Epouvante - Horreur

Epouvante - Horreur

N°5

Le château de l'ombre noire. Gillian, partie 4

    Si les histoires d'horreur te font peur, si la nuit, tu fais vite des cauchemars, si tu es seul dans ta chambre à lire ces lignes et que l'orage dehors menace, alors ne va pas plus loin et sélectionne une autre histoire.

Si le craquement d'une armoire dans le silence pesant te fait sursauter puis rire, si les morts-vivants t'amusent, si tu aimes avoir un peu peur, continue...

   

Gillian vit en Écosse avec son père. Il transforme un vieux château en hôtel. Les lingots d'or ont permis au papa de réaliser son rêve. (cf. La forêt de Gillian, N°14; La cathédrale des brumes, N°15; Le passeur d'eau, N°16.) Le chantier touche à sa fin. Il attend les premiers clients dans quatre semaines. Alexander, le petit frère, se trouve à Bedmore chez la tante que nous connaissons bien.


Un mois avant l'inauguration de l'hôtel, Jean-Claude, Christine, Philippe, et Véronique reçurent un appel au secours de leur amie. Un message bref mais très clair.

-Venez vite. J'ai grand besoin de vous. Je vous attends à la gare de Black Shadow le premier jour des vacances prochaines. Bisous. Gillian.

Il ne restait que quelques jours pour convaincre les parents et obtenir leur permission de partir à quatre à l'aventure, acheter les billets et en route pour l'Écosse.

Après la traversée de la Manche en Eurostar et de Londres en métro, après une grande partie de la journée passée à voyager en train vers l'Écosse, nos amis arrivèrent à Black Shadow vers six heures de l'après-midi.

Peu de monde descendit sur le quai. Black Shadow, est une toute petite gare qui dessert quelques villages. Gillian les y attendait.

Elle n'avait pas changé, leur amie. Elle portait, comme d'habitude, un t-shirt sous une salopette en jean usée et délavée et des baskets roses.

-Venez, dit-elle, après un échange de bisous, posez vos sacs à dos dans la benne de la camionnette, montez devant, je vous emmène.

-Et qui va conduire ? s'inquiéta Christine, la sœur de Jean-Claude.

-Moi. Je ne vois personne d'autre...

-Toi? Mais tu as notre âge!

-Tu sais, personne ne fait fort attention par ici, et puis, je suis seule avec papa. Il faut bien que je me mette au volant de la camionnette de temps en temps pour l'aider ou aller faire les courses au village. Allez montez, n'ayez pas peur, je ne roule pas comme une folle.

Tous les quatre se tassèrent à l'avant, près de leur amie qui démarra et conduisit fort bien sur la petite route de campagne qui menait au château.

Tout à coup, elle freina, juste dans un long virage.

-Regardez à droite.

Tournant leurs visages dans la direction indiquée, nos amis aperçurent une grande prairie entourée de sapins, et sur la hauteur, un château. Pas un château avec des tours et des créneaux comme ceux issus du Moyen Âge. Ils découvrirent un somptueux bâtiment de pierres grises avec un rez-de-chaussée, un premier étage, un second étage, et qui ressemblait plutôt à un palais.

-On achève de restaurer le rez-de-chaussée et le premier étage. Papa y installe deux fois vingt-quatre chambres. Il aménagera le second étage quand il aura assez d'argent.

Gillian fit redémarrer la camionnette. Ils entrèrent dans le parc du château par une belle allée bordée d'une double rangée de grands arbres. La jeune fille gara le véhicule et nos amis reprirent leurs sacs à dos. Ils les posèrent dans l'un des grands salons. Le papa de notre amie les accueillit chaleureusement.


-Que t'arrive-t-il Gillian? demanda Jean-Claude. Raconte-nous.

-Je vais vous expliquer. On a le temps de bavarder avant le repas du soir. Asseyez-vous ici. Voulez-vous boire quelque chose?

-Non, remercia Philippe au nom des autres, on t'écoute avec impatience.

Et leur amie raconta.

-Jusqu'il y a quatre semaines, tout allait sans problème. Les travaux avançaient très bien, les équipes d'ouvriers se succédaient et tout se passait comme sur des roulettes pour la restauration du château. Papa avait déjà accepté les réservations des premiers clients pour le mois prochain.

"Mais une nuit, je me suis éveillée. Quelle heure pouvait-il être? Je n'en savais rien. Je n'ai pas regardé ma montre. J'entendais des bruits étranges en bas. Pensant qu'une fenêtre était peut-être mal fermée, il pleuvait ce jour-là, le vent soufflait fort, je me suis levée.

"Pieds nus et en pyjama, j'ai ouvert la porte de ma chambre et j'ai suivi le long couloir noir, sans allumer. Il conduit jusqu'au milieu du bâtiment. Là, se trouvent les grands escaliers qui viennent du rez-de-chaussée et qui mènent au premier et au second étages.

"Je frissonnais un peu. Il ne faisait pas très chaud. Et je ne me sentais pas rassurée. Je descendis les marches avant de m'arrêter sur les dalles froides du couloir du rez-de-chaussée. Je n'entendais plus rien.

"J'ai inspecté les cuisines. Elles semblaient en ordre. La salle à manger était silencieuse et bien rangée. Mais en arrivant au salon, j'ai vu de grandes inscriptions sur les murs. De grandes inscriptions, répéta Gillian: "Run". Cela veut dire "Fuyez". La peinture dégoulinait encore. De la peinture rouge écarlate, couleur du sang. C'était horrible.

"J'ai allumé toutes les lumières. Personne! La porte d'entrée était bien fermée à clé et toutes les fenêtres parfaitement closes. Je me demandais comment des voyous entraient et par où ils ressortaient après avoir tagué nos murs.

"Le lendemain, les ouvriers repeignirent vite là-dessus et tout disparut. L'incident était clos.


