Epouvante - Horreur

Epouvante - Horreur

N°14

La Poupée

     Béatrice allait bientôt fêter son anniversaire. Huit ans. Elle ne savait pas trop ce qu'elle voulait recevoir. Aussi, sa maman l'emmena en ville faire un tour dans les magasins. Elle trouverait bien quelque chose qui lui plairait.

Passant devant un antiquaire, elles découvrirent en vitrine une très jolie poupée, assise parmi des montres d'autrefois, des couverts en vermeil et des bijoux anciens.

On ne peut pas dire que Béatrice adore les poupées. Non, pas vraiment. Mais celle-là! Elle la trouvait tellement belle...

-Maman, je la voudrais pour mon anniversaire.

- N'y pense pas, ma chérie. Une poupée pareille, coûte certainement entre cinq cents et mille euros. Peut-être plus. Je ne peux pas t'offrir un cadeau pareil.

-Oh, maman, on pourrait entrer et se renseigner. Demandons le prix au marchand, ça n'engage à rien.

 

Elles entrèrent toutes deux dans le magasin. Le vendeur les accueillit gentiment.

-La poupée en vitrine, dit-il. Pour la petite demoiselle? Elle est ravissante, n'est-ce-pas?

-Oui. Mais je crois qu'elle sera trop chère pour mon budget, soupira maman.

-Madame, combien pensez-vous qu'elle coûte?

-Oh, je ne sais pas... Ce n'est pas à moi de donner les prix, mais… certainement cinq cents euros et plus.

-Et bien, madame, je vous la laisse pour cinquante euros.

-Serait-elle cassée? On l'a recollée? demanda maman.

-Non, pas du tout.

-Elle est fêlée?

-Une poupée en porcelaine fêlée n'a plus aucune valeur, sauf sentimentale. Mais celle-ci n'a pas la moindre fêlure. Elle est intacte. Mais, regardez ses mains.

L'antiquaire défit un élastique qui maintenait les bras derrière le dos. Il montra les deux mains. De longs doigts noirs fins comme des pattes d'araignées affublaient cette jolie poupée.

-Comment quelqu'un qui sut façonner un aussi ravissant objet, put lui donner d'aussi vilaines mains? interrogea maman.

-Je ne peux pas vous dire, affirma le marchand. Mais vous allez sans doute fêter l'anniversaire de la petite demoiselle. Je vous la laisse pour quarante euros seulement.

Maman se pencha vers notre amie.

-Tu la veux vraiment, ma chérie?

-Oui ! Je l'aimerai quand même. Je lui fixerai les mains derrière le dos avec une ficelle. On ne les verra pas. Je l'assoirai sur ma table de travail.

Le marché fut conclu. Le marchand la glissa dans une belle boîte, referma le couvercle et fit un emballage cadeau.

Au moment de sortir, il murmura quelque chose à l'oreille de Béatrice.

- Ne laisse jamais ta poupée au soleil, petite fille, avertit le marchand.

-Elle fondrait?

-Non, il t'arriverait un malheur...

Notre amie revint à la maison impressionnée.


Le dimanche suivant, Béatrice fêtait son anniversaire avec une douzaine d'amies et amis de son école. François était de la partie.

Ils avaient même fait venir ce monsieur qui raconte si bien des histoires une fois par mois en classe et dont, tous, ils adorent les créations.

Quand elle reçut le cadeau de ses parents, elle déballa sa poupée. Les autres enfants poussèrent des cris en apercevant les longs doigts d'araignée.

Béatrice, à la fois vexée et attristée par la réaction de ses invités, prit la poupée dans ses bras et courut à sa chambre. Elle la posa sur son lit. Elle vérifia attentivement que le soleil n'éclairait pas cet endroit de la pièce. Elle ne vit aucun rayon, le ciel était couvert de nuages.

Notre amie referma sa porte et redescendit auprès de ses copains.

Une heure plus tard, elle ne s'aperçut pas que le ciel se dégageait peu à peu et que le soleil, tantôt caché derrière les nuages, venait à présent d'apparaître entre deux d'entre eux.

Un grand rayon de lumière tomba sur la poupée.


Au soir, après le départ de tous les amis, Béatrice monta prendre sa douche et se mettre en pyjama. Papa et maman vinrent l'embrasser. Elle les remercia pour leurs cadeaux et la belle fête. Puis, ils éteignirent la lumière et fermèrent la porte. Elle se tourna et se retourna, un peu agitée par les émotions vécues pour son anniversaire, avant de s'endormir.

