ne vit rien bouger. Elle n'entendit aucun craquement dans les arbres ou dans les taillis qui l'entouraient.

Intriguée, elle colla à nouveau son oreille contre le quartz. Elle écouta mieux. Une voix sourde, profonde, murmurait...

- Va chercher de l'eau dans le ruisseau et verse-la sur moi.

Isabelle se redressa, à mi-chemin entre la curiosité et la peur. Elle fit les quelques pas qui la séparaient d'une petite cascade, prit de l'eau entre ses deux mains bien serrées et versa quelques gouttes sur le rocher.

- Encore, ce n'est pas assez, dit le grognement.

La fillette retourna, reprit de l'eau, et la fit tomber de nouveau sur la pierre.

- Encore une fois.

Une troisième fois, notre amie repartit chercher de l'eau et la versa sur le quartz blanc.

Cette fois-ci, une fumée blanche sortit du rocher. La pierre disparut dans un épais nuage de vapeur. Isabelle recula. Mais quand la fumée se dissipa, emportée par le vent, elle vit un aigle immense, aux ailes déployées, au bec bien jaune et qui l'observait.

Pétrifiée de peur, elle n'osait plus bouger.


- C'est toi qui m'as versé de l'eau ?

- Oui, répondit notre amie timidement.

- Je te remercie. Cela fait du bien de pouvoir secouer ses ailes après si longtemps.

- Pourquoi après si longtemps ?

- Et bien, tu vois, répondit l'aigle. J'étais le rocher blanc, le quartz. Et grâce à ton eau, je suis redevenu ce que j'étais auparavant, un rapace. Mais j'ai dû attendre deux cents ans.

- Comment se fait-il que tu étais changé en caillou ? demanda Isabelle.

- C'est à cause d'un magicien.

- Que veux-tu dire ?

- Je peux te raconter si tu veux.

- J'aimerais bien. Mais j'ai peur. Je suis perdue dans le bois. Mon frère Benjamin m'a laissée là. Il est parti en courant. Et je ne peux plus retrouver ma maison.

- Oh, le méchant grand frère! Assieds-toi sur la mousse, contre cet arbre. Je te raconte mon histoire, puis je te prendrai entre mes griffes, qu'on appelle des serres, et je te ramènerai chez toi.

- Merci, dit Isabelle, en séchant ses larmes du revers de ses mains.

Et l'oiseau raconta.


- Il y a presque deux cents ans, une famille composée du papa, de la maman et de leurs quatre enfants, deux garçons et deux filles, habitait un petit village. Le papa et la maman avaient un métier inhabituel. Ils étaient magiciens. Ils ne pratiquaient cependant pas tous les deux la même magie exactement. La maman effectuait son travail avec sérieux, le papa faisait plutôt le clown, un rigolo.

- Comment ça ? demanda Isabelle.

- Par exemple, une dame avait un jour apporté à la maman une chemise blanche sur laquelle se trouvait une tache bleue. La magicienne prononça une formule, puis toucha la chemise avec sa baguette. La tache disparut. Mais si la même personne avait présenté la même chemise avec la tache bleue au papa, celui-ci aurait murmuré une formule magique également mais la dame serait repartie avec une chemise bleue. Après tout, sur une chemise bleue, on ne voit pas de tache bleue, c'est la même couleur partout.

Notre amie riait.

- Un jour, un fermier apporta son chien, un bon gardien de moutons, mais tellement nerveux qu'il aboyait sans cesse, et dérangeait tout le monde au village, surtout la nuit. La maman magicienne lança une formule mystérieuse et le chien repartit calme et silencieux. Si le fermier s'était adressé au papa, le chien serait retourné à sa niche, aussi paisiblement, mais en miaulant.

- Trop drôle, fit Isabelle.

- Un jour, le magicien transforma le clocher de l'église en un cou de girafe. Le curé de la paroisse ne fut pas content du tout. Ce prêtre, déjà bien âgé, avait perdu tout son sens de l'humour avec les années.

"Une autre fois, continua l'oiseau, le papa transforma le troupeau de vaches du plus riche fermier de la région en un troupeau de rhinocéros. Le paysan prit cette farce très mal. Comble de la malchance, il était le bourgmestre du village. Il décida de se venger. Il bannit cette famille de son hameau.

"Être banni signifie qu'il fallait partir vivre ailleurs, dans les bois par exemple et aucun membre de cette famille ne put remettre le pied dans sa maison.

"Le papa, la maman, les quatre enfants, allèrent habiter au milieu de la forêt. Mais là, personne ne venait leur demander des services. Ils connurent bientôt une misère effroyable. Ils avaient froid dans leur cabane pourrie. Ils avaient faim. La seule nourriture que recevaient les enfants, consistait en un bol de soupe aux orties, le soir. Nourris de cette façon, ils mouraient lentement de faim.

"Impossible de fabriquer de la nourriture avec de la magie. Cela ne marchait pas. La magie ne crée jamais que de l'illusion. Un magicien ne transforme pas des cailloux en vraies pommes de terre. Il ne peut faire que semblant. Mais les enfants eux, ne se contentaient pas de faire semblant de manger le soir après avoir couru la journée entière dans les bois.