Gillian poursuivit son récit.

-Cinq ou six jours plus tard...

-Il y a donc une dizaine de jours, calcula Jean-Claude.

-Oui, un peu moins. Neuf jours après, exactement, précisa leur amie. Je me suis de nouveau éveillée à minuit moins quart. Cette fois-ci j'entendis un bruit régulier qui venait du rez-de-chaussée, à l'endroit des cuisines. J'ai cru qu'un robinet coulait.

"J'ai descendu l'escalier. J'ai marché jusqu'à la cuisine. Le bruit évoquait de l'eau qui coule à flots. J'ai allumé la lumière. Et en m'approchant, j'ai découvert un amoncellement très complexe de casseroles, de poêles, de fourchettes, de couteaux, dans un des éviers. Un robinet ouvert à fond éclaboussait cette vaisselle.  De l'eau giclait partout.

"Or, quand nous allons dormir papa et moi, nous ne laissons jamais de vaisselle derrière nous. Nous rangeons toujours la cuisine avant de monter dans nos chambres.

"Qui avait sorti toutes les affaires des armoires? Qui avait ouvert le robinet? Je n'en savais rien, avoua Gillian.

-Tu veux dire que les portes donnant à l'extérieur étaient à nouveau restées fermées? interrogea Jean-Claude.

-Et les fenêtres aussi? ajouta Philippe.

-Oui, portes et fenêtres étaient bien closes. Aucune trace d'effraction, rien. Comme si les voyous venaient de l'intérieur du château...

-C'est effrayant, murmura Véronique.


-Attendez, poursuivit Gillian. Deux jours avant de vous écrire pour vous demander de venir, je me suis de nouveau réveillée, mais à minuit et demi, cette fois. Je me suis assise dans mon lit et j'ai vu la porte de ma chambre grande ouverte sur l'obscurité de la nuit. Vous me connaissez. Je ne suis pas une peureuse, précisa la jeune fille. Vous le savez, n'est-ce-pas?

-Oui, répondirent les quatre amis. On a plus d'une fois pu s'en rendre compte.

-Je vous jure que quand on dort, et puis là, on se réveille, pendant la nuit, et on voit la porte de sa chambre grande ouverte, et le couloir noir, alors qu'on l'avait fermée avant de se coucher, et bien, cela fait peur.

"En plus, quelques instants après, je l'ai entendu pour la première fois.

-Qu'as-tu entendu? fit Véronique.

-Le bruit de l'ombre noire.

-Le bruit de l'ombre noire?

-Oui, continua Gillian. Une sorte de grognement, un râle...Cela faisait "Rheuh...rheuh...rheuh..."

"Je n'osais pas bouger de mon lit. Je tremblais de peur, glacée d'effroi. Le "rheuh...rheuh...rheuh" épouvantable s'éloignait lentement.

"Je me suis levée. Je garde toujours une lampe de poche près de moi. J'ai éclairé partout et je n'ai rien vu.

"J'ai fermé ma porte convenablement. Nous n'avons toujours pas reçu les clés. On les attend. J'ai même placé ma chaise contre la poignée pour que l'on ne sache pas ouvrir. Je me suis recouchée. J'ai mis du temps pour me rendormir. Je ne parvenais pas à me calmer, mais je n'entendais plus rien.

"Le matin, mon père parcourut toutes les pièces avec moi. Rien.

"Les ouvriers commençaient à croire à la présence d'un fantôme dans le château. Impressionnés, ils refusèrent de revenir. Les travaux sont arrêtés. Et les premiers clients arrivent dans quinze jours. C'est la "cata"...

"Je vous ai alors écrit pour vous appeler à l'aide.

-Tu as encore entendu ou aperçu quelque chose depuis? demanda Philippe.

-Non, sauf hier soir.

La jeune fille se tut un instant. Nos amis restèrent silencieux. Ils écoutaient.

-Voilà, reprit Gillian. Hier soir, j'ai de nouveau entendu le "rheuh...rheuh...rheuh... "maudit. Ça s'approchait. Ma porte était fermée mais toujours pas à clé. Je me suis levée. Je voulais me cacher. J'ai pensé un instant à me mettre en-dessous du lit, mais là tout le monde regarde. Une énorme armoire décore ma chambre. J'ai glissé une chaise et je suis montée au-dessus de cette armoire. Je n'ai plus bougé. J'attendais.

"Le "rheuh...rheuh...rheuh... "atroce s'approchait peu à peu. Rauque, comme le râle d'une bête. Horrible à entendre, terrifiant.

"Tout à coup, la poignée de ma porte bougea lentement. Quelqu'un ou quelque chose voulait entrer. La porte s'entrouvrit. Les rayons de lune éclairaient la pièce. Alors, pour la première fois, j'ai vu l'ombre noire.

"Imaginez, les amis, un fantôme recouvert d'un drap noir. Un fantôme assez petit, enfin je veux dire de notre taille. Il ou elle avançait lentement. L'ombre noire se dirigea vers mon lit.

"Elle se tourna, observant partout autour d'elle. Puis elle toucha les couvertures. Elle prit mon oreiller et le jeta par terre. Elle arracha rageusement mes draps et mes couvertures. Elle regarda en-dessous du lit, comme prévu.

"Je me tenais au-dessus de l'armoire, je tremblais de peur. Je m'étais aplatie au maximum pour que l'on ne me voie pas. L'ombre noire s'avança jusqu'à la fenêtre. Elle la toucha. J'ai vu à ce moment que ses deux mains n'ont que quatre doigts chacune.

"Puis elle fit demi-tour et retraversa la chambre. J'entendais toujours son râle rauque, horrible, "rheuh...rheuh...rheuh..."

"Elle s'éloigna lentement, en soufflant, laissant ma porte ouverte. Elle suivit le couloir. Ce bruit, ce bruit horrible, ce bruit d'épouvante, diminua lentement, très lentement et disparut. Il résonna longtemps dans ma tête, très longtemps.