Tout à coup, elle ouvrit les yeux. Elle vit la chambre baignée de lumière bleue.

-C'est quoi ça ? dit tout haut la fillette.

Elle s'assit dans son lit, puis elle se leva. La lueur bleue provenait de sa table. La poupée s'y trouvait, débarrassée de ses vêtements.

-Je préfère les laver, ma chérie, avait dit maman en passant tantôt dans la chambre. On ne sait pas qui l'a manipulée auparavant.

Le corps, cousu dans un tissu épais, en jute, reposait sur la table. Les anciennes poupées sont ainsi faites. Seuls les pieds, les mains et la tête sont en porcelaine. Or, l'étrange lueur bleue qui intriguait notre amie provenait des yeux de la poupée.

Elle s'approcha à la fois curieuse et étonnée. Elle toucha les yeux et sentit aussitôt un picotement dans ses doigts.

 Elle reposa sa poupée sur la table et se recoucha un peu inquiète. Elle finit par s'endormir.


Elle se réveilla lorsque sa maman l'appela pour venir déjeuner et partir à l'école.

Mais au moment où elle ouvrit les yeux, Béatrice s'aperçut avec horreur que ses doigts s'étaient allongés. Ils apparaissaient à présent longs, minces et noirs, comme ceux de sa poupée. Chacun d'entre eux mesurait maintenant environ vingt centimètres et ressemblaient à une patte d'araignée.

Notre amie, horrifiée, eut d'abord envie de pleurer. Puis, elle réfléchit. Elle décida de ne montrer ça à personne.

Elle appela sa mère.

-Maman, maman, comment dois-je m'habiller?

-Tu mets ta robe en jean, la bleue, avec les petites fleurs brodées, et la ceinture blanche. Et tes tennis bleus. Il fait beau.

-Bon, d'accord.

Boutonner sa robe dans le dos, avec des doigts de vingt centimètres, fut très difficile. Et cela prit du temps.

Une fois qu'elle eut mis ses sandales de toile et sa ceinture, elle descendit sans bruit les escaliers, ouvrit la porte de rue et cria :

-Au revoir papa, au revoir, maman. Je pars vite, sinon je vais être en retard à l'école.

-Ma chérie, viens au moins prendre ton lait. Viens manger une tartine.

-Non, merci, je n'ai pas faim. Au revoir, maman.

Et notre amie se sauva rapidement dans l'avenue.


Un peu plus loin, elle aperçut François. Il venait de sortir de chez lui. On dit que les filles sont curieuses, mais certains garçons, je vous jure! Tous deux, du même âge, vont à la même école, souvent ensemble, et fréquentent la même classe.

Béatrice cacha ses mains.

-Pourquoi tu mets tes mains derrière ton dos?

-Comme ça, répondit la fillette.

-Tu dissimules quelque chose.

-Mais non, je ne cache rien du tout.

-Allez, montre-moi, insista le garçon.

-Non, je ne veux pas, murmura la fillette.

François s'approcha de son amie.

-Si tu gardes tes mains derrière le dos, je te donne un bisou sur la bouche.

-Bon, bon! cria Béatrice. Je vais te montrer mes mains. Regarde.

-Oh! fit le garçon.

François poussa un petit cri, puis éclata de rire.

-Que t'arrive-t-il? C'est marrant!

-Ah, tu trouves ça marrant, toi? fit notre amie, les larmes aux yeux. Je ne trouve pas cela drôle du tout, tu sais. C'est épouvantable.

Et elle raconta l'histoire des yeux de sa poupée.

François lui demanda ce qu'elle comptait faire. Béatrice envisageait de passer la journée dans le parc. Elle ne voulait pas se rendre à l'école comme ça. Tous les copains et les copines allaient se moquer d'elle.

-Passer la journée dans le parc ! Impossible, avertit le garçon. Les gardes vont te prendre. Ils vont te ramener à l'école ou chez tes parents. On est des enfants. On ne peut pas traîner dans le parc toute la journée, comme ça, tout seul, alors qu'on doit aller en classe.

-Je n'y avais pas pensé. Merci pour tes conseils. Mais que vais-je faire?

-Viens chez moi, proposa François. Papa et maman sont au travail et mes petites sœurs Olivia et Amandine vont à l'école maternelle. Tu seras bien tranquille. Tu pourras même te faire à manger. Et puis, vers quatre heures, tu n'auras qu'à sortir, avant que je revienne. Tiens, voici ma clé.