- Je comprends, dit notre amie.


"Un soir que tous étaient si tristes, le papa, pour détendre l'atmosphère, fit apparaître des grenouilles dans les bols. Les grenouilles s'échappèrent de la soupe aux orties. Cela fit sourire les quatre enfants, mais la maman se fâcha.

- On ne joue pas avec la nourriture, cria-t-elle.

- Oh! répondit le père, il y en a si peu. Nous avons si faim. On peut bien s'amuser un peu. On peut bien rire une fois.

- On ne rit pas avec la nourriture, répéta la maman.

"Tout à coup, une voix retentit près de la fenêtre.

- Madame, auriez-vous perdu votre sens de l'humour ?

"Surprise par cette voix, elle se tourna et aperçut un grand aigle. Ce grand aigle, Isabelle, c'était moi. Le papa magicien venait de me faire apparaître à la fenêtre. Mais la maman, qui s'était saisie, réagit en créant, par sa magie, une immense toile d'araignée autour de la maison.

- Lorsque ton aigle voudra s'envoler, il se prendra dans la toile. Illusion pour illusion. Et une énorme araignée viendra le dévorer.

"Il faut te dire, petite fille, précisa le rapace, que la magie de la maman était plus forte que celle du papa.

"Moi, je ne voulais pas être mordu par l'araignée. Je craignais de me prendre dans sa toile. J'ai supplié le papa magicien de faire quelque chose. Hélas, il ne pouvait pas aller contre la magie de son épouse, mais il trouva un stratagème.

- Lequel ? demanda Isabelle.

- Lorsqu'on ramasse une pierre et qu'on la jette dans une toile d'araignée, la pierre casse la toile en la traversant, m'expliqua le papa magicien. Je vais prononcer une formule de pétrification. Prends ton envol et au moment où tu toucheras la toile d'araignée, tu seras changé en une grande pierre de quartz. Tu tomberas sur le sol. Malheureusement, tu resteras sous la forme d'un rocher blanc, jusqu'à ce que quelqu'un de courageux verse à trois reprises de l'eau sur toi, de l'eau du ruisseau qui coule là-bas, entre les sapins.

"J'ai attendu près de deux cents ans. Tu es la première personne, enfin, qui a eu le courage de m'écouter et de verser par trois fois de l'eau sur moi. Je te remercie sincèrement.

- C'est une belle histoire, fit Isabelle en souriant, mais elle est un peu triste. Qu'est devenue cette famille ?

- Je ne sais pas, répondit l'aigle, c'était il y a deux cents ans. J'ai hâte de les revoir.

- Moi, je voudrais retourner à la maison, dit notre amie.


- Tu m'as fait revenir à la vie, reprit l'aigle, alors, avant de te reconduire chez toi, j'aimerais te faire un cadeau. Je te propose de choisir l'une de ces trois plumes. En voici d'abord une noire. Si tu la retiens, tu pourras à volonté, et tous les jours si tu le veux, changer la couleur de tes yeux et la couleur de tes cheveux. Tu pourras ainsi te déguiser aussi souvent que tu voudras.

La fillette écoutait en souriant.

- Ou bien cette plume bleue. Si tu l'adoptes, glisse-la sous ton oreiller. Et toutes les nuits tu feras de beaux rêves.

Notre amie hésitait.

- Enfin, termina le rapace, tu peux opter pour cette plume jaune. Il suffira que tu la prennes en main pour éclater de rire et amuser tous tes amis. À toi de choisir.

Isabelle se décida rapidement.

Et toi ami lecteur, laquelle aurais-tu prise ?

- Je choisis la plume qui fait rire, se réjouit-elle. Des rêves, j'en fais de toute façon et je n'ai pas envie de changer la couleur de mes yeux ni de mes cheveux. 

Isabelle empoigna la plume jaune. Aussitôt elle éclata de rire. Elle rit, elle rit de tout son cœur, et son rire se communiqua à la forêt entière. Elle dut glisser la plume en poche, sinon elle aurait continué à rire jusqu'à en être épuisée.

Le rapace prit alors les bretelles de la salopette bleue entre ses serres puissantes. Il souleva la fillette au-dessus des arbres. Elle aperçut sa maison au loin. L'aigle la posa dans son jardin.


Benjamin arrivait justement avec le panier de noisettes. Il fut bien surpris de voir déjà sa petite sœur. Il crut qu'elle était revenue toute seule et qu'elle avait couru plus vite que lui.

- Un aigle m'a reconduite, fit fièrement Isabelle en souriant.

Benjamin se tourna, mais le grand rapace avait disparu. Le garçon n'a jamais voulu croire sa sœur. 

À présent, elle possède une plume de plus pour jouer à Renard Courageux.


Isabelle conserve la plume jaune de l'aigle, et parfois, quand ça lui prend, elle fait rire papa, maman, ses trois grands frères, ou tous les enfants de sa classe et même la maîtresse. Et c'est très amusant.