"Quand je me suis éveillée, le soleil brillait. Je me trouvais toujours au-dessus de l'armoire. Je m'étais endormie là.

"Et puis vous voilà.


-C'est terrible, murmura Christine. Et ton papa, comment réagit-il?

-II a déposé plainte à la police. Le commissaire et son équipe n'ont constaté aucune effraction. Pas le moindre carreau cassé, aucune porte forcée pour entrer. Du coup, ils ne peuvent rien faire pour nous.

-Tu as sans doute encore fouillé le château? interrogea Philippe.

-De fond en comble, affirma Gillian. Tu imagines bien que je n'allais pas laisser cela comme ça. Même le parc, les jardins, et les environs. J'ai cherché partout. Votre présence me rassure, mes amis. Quel bonheur que vous soyez venus. Je compte toujours sur vous au milieu de mes difficultés.

-Nous sommes heureux de nous trouver à tes côtés, très contents d'être avec toi, déclara Jean-Claude. On va pas te laisser tomber.

-Sûr! On ne va pas te laisser tomber, répéta Philippe, on va chercher et on va trouver une explication au phénomène de l'ombre noire.

-Je vais vous montrer vos chambres, proposa la jeune fille. Comme on en compte quarante-huit et que l'hôtel est vide, vous avez le choix. Chacun la sienne.

Ils montèrent au premier étage. Une chambre pour Christine, une pour Véronique, une pour Philippe, une pour Jean-Claude. Elle indiqua où dormait son papa, et la sienne au bout du couloir à gauche.

Ce soir-là, au coucher, chacun de nos amis inspecta soigneusement son petit univers. Chacun vérifia que les fenêtres fermaient bien. Chacun inspecta les armoires, les dessous du lit. On attendait encore les clés des portes. Impossible de s'enfermer...

Véronique, plus craintive, posa une chaise contre sa porte et cala convenablement la poignée pour qu'on ne sache pas l'ouvrir. Elle aurait préféré dormir avec les autres, mais Gillian avait proposé que chacun occupe une chambre. Elle ne voulait pas passer pour une peureuse. Elle finit par s'endormir.


Tout à coup, au milieu de la nuit, Véronique s'éveilla. Elle s'assit dans son lit.

À gauche, le vent sifflait le long de sa fenêtre bien fermée. La pluie battait les carreaux. II ne faisait pas totalement noir. Un rien de lueur, un peu de luminosité, venait de la lune pourtant cachée par la couche de nuages. Cela donnait une lumière étrange, sinistre, dans la pièce. Cette clarté éclairait vaguement les murs de sa chambre.

En se tournant, la jeune fille aperçut, passant en-dessous de la porte, un, deux, trois, quatre doigts. Une main formée de quatre doigts noirs rampait lentement vers son lit. Quatre doigts suivis d'un poignet, d'un avant-bras, d'un coude, qui pouvaient, semble-t-il, s'allonger à volonté, comme s'ils étaient élastiques. Cela avançait, se répandait sur le sol.

Véronique voulut crier, hurler, appeler ses amis, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Elle voulut s'encourir, mais elle était tellement terrifiée par la monstrueuse apparition qu'elle n'arrivait pas à bouger. Elle regardait la main de l'ombre noire s'avancer en rampant lentement vers son lit.

Tout à coup, notre amie, se penchant, vit les horribles doigts saisir solidement l'un des pieds du lit, et tirer celui-ci, avec une force incroyable, vers la porte. Le lit, avec le matelas, glissa sans bruit, jusqu'à venir buter contre la chaise que Véronique calait contre la poignée.

Elle se trouvait maintenant tout contre la chaise. La main, suivie d'une autre, qui venait d'apparaître en-dessous de la porte, entreprit de grimper le long du lit.

Véronique poussa des hurlements épouvantables. Ses amis l'entendirent. Elle hurlait, elle hurlait.

Ouvrant les yeux, la jeune fille vit son lit à sa place au milieu de la chambre. Elle se réveilla d'un horrible cauchemar! Elle se précipita pour ôter la chaise et ouvrir à ses amis.

Les autres l'entourèrent, la rassurèrent, l'apaisèrent. Gillian et Christine allèrent chacune chercher leur matelas, leurs couvertures et leurs draps et s'installèrent à gauche et à droite du lit de Véronique. Dès ce jour, les trois filles dormirent ensemble. La nuit s'acheva, paisible et sans autre événement.


Le lendemain, les cinq amis allèrent dans la grande prairie qui sépare l'étang des jardins. Une idée de Jean-Claude. La pluie avait enfin cessé. Il affirma qu'il valait mieux parler à l'extérieur du château pour discuter et établir leurs plans. S'ils restaient à l'intérieur et si le mystérieux visiteur s'y trouvait, il pourrait entendre leurs projets et les contrecarrer. Ils s'assirent en rond dans l'herbe, de telle manière que chacun d'entre eux puisse voir derrière son vis-à-vis et surveiller que personne ne vienne les déranger ou les écouter.

-Que pensez-vous de tout cela? demanda Philippe. Je dis tout de suite que je ne crois pas aux fantômes.

-Moi non plus. Mais je pense qu'il faudrait d'abord connaître à fond le château, suggéra Jean-Claude. Tu pourrais nous le faire visiter jusque dans les moindres recoins, Gillian.

-D'accord, répondit la jeune fille. Je vais vous le montrer depuis les caves jusqu'au grenier.

-Des vastes cryptes, supposa Philippe.

-Non, quelques petites caves pas très intéressantes.

-Et au second étage, s'enquit Christine, aucune trace de voleur? Tu as visité toutes les chambres?

-Toutes. Mais je recommencerai avec vous.

-Et bien allons-y. Les idées viendront en chemin.