-Merci. 

Béatrice se dirigea vers la maison de son copain avec l'intention d'y passer toute la journée.

À midi, comme elle avait faim, elle tenta de manger un yaourt, mais avaler un yaourt avec une cuillère et des doigts de vingt centimètres, fut vraiment très difficile. Elle en renversa la moitié.

Un peu avant quatre heures, elle sortit de la maison de son ami et l'attendit, cachée derrière une haie.


Quand le garçon arriva à son niveau, elle l'appela.

-Écoute, François. Je sais ce que je vais faire. Je vais retourner chez le marchand, l'antiquaire qui a vendu la poupée.

-Bonne idée, acquiesça le garçon.

-Tu veux bien aller la chercher chez mes parents?

-Oui, je veux bien, répondit François. Mais... ta maman va-t-elle me la donner? Elle me posera peut-être des questions.

-Tu n'as qu'à dire qu'on fait une élocution sur les jouets, que nous la préparons chez toi, et qu'il nous faut la poupée.

-Bon, si tu veux, accepta François. Je n'aime pas beaucoup les mensonges, mais pour t'aider, d'accord.

Le garçon s'en alla sonner chez la maman de Béatrice. Il reçut la poupée, qu'elle venait juste de rhabiller après avoir lavé les habits. Elle ne posa pas de questions.

La fillette l'emporta chez le marchand.


-Tu as laissé ta poupée au soleil, je vois, dit aussitôt le vieil homme.

-Oui, monsieur, mais je n'ai pas fait exprès.

-Trop tard, maintenant. En plus, tu as touché ses yeux. Grave erreur. Il ne faut pas toucher les yeux d'une poupée. Et tes coudes et tes épaules, ça va? Tu peux encore les bouger?

-Oui, s'étonna Béatrice. Pourquoi?

-Tu as de la chance. Tes coudes et tes épaules pourraient être paralysés, bloqués.

-Oh, mon Dieu, soupira notre amie, ce serait encore pire. Vous croyez que mes mains redeviendront un jour normales?

-Oui, affirma le marchand, tu peux retrouver des mains comme avant, mais ce ne sera pas facile. Il faut que tu ailles t'asseoir sous un chêne vieux d'au moins cinq cents ans, à la pleine lune. Ce soir justement. Et pendant les douze coups de minuit à l'horloge de l'église, il faut que tu entendes trois croassements de corbeaux, et que tu aperçoives une chauve-souris passer devant le disque rond de la lune. Si tu fais cela, tes doigts redeviendront normaux.


Béatrice retourna chez elle. Elle ouvrit discrètement la porte de la maison, monta l'escalier en courant et alla directement dans sa chambre.

Quand on l'appela pour le repas du soir, elle prétendit ne pas avoir faim. Pourtant, sa tête tournait, tellement elle était affamée.

Elle garda sa robe et se glissa dans son lit. Sa mère vint l'embrasser un peu plus tard.

-Ça va, ma chérie?

-Oui, maman, ça va.

Elle l'embrassa et ne s'aperçut de rien.

Papa arriva à son tour, pour dire au revoir à sa fille, comme tous les soirs. Béatrice lui donna son petit bisou.

-Oh, ma chérie, tu ne me serres plus dans tes bras? 

Les papas adorent qu'on les serre dans les bras et notre amie le sait bien.

-Je veux bien le faire, mais alors, tu fermes les yeux.

Papa ferma les yeux. Il posa son visage juste contre celui de sa fille. Béatrice sortit ses deux bras et ses longues mains aux doigts d'araignée de dessous les couvertures et serra très fort le cou de son père contre elle.

-Voilà, chuchota papa, après une minute. Tu peux me lâcher à présent. Ça suffit.

Notre amie essaya d'écarter ses bras, mais elle ne pouvait plus. Ses coudes et ses épaules étaient bloqués!

-Tu peux me lâcher, répéta papa.

-Je n'y arrive pas.

Elle se mit à pleurer. Maman entra à ce moment dans la chambre. Elle vit les horribles doigts.

Béatrice raconta toute son affaire à ses parents. Elle expliqua aussi comment il fallait s'y prendre pour débloquer ses coudes et ses épaules.

-Encore une chance, dit papa en souriant, que c'est la pleine lune ce soir. Je me vois mal aller au bureau demain, avec ma fille accrochée autour du cou.

-Et moi, ajouta Béatrice, je me vois mal aller à l'école et m'asseoir sur un banc en classe, avec mon papa bloqué au creux des bras.