Ils firent rapidement le tour des caves. Elles étaient vides. Ils en comptèrent à peine trois, fort peu pour un si grand bâtiment. Les enfants les jugèrent sans intérêt. Ils frappèrent quand même les murs de briques, cherchant une résonance, un son creux qui évoquerait l'emplacement d'un passage secret. Ils n'en trouvèrent aucun.

Ils montèrent au rez-de-chaussée et visitèrent les grands salons, les salles à manger, les cuisines et le hall d'entrée du château, mais tout semblait parfaitement en ordre.

Un escalier, situé au centre du bâtiment, mène vers les deux étages, splendide escalier de marbre blanc. Il se divise en deux rangées de marches, qui conduisent au premier. Là se trouve une grande pièce, d'où part celui, plus modeste, menant vers le second. Les murs de cette grande pièce sont couverts de rayonnages. Une ancienne bibliothèque, sans doute. Actuellement, aucun livre ne les garnit.

Dans ce vaste espace, au premier, à la fin des rampes de l'escalier menant vers le second, se trouve, à gauche comme à droite, une énorme statue de bronze. L'une représente un lanceur de javelot qui semble observer la trajectoire future de son bâton. L'autre symbolise une sorte de discobole, mais dont le disque est remplacé par une horloge suspendue à ses doigts. L'horloge fonctionne du reste fort bien.

Ils empruntèrent tous les cinq ce grand escalier et parvinrent au second étage.

Ils visitèrent les chambres, toutes les mêmes, et vides. À cet étage, aucune restauration n'avait été entreprise. Le papa de Gillian manquait d'argent. Nos amis ne virent donc que peinture écaillée, gravats tombés du plafond, poussière et toiles d'araignées.

 

-Venez, proposa Gillian. Je vous montre le parc.

Ils ressortirent du bâtiment et traversèrent les jardins, laissés à eux-mêmes, envahis d'herbes hautes, de ronces et parfois d'orties. Quelques roses transformées en églantiers ornaient encore les arcades décorant une pièce d'eau, où les poissons vivaient en paix sous les nénuphars et les joncs. Tout au fond se dressait une gloriette, c'est-à-dire un pavillon où, dans le temps sans doute, les châtelains allaient prendre le thé.

Arrivés à cette gloriette, nos amis se tournèrent vers le château. Véronique poussa un cri.

-Là! Regardez. Au second étage, tout à fait à gauche, l'ombre noire nous épie.

Tous les cinq virent, surpris, à la dernière fenêtre du château, sous le toit, l'ombre noire qui les observait attentivement.

-Ne bougez pas, commanda Jean-Claude. Philippe, tu m'accompagnes si tu veux bien. Restez ici, les filles. Donnez l'impression que nous ne la remarquons pas. Discutez entre vous. On va foncer jusque-là et la surprendre pendant qu'elle nous regarde sans méfiance.

Les garçons, contournant la gloriette, rampèrent derrière un massif de fleurs, puis une haie, profitant des plantes qui poussaient à la diable. Ils arrivèrent au bâtiment principal sans se faire voir.

-Attends avant de monter, suggéra Philippe, prenons une arme.

Jean-Claude saisit une lourde clé anglaise et son copain emprunta un grand couteau à la cuisine. Ils escaladèrent l'escalier quatre à quatre et parvinrent au second étage. Ils suivirent le couloir en direction de la chambre qu'ils avaient repérée. Ils se placèrent derrière la porte.

-Prêt? demanda Jean-Claude.

-Oui, souffla Philippe. 

-Je compte jusqu'à trois et j'ouvre la porte. D'accord? Un! deux! trois!

Ils l'enfoncèrent d'un coup sec et entrèrent dans la pièce. L'ombre noire se tenait à la fenêtre. Mais ce n'était qu'un épouvantail. Un bonhomme de paille couvert de loques noires.

Ils firent signe aux filles de venir les rejoindre. Lorsqu'elles arrivèrent, ils démontèrent l'affreux mannequin, mais n'y trouvèrent rien d'intéressant. Qui l'avait placé là? Et pourquoi?

-Nous avons une certitude, affirma Philippe. Quelqu'un se déplace à l'intérieur de ce château. Pour savoir d'où il vient et où il va, je connais un vieux truc d'espion qu'on pourrait utiliser. Tu as de la farine?

-Oui, je pense, sinon, on peut aller en acheter au village.

-Eh bien, ce soir, je te propose de répandre une fine couche de farine partout dans les couloirs et dans les escaliers. Et puis, plus personne ne sort des chambres. D'ailleurs, je propose qu'on dorme tous ensemble, dès cette nuit. Et demain matin, si quelqu'un se promène dans le château, nous en découvrirons les traces et nous saurons où il se cache.

Les autres approuvèrent le projet. Le soir, après en avoir parlé au père de leur amie, ils passèrent à l'exécution de leur plan et répandirent un peu de farine délicatement partout dans les grands couloirs. Avec l'obscurité, cela ne se verrait pas.

La nuit passa paisiblement.


Le lendemain, quand nos amis se levèrent ils aperçurent des traces, des traces de pas dans le couloir. Certaines venaient de la bibliothèque là où les escaliers du premier et du second étage aboutissaient. D'autres semblaient provenir d'un peu plus loin, dans le couloir de gauche, comme si elles sortaient du mur, ou y pénétraient.

Ils observèrent alors avec soin les boiseries qui couvraient les murs du couloir à cet endroit. Ils touchèrent chaque latte, tâtonnant à genoux ou à quatre pattes.

Tout à coup, Véronique trouva tout un petit morceau de marqueterie, qui semblait sortir un peu trop du panneau devant lequel elle se penchait. Elle l'enfonça. Le panneau glissa.

-Venez, j'ai trouvé quelque chose, dit-elle, regardez.

Les quatre autres se rapprochèrent.

-Bravo Véronique! Mais ne crie pas trop fort, conseilla Christine. L'ombre noire pourrait nous entendre. Vite, les lampes de poche, les amis.

Ils allèrent chercher les deux torches qu'ils possédaient et éclairèrent le couloir secret. Il longeait le mur et descendait en pente douce, s'enfonçant toujours plus dans l'épaisseur de la maçonnerie. Puis, cela remontait un peu. Un ouvrage drôlement bien conçu, et exécuté par les habitants d'autrefois, sans doute.

-Allons-y, proposa Jean-Claude. Je passe devant.

Gillian le suivit, puis Christine et Véronique, et Philippe fermait la marche. Le couloir n'était pas haut. Nos amis durent baisser la tête pour ne pas se cogner. Il n'était pas large non plus. Juste l'espace pour glisser un à la fois. Chose étrange, ils n'observèrent ni poussière ni toile d'araignée. Cela prouvait que quelqu'un y était venu et l'avait suivi avant eux, il n'y a pas très longtemps.

Le passage secret se terminait par cinq marches d'escalier et un panneau de bois qu'ils firent glisser sans difficulté. Ils se retrouvèrent au premier étage au niveau de la bibliothèque, là où le monumental escalier du bas aboutit, et d'où part l'escalier du haut avec les deux grandes statues, le lanceur de javelot et le discobole tenant l'horloge.

À cet endroit, ils ne purent pas utiliser les traces pour leur enquête. On en voyait dans tous les sens et partout.

Après un long échange, Philippe proposa de veiller dans le hall, ce soir-là. Les filles se dissimuleraient derrière le canapé. Jean-Claude se cacherait derrière un des fauteuils et lui-même derrière le grand coffre. Ils pourraient ainsi  profiter d'une vue complète de ce carrefour, qui semblait détenir la clef des allées et venues de l'ombre noire.

Tous applaudirent le projet.


Au soir, donc, nos amis restèrent habillés et allèrent se cacher dans le hall du premier étage. Les trois filles se placèrent derrière le long divan, Philippe et Jean-Claude derrière le coffre et le fauteuil. De temps en temps, ils chuchotaient entre eux.

Vers onze heures du soir, le garçon proposa que tout le monde se taise, sinon peut-être que l'ombre noire ne viendrait pas.

Pendant une demi-heure qui leur parut interminable, ils n'entendirent que le silence qui régnait dans les couloirs du château, la pluie qui battait les grands carreaux de la cage d'escalier et le vent qui sifflait rageusement à l'extérieur.

À onze heures trente exactement, ils perçurent un léger déclic venant de l'horloge du discobole. Nos amis, se redressant derrière les fauteuils, virent la statue pivoter sur elle-même et glisser sur le côté, découvrant ainsi une ouverture béante et noire au ras du sol.

Jean-Claude, situé le plus proche de l'ouverture, s'apprêtait à aller voir quand ils entendirent le râle effrayant. "Rheuh...rheuh...rheuh...". D'abord à peine perceptible, mais, augmentant et se rapprochant peu à peu.

Ensuite une main composée de quatre doigts apparut au bord du trou, puis une autre. Une tête noire sortit du passage, puis le reste du corps de l'ombre noire. Elle soufflait, râlait, émettant sans cesse ce bruit rauque, horrible, sinistre, épouvantable à entendre. "Rheuh...rheuh...rheuh...".

Le fantôme s'appuya un instant sur la rampe puis descendit l'escalier et s'éloigna vers les grands salons. 

Nos amis ne bougeaient pas, figés, impressionnés, cœurs battant la chamade. Ainsi, ils venaient de découvrir la cachette de l'ombre noire, enfin ils le croyaient...


L'ombre noire remonta vingt minutes plus tard, parcourut encore l'un ou l'autre couloir, puis revint à l'endroit où nos amis patientaient. Lentement, elle redescendit vers la profondeur.

Les enfants attendirent un peu, et, quand ils ne perçurent plus les râles, sur un signe de Gillian, ils sortirent tous ensemble de leur cachette et se placèrent à quatre pattes ou à genoux près de l'entrée du puits souterrain et noir. Tenant les lampes de poche, ils les allumèrent.

Le puits apparut très profond. Les faisceaux de lumière ne l'éclairaient pas jusqu'en bas. Ils renseignaient par contre la présence d'une échelle en fer rouillée, qui descendait le long du mur rond, dans l'épaisseur obscure et sinistre du silence.

-Il faut aller voir, chuchota Jean-Claude.

-Oui, je crois aussi, admit Christine.

-Il fait tout noir là-dedans, s'inquiéta Véronique.

-Demain, il fera noir aussi. Allons-y tout de suite, insista Gillian.


Jean-Claude empoigna l'échelle, puis descendit, suivi par Christine, puis par Gillian. Les autres restèrent au bord, pour éclairer vers le bas et surveiller que le mécanisme n'enferme pas leurs amis là-dedans.

Le garçon compta quatre-vingts échelons, et, enfin, posa le pied sur un sol boueux, tout au fond.

-Ouf, dit-il, pas trop rassuré.

Il dirigea la lampe de poche à gauche et à droite. D'un côté, le souterrain s'arrêtait après deux mètres, muré. De l'autre, le tunnel, beaucoup plus long, se perdait dans l'obscurité.

-Venez, venez, souffla-t-il. Suivez-moi.

Philippe et Véronique décidèrent de descendre, et rejoignirent les trois autres. Ils explorèrent ce couloir, mais, après vingt mètres environ, il s'élargit, créant une grande crypte. Des colonnes de pierre soutenaient le plafond. Quelques centimètres d'eau stagnait sur le sol à cet endroit.

Nos amis cherchèrent un passage, une ouverture, mais ne trouvèrent rien. Aucune porte ou trappe, aucune trace de l'ombre noire, et, même dans la boue, il n'observèrent aucune empreinte de pas. Où donc avait disparu ce fantôme?