Maman conduisit notre amie et son père à quelques kilomètres de là, où se trouvait un chêne millénaire. Elle les laissa tous deux au pied de l'arbre. Puis, elle retourna à la maison, pour mettre Nicolas, le petit frère, au lit.

Papa, toujours attaché entre les bras de notre amie, s'assit contre le chêne avec sa fille sur les genoux. Neuf heures du soir sonnèrent... Ils bavardèrent tous les deux en attendant minuit.

Papa raconta sa rencontre avec maman. Il décrivit la naissance de Béatrice. Il évoqua son travail, ses projets. Ils abordèrent le sujet des prochaines vacances.

Béatrice parla en long et en large de l'école, de ses copains, de ses copines, de François.

Ils passèrent un bon moment tous les deux, accrochés l'un à l'autre, sous le chêne, à partager des souvenirs, et à évoquer leurs mondes respectifs.


Enfin minuit sonna. Ils entendirent un clocher de village, au loin, égrener un son très doux. La lune apparut tout à fait ronde. Ils aperçurent un corbeau sur une des branches du vieil arbre. Il se taisait.

-Allez, corbeau, supplia Béatrice. Croasse.

L'oiseau semblait indifférent.

-Papa, cria Béatrice, tu devrais peut-être taper dans tes mains, comme ça le corbeau s'envolera et croassera.

Papa frappa dans les mains. Le dixième coup venait de sonner. Le corbeau s'envola, en lâchant trois "croa","croa","croa", furieux de se trouver dérangé.

Juste à ce moment-là, quelque chose passa devant la lune. Etait-ce une chauve-souris ? Ils ne le surent jamais. Au douzième coup, les doigts de la fillette rétrécirent et redevinrent tels qu'ils étaient avant. Elle put ouvrir ses bras, remuer ses coudes et ses épaules, et libérer papa.

Alors, se donnant la main, Béatrice et son père revinrent chez eux. Une longue marche les attendait. Ils n'arrivèrent que vers une heure du matin.

Au moment d'entrer dans la maison, notre amie murmura à l'oreille de son papa.

-Tu sais, j'aimais bien être bloquée autour de ton cou. Et puis, j'ai apprécié notre conversation à deux. On a passé un bon moment, ensemble.

-Oui, répondit Papa.

Et il donna un bisou à sa fille.

Béatrice alla se coucher, et les parents aussi.


Au matin, quand elle s'éveilla, la fillette regarda ses mains et ses doigts. Elle se réjouit de les voir tout à fait normaux. Maman l'appelait.

-Béatrice! Béatrice!

-Oui, Maman, j'arrive. Comment je dois m'habiller, ce matin?

-Tu mets ta robe en jean, la bleue, avec les petites fleurs brodées, et la ceinture blanche. Et tes tennis bleus. Il fait beau.

-Tiens, se dit notre amie. J'ai déjà entendu ça hier matin.

Elle s'habilla rapidement, prit son cartable et descendit.

Soudain, Béatrice s'angoissa.

-Maman, je n'ai pas fait mon devoir de calcul du mardi. Je vais avoir une punition.

-Tu auras tout le temps de le faire ce soir, répondit maman.

-Ce soir?

-Mais oui, ma chérie.

-On est mardi, maman !

-Mais non. On est lundi.

-Lundi?

-Mais oui, lundi. Tu dors encore? As-tu déjà oublié la fête, hier, dimanche, pour ton anniversaire?

-Mais alors, murmura Béatrice, si on n'est que lundi matin, mes longues mains, le chêne, les yeux de la poupée, papa bloqué dans mes bras, c'était un rêve…

Elle se précipita dans sa chambre, saisit sa poupée et regarda ses beaux yeux bleus. Elle n'osa pas les toucher.

 

Le dimanche suivant, Béatrice montra sa poupée à sa grand-mère.

-Quels beaux yeux, fit la vieille dame.

-Ne les touche pas, lança notre amie.

-Pourquoi? ma chérie.

-Je crois qu'il ne faut jamais poser ses doigts sur les yeux d'une poupée, expliqua Béatrice.

Puis elle raconta son rêve étrange.

Notre amie se demande encore si elle a rêvé cette nuit-là, ou si réellement elle a vécu cette terrifiante aventure...

La poupée est sur la table, les mains derrière le dos. Elle regarde notre amie avec ses beaux yeux bleus, qu'elle n'a jamais plus touchés.