Craignant la fermeture de l'entrée du puits, ils remontèrent et ressortirent. Il était près d'une heure du matin. Fatigués, ils décidèrent d'aller dormir.

Comme ils s'éloignaient, ils entendirent un déclic. Ils se retournèrent et virent la grosse statue de bronze pivoter sur elle-même et recouvrir l'entrée du souterrain. Ils frissonnèrent en pensant qu'elle aurait pu se refermer sur eux pendant qu'ils se trouvaient encore à l'intérieur...


Le lendemain matin, le papa de Gillian dut partir pour ses affaires à Édinbourg, capitale de l'Écosse, à 120 kilomètres environ. Il ne reviendrait qu'au soir. Il confia le château aux enfants, leur recommandant de rester très prudents.

Jean-Claude, Christine, Philippe, Véronique et Gillian décidèrent de tenter de retourner dans le souterrain. Mais pour y entrer, il fallait d'abord dégager l'ouverture du puits, et pour cela déplacer la statue. Comment faire?

Ils poussèrent le discobole de toutes leurs forces, mais ils n'arrivèrent pas à le faire bouger d'un centimètre. Tout à coup, Christine eut une idée.

-Si on tournait les aiguilles de l'horloge, proposa-t-elle, peut-être que ça s'ouvrira tout seul, comme hier à la nuit.

Ils déplacèrent les aiguilles en avançant l'heure, et en effet, quand l'horloge arriva sur onze heures et demie du soir, un déclic se fit et l'énorme statue pivota, faisant apparaître le souterrain. Bravo, Christine!

Nos amis, munis de leurs lampes de poche, descendirent une fois encore dans le puits par cette échelle, rouillée, d'exactement quatre-vingt deux échelons. Ils disposaient de nonante minutes avant que le passage se referme.

Arrivés en bas, ils fouillèrent les lieux pendant près d'une heure, cherchant les traces d'un passage secret, mais toutes les briques étaient bien scellées. Pas le moindre indice. Ils pataugèrent pour rien dans la boue. Ils sondèrent les colonnes de la crypte, mais elles ne révélèrent qu'un léger bruit mat sans intérêt.

Ils remontèrent, bredouilles et déçus, vers la surface. Ils grelottaient, frigorifiés, car il faisait vraiment cru et froid là en-dessous. Ils escaladèrent les échelons un à un. Philippe suivait le dernier, fermant la marche.

À mi-échelle, tout à coup, il poussa un cri.

-Que se passe-t-il? dit Jean-Claude, qui montait juste au-dessus de lui.

-Je ne sais pas, mon dos me fait mal. Je me suis cogné contre quelque chose...

Philippe se retourna et aperçut une sorte de levier, une barre de fer qui sortait du mur. Il s'était écorché à cette pointe. Il avait même déchiré son t-shirt. Il toucha la barre, et, la levant, déclencha l'ouverture d'une porte, une entrée secrète dans le puits, à mi-chemin, entre le haut et le bas.

Il restait à peine quinze minutes.

-Venez voir, je crois avoir trouvé un nouveau passage.

Tous prirent pied dans un couloir creusé sous les caves du château. Au bout de ce couloir, d'environ vingt-cinq mètres de long, on apercevait une lueur.

Les cinq enfants avancèrent prudemment jusqu'à la lumière. Le passage se terminait, barré par d'épais rideaux de velours qui tombaient jusqu'au sol. Ils écartèrent doucement les tentures et observèrent.


De l'autre côté, après une descente d'une dizaine de marches d'escalier, se trouvait une grande pièce, parfaitement éclairée et bien meublée: tables, chaises, de très belle allure, splendides tapis, horloge au mur, fauteuils, peintures, tout paraissait du meilleur goût. Dans une grande cheminée brûlait un bon feu de bois. Il faisait même chaud.

Une porte sur la gauche ouvrait vers une cuisine. À droite, une autre porte, fermée. Plus haut, à droite aussi, se trouvait un balcon, avec une fenêtre protégée par d'épais rideaux rouges.

Nos amis, lentement, très lentement, descendirent l'escalier. Juste à ce moment-là, ils entendirent le râle de l'ombre noire. "Rheuh...rheuh...rheuh..."

Ils revinrent sur leurs pas aussi vite que possible, mais ils furent surpris par un cliquetis de rouages de fer. Au milieu du couloir, une herse aux barreaux épais et serrés descendit du plafond et leur barra la sortie, cinq minutes avant que la statue referme, là-haut, le passage secret.

Cette herse semblait extrêmement lourde. Ils tentèrent de la lever, mais ils ne parvinrent pas à la faire bouger. Les barreaux étaient trop gros pour être écartés et l'espace entre eux trop étroit pour espérer passer.

Nos cinq amis étaient prisonniers de l'ombre noire.


Lentement, inquiets, tremblant de peur, ils se retournèrent et revinrent vers les épais rideaux de velours, au sommet de l'escalier. L'être étrange se trouvait à présent dans la salle de séjour. On entendait son râle. "Rheuh...rheuh...rheuh..."

-Descendez, commanda l'ombre noire entre deux soufflements.

Nos amis se regardèrent. Repérés et prisonniers, cela ne servait à rien de tenter de se cacher.

Ils descendirent l'escalier. Ils aperçurent six coupes en or posées sur une magnifique table en chêne, comme dans les châteaux du Moyen Âge. Six chaises sculptées, deux placées à gauche, trois à droite et une qui présidait semblaient préparées pour eux.

-Asseyez-vous, invita l'ombre noire.

Le fantôme prit place de telle manière que les deux garçons se trouvent à sa droite et les trois filles à sa gauche. Il apporta deux bouteilles, l'une avec un liquide orange, l'autre avec un liquide verdâtre.

Tout en soufflant son râle rauque, l'ombre noire les déboucha. Elle versa du liquide orange à nos amis et se servit du liquide vert. Après un court instant de silence, elle saisit sa coupe en or et la vida complètement.

-Voilà, murmura l'ombre noire. À présent, je vais vous expliquer. Vous pouvez boire le liquide orange, sans danger. Le mien, est un poison violent. Dans une demi-heure, je serai mort. 

Jean-Claude voulut dire quelque chose, mais l'individu l'en empêcha d'un geste de sa main noire.


-Ecoutez. Je suis le dernier descendant des Balsworthy-Gwennegh qui depuis plus de mille ans occupent ce château, l'ancienne forteresse d'abord, et puis le palais, construit voici quatre cents ans par mes ancêtres.

"Peu après ma naissance, mes parents aperçurent ma difformité. Je suis un nain, un nain mal bâti. Un monstre, aux yeux de beaucoup de monde.

L'ombre noire se leva et ôta le suaire qui la recouvrait. Un homme apparut, un individu au visage déformé, au corps contrefait, de la taille de nos amis. II plaça ses deux mains sur la table, mains pourvues seulement de quatre doigts. Le pouce manquait de chaque côté.

-Je n'ai plus besoin du masque, puisque vous m'avez découvert. Mes parents étaient riches, très riches. Je suis très riche, dit-il en élevant la voix. Rheuh...rheuh...rheuh...

Il criait presque. Il se leva, se dirigea vers une armoire, et en sortit un petit coffre en bois.

Il le posa sur la table et l'ouvrit. Nos amis y aperçurent une impressionnante collection de pierres précieuses: rubis, saphirs, diamants, émeraudes, perles. II jeta la caisse sur le sol d'un geste rageur. Elle se brisa. Les perles et les pierres taillées s'éparpillèrent.

-À quoi me sert cette richesse? À rien!

-Monsieur, osa Véronique, pourquoi vous faites-vous cela? Pourquoi avez-vous bu un poison? II faut vous soigner et vite. Ne vous prenez pas pour un monstre. Vous êtes seulement différent.

-Mais oui, insista Christine, on va s'occuper de vous. Vous pourrez vous installer dans une maison de repos... au lieu de vivre dans ces caves.

Peu à peu, la peur, l'angoisse de nos amis se transformait en compassion.

-Dans une maison de repos, avec d'autres personnes, moi, le dernier des Balsworthy-Gwennegh, jamais, hurla dans un cri rauque celui qui se déguisait en ombre noire. Rheuh...rheu...rheu...

"À ma naissance, mes parents eurent honte de moi. À cette époque-là, les enfants anormaux n'allaient pas à l'école pour apprendre à vivre avec les autres et oser leur différence. Non, on les enfermait, on les cachait. Mon père, utilisa une partie de sa fortune pour cela. Il fit construire ce palais souterrain dans lequel vous vous trouvez et où je vis depuis toujours.

"Puis, il installa le système de l'horloge, cette horloge diabolique, qui ne me permet de venir dans le château du haut qu'entre onze heures et demie du soir et une heure du matin. En effet, cinq minutes avant une heure du matin, la grille, la herse du souterrain se baisse. Je ne peux plus sortir.

"Je ne venais donc près de mes parents qu'au milieu de la nuit, entre onze heures et demie du soir et une heure du matin, répéta l'ombre noire.

-Mais alors, s'émut Christine, vous n'avez jamais vu le soleil, la lumière. Vous n'avez jamais rencontré d'autres enfants, joué avec des copains et des copines. Vous ne vous êtes jamais roulé dans l'herbe, vous n'avez jamais grimpé aux arbres, sali vos vêtements dans la boue, nagé dans les rivières. Vous n'êtes jamais revenu à la maison avec votre jean déchiré après une randonnée périlleuse mais géniale... Vous n'avez jamais senti le vent chaud ou froid vous caresser, ni la pluie vous percer les habits et vous tremper de la tête aux pieds. Vous n'avez jamais serré une amie dans vos bras... Vous n'avez pas vécu.

-La lumière, j'en ai ici, répondit pauvrement l'ombre noire, et tout ce qu'il me faut pour me nourrir. Je cultive des champignons, c'est ma passion. Les champignons sont des aliments très complets. Avec eux, je me fabrique à manger et à boire, depuis la mort de mes parents. Mon père mourut il y a quelques années et ma mère résida seule au château. Quand elle disparut à son tour, j'ai choisi de demeurer enfermé ici, en secret. C'était il y a un an environ.


"Plusieurs fois le château fut vendu. Chaque fois, rôdant dans la nuit, couvert de mon masque noir, j'ai réussi à terroriser les propriétaires qui se sont chaque fois enfuis, laissant un temps le bâtiment à l'abandon.

"Mais vous, vous êtes plus intelligents, plus débrouillards et plus audacieux que les autres. Vous avez trouvé mon repère. C'est sans importance d'ailleurs, car je vais mourir.

-Monsieur, si vous mourez, nous resterons enfermés ici, dans votre souterrain, s'inquiéta Véronique.

-Vous ne mourrez pas. Vous devrez vous montrer patients. Après vingt-deux heures trente, l'horloge extérieure, sur laquelle vous n'avez aucun pouvoir de ce côté, passera de nouveau sur vingt-trois heures trente. La grille se lèvera. La statue se déplacera. Vous pourrez sortir. En attendant, vous resterez et veillerez ici. Vous avez à boire et à manger. Ainsi je ne resterai pas seul après ma mort. Rheuh...Rheuh...Rheuh...

-Mais, ouvrez, ouvrez, s'écria Christine. On va vous soigner à l'extérieur, on va vous conduire à l'hôpital.

-Mais oui, insista Gillian.

-Totalement irréalisable, affirma l'ombre noire. Il m'est impossible d'ouvrir. Le mécanisme ne se commande pas de l'intérieur mais de l'extérieur. Pour entrer, vous avez tourné les aiguilles de l'horloge. Je pense que personne ne songera à refaire ce geste qui vous a permis de me surprendre.


L'homme respirait de plus en plus fort. Les mots qu'il prononçait semblaient sortir de plus en plus difficilement de sa gorge. Soudain, il se leva. Il titubait.

Le nain traversa le salon et passa la porte qui se trouvait au fond à droite. Il gravit quelques marches d'escalier et entra dans la chambre du haut. Nos amis, qui prudemment le suivaient, l'entendirent haleter encore un moment.

La porte restait ouverte. Ils montèrent à leur tour le long de cet escalier dérobé et parvinrent à l'entrée de la chambre haute.

L'ombre noire reposait sur un lit magnifique, couvert de draps et de tissus rouge et or. Le nain râla encore quelques fois de manière irrégulière, puis, son souffle diminua et s'arrêta. Il ne bougea plus.

-Tu crois qu'il est mort? chuchota Véronique.

-Je pense, murmura Gillian.

-Attendez, proposa Philippe. Je vais aller voir.

Le garçon fit quelques pas dans la pièce.

-Sois prudent, dirent les autres.

Philippe prit les bras de l'ombre noire et les croisa sur sa poitrine. Il ne réagit plus. Alors, il passa sa main sur le visage du nain et ferma définitivement les yeux du dernier descendant des Balsworthy-Gwennegh.

Les cinq enfants observèrent encore un moment l'ombre noire qui leur avait fait si peur. Puis, Gillian tira soigneusement les rideaux donnant sur le balcon.

Nos amis fermèrent la porte de la chambre, puis descendirent l'escalier et retournèrent dans la grande pièce dans laquelle se trouvaient la table et les coupes en or. Ils ne voulurent pas boire de ce jus orange et surtout pas manger quoi que ce soit, craignant un poison.


Il leur fallait à présent attendre vingt-deux heures environ.

Pour s'occuper, Jean-Claude, Christine, Gillian, Véronique et Philippe, à quatre pattes, ramassèrent les pierres précieuses, les perles, les diamants et les rassemblèrent dans un vase.

Puis ils tuèrent le temps en bavardant. Ils avaient faim, soif, et se sentaient de plus en plus fatigués. Les heures passaient lentement.

Dehors, à présent, le papa de Gillian devait être revenu. II était sûrement bien inquiet et se demandait sans doute où les enfants se trouvaient.

Philippe bavarda un long moment avec son amie Véronique, puis ils finirent par s'endormir l'un près de l'autre, dans les bras d'un grand fauteuil qui les enlaçait. Ils étaient beaux à voir tous les deux, appuyés l'un contre l'autre, comme des amoureux.

Christine s'étendit sur le tapis. Comme elle fréquente les mouvements de jeunesse, elle sait dormir n'importe où.

Jean-Claude parla avec Gillian. Il raconta sa vie sur le continent. La jeune fille décrivit ses journées avec son papa et son petit frère qu'elle aime beaucoup. Elle évoqua sa maman décédée, qu'elle regrettait toujours, et puis l'hôtel grâce auquel son père travaillait enfin comme il aimait.

Grâce au trésor de l'ombre noire, les derniers travaux de restauration s'achèveraient vite. Les ouvriers allaient revenir. On pourrait ouvrir l'hôtel dans quinze jours, comme prévu. Décidément, nos amis avaient encore rendu un fameux service à leur amie.

Ils dormirent un peu. Ils organisèrent un tour de garde. Quand Philippe et Véronique veillèrent à leur tour, ils allèrent visiter la cuisine, mais ne trouvèrent rien d'autre à manger dans le palais souterrain que des champignons inconnus.

Ils ne remontèrent pas voir l'ombre noire. Ils n'osaient pas. Et puis ils respectaient le corps de ce nain, qui avait tant souffert dans sa vie, et qui n'avait pas pu, puis pas voulu rencontrer les autres, puisque depuis son enfance, on l'en avait privé.


Tout à coup, ils entendirent un bruit de roue dentée. La herse se levait. L'horloge du lanceur de disque, là-bas au château, devait indiquer de nouveau onze heures trente. Vingt-quatre heures étaient passées depuis leur descente et leur découverte du passage secret.

Ils se précipitèrent dans le couloir, arrivèrent au puits, montèrent à l'échelle de fer et débouchèrent dans la bibliothèque au premier étage, entre les deux statues par le trou béant.

Ils appelèrent le papa de Gillian qui arriva en courant et embrassa les enfants. Des policiers présents sur les lieux, fouillaient le château.

Les enfants racontèrent leur aventure et montrèrent le passage secret. Les policiers descendirent avec nos amis et le papa de Gillian jusque dans le palais souterrain, en prenant soin d'arrêter l'horloge.

On emmena le corps de l'ombre noire, et on l'enterra au fond du jardin du château. Nos amis lui réservèrent un emplacement près de la gloriette puisqu'il n'avait jamais quitté le palais. On respecta ainsi son dernier vœu de solitude.

En vendant les pierres précieuses, qui appartenaient maintenant au père de Gillian, la fin des travaux fut rondement menée. Les jardins furent aménagés et le deuxième étage promptement rénové.

L'hôtel ouvrit à la date prévue. Nos amis passèrent encore quelques merveilleux jours de vacances avec leur amie. Puis, ils prirent le chemin du retour.

Gillian remit à chacun d'entre eux une pierre précieuse, en souvenir de l'aventure vécue ensemble. Et nos amis revinrent chez eux, fiers de leurs exploits, se jurant de se retrouver aux prochaines vacances peut-être.

Quelques mois plus tard, se produisit un terrifiant événement au château, l'hôtel de l'ombre noire...

Retrouve tes amis dans "Les quatres mains du Diable" au n° 18, enfin, si tu oses...