Magali

Magali

N°44

La sorcière et le doudou

     Une dizaine de libellules bleues voltigeaient au nez des grenouilles qui les regardaient avec envie, à quatre pattes sur les nénuphars ronds. Des poissons rouges et blancs passaient et repassaient, indifférents à ce spectacle, dans l'eau de la mare.

Magali, assise sur une pierre plate au milieu des roseaux, observait le ballet des libellules bleues, ses préférées, en jouant avec son doudou posé sur les genoux de sa salopette rouge.

Elle ne peut pas emmener son doudou hors de la maison. Maman le lui a déconseillé. Elle pourrait le salir ou le perdre. Mais ce jour-là, notre petite amie de quatre ans et demi n'en faisait qu'à sa tête.


Deux canards passèrent à toute vitesse en couincouinant. Ils semblaient bien pressés. De quoi avaient-ils peur ?

Magali aperçut alors un grand oiseau gris. Il atterrit dans la boue, le long des roseaux. Notre amie reconnut entre les herbes un héron cendré.

Il marchait, debout sur ses hautes pattes fines, et regardait autour de lui avec ses yeux jaunes, comme ferait un voleur qui aurait peur d'être surpris.

Soudain il plongea son bec dans l'eau et saisit un poisson. Il l'avala tout frétillant. Puis il s'empara d'une grenouille qui eut beau coasser de toutes ses forces, elle fut mangée à son tour.


Magali se leva horrifiée, en serrant son doudou contre elle.

- Va-t'en, méchant oiseau, cria-t-elle. Tu manges mes amies grenouilles et les jolis poissons.

Le héron tourna la tête vers la petite fille et la regarda d'un air mauvais.

Puis il battit des ailes et s'approcha d'elle avant qu'elle ait le temps de s'enfuir. Il la prit par les bretelles de sa salopette rouge et l'emmena par-dessus l'étang puis plus haut que les arbres.


Magali appela son papa, mais papa était bien loin, à son travail.

Elle cria maman, trois fois, mais maman n'entendit pas. Elle se trouvait dans la cave de la maison. Elle clouait un cadre au mur.

- Arnaud! Arnaud !

Mais le grand frère de huit ans était parti chez sa grande amie Manon, une fille de sa classe.

Inutile d'appeler Julien, le petit frère, c'est un bébé.


Le héron posa Magali au milieu d'un jardin où poussaient des tulipes noires. L'endroit était entouré d'un mur gris.

Notre amie serrait son doudou contre elle et avait envie de pleurer.

Une porte s'ouvrit et une vieille femme, vilaine comme une sorcière, le nez pointu et le regard méchant, apparut sur le seuil.

- Une petite fille, dit-elle avec une voix grinçante comme celle d'une voiture qui roule sur du gravier. Merci mon gentil.

Elle caressa la tête de son héron et lui offrit deux grenouilles qu'elle tenait vivantes dans une poche de sa robe noire.

L'oiseau les avala goulûment.


- Toi, tu entres dans la maison, lança-t-elle à Magali.

Notre amie fut bien obligée de passer la porte d'entrée et se trouva dans une pièce garnie d'une grande table et d'une cheminée noircie.

Le sol était sale. Des fils d'araignées pendaient au plafond. L'endroit sentait le moisi, le pourri.

- Assieds-toi sur cette chaise.

Magali s'assit.

Un rat courut se cacher dans un coin, un autre se glissa sous la porte.

- Donne-moi ce mouton, cria la méchante femme.

- C'est mon doudou, fit notre amie les larmes aux yeux. Mon doudou...

La sorcière, car c'en était une, tu t'en doutes, arracha le doudou des mains de Magali et le posa sur la table.

- Rendez-moi mon doudou, supplia la fillette.

- Je vais te le remettre, dit la vieille au nez crochu, mais nous allons d'abord nous amuser un peu toutes les deux.

Magali ne s'amusait pas du tout.


La sorcière posa une casserole sur le feu et y versa de l'eau sale puisée dans un égout.

Elle ajouta trois prunes pourries et quatre noyaux de cerises.

- Voyons, fit-elle tout haut. Que faut-il encore ? Ah, oui. Six pattes d'araignées et deux queues de rat coupées en morceaux. Voilà. Remuer avec une cuillère en bois pendant cinq minutes. On s'amuse, hein, petite fille...

Magali pleurait en silence, assise sur sa chaise.

- Et maintenant le doudou, dit la sorcière.

Elle saisit le petit mouton blanc qu'elle avait posé sur la table et le laissa tomber dans la casserole.

- Mon doudou! sanglota notre amie.

- Ne pleure pas. Je vais te le rendre ton doudou. Je le change seulement un peu. Tu vas voir. Ça va être drôle.

- Mon doudou! répéta Magali.

La vieille femme prit une fourchette et sortit une grenouille blanche de la casserole.

- Le voilà ton doudou, dit-elle. Et maintenant, dehors! Sors de ma maison! Je ne veux plus te voir. Du balai! Prends ton doudou et retourne chez toi.

La sorcière ouvrit la porte et notre amie se retrouva à la rue avec la grenouille blanche dans les bras.


- Tu n'es pas très jolie.

- Oh! fit la grenouille.

- Enfin, corrigea Magali, tu as des beaux yeux.

- Ah !

- Mais je préférais mon doudou mouton.

- Oh !

- Tu sais parler? Je t'entends dire des Ah et des Oh.

- Ah !

- Tu sais seulement dire Ah et OH...

- Ah !

- Je vais te conduire à l'étang.

- Oh !

- Tu ne veux pas ? Bon. Viens avec moi à ma maison.

- Ah !

- Tu resteras dans le jardin.

- Oh !

- Tu n'aimes pas ? Je demanderai à maman la permission de te laisser dans l'évier de la cuisine.

- Oh !

- Tu n'es pas encore contente ? Que veux-tu à la fin ? Tu veux venir dans ma chambre ?

- Ah !

- Tu es mon doudou. Je te mettrai près de mon lit. Mais je préférais mon petit mouton.

La grenouille ne dit plus rien. Magali revint chez elle, monta l'escalier et la posa sur le tapis de sa chambre.


Tous les matins de la semaine, la petite grenouille blanche réveilla notre amie en coassant.

- Coa, coa, coa, coa, coa...

Cela voulait dire :

- Lève-toi, petite fille. Il est temps de te préparer pour aller à l'école.

Et tous les après-midis, en revenant à la maison, Magali partagea son goûter avec elle.

Puis, chaque jour, elle la conduisit à l'étang. La grenouille blanche sautait sur les nénuphars, mangeait des insectes qu'elle y trouvait, puis revenait près de la fillette en coassant, comme pour lui dire :

- Voilà. Fini! On peut retourner chez toi.

Ce fut ainsi pendant cinq jours. Du lundi au vendredi.


Le sixième jour au matin, le samedi, Magali enterndit une petite voix.

- Bonjour Magali. Tu as bien dormi ?

Notre amie regarda la grenouille blanche.

- Tu sais parler tout à coup ? 

- Oui, car on est samedi.

- Tant mieux, fit la fillette. Je t'aime, petite grenouille. Tu es mignonne. Mais je préférais mon petit mouton blanc.

- On peut changer ça, annonça la grenouille.

- Vraiment ? Tu peux redevenir mon petit mouton doudou ?

- Oui, je crois. Conduis-moi à l'étang. On va demander la permission à Coassette.

- C'est qui Coassette ?

- C'est la reine des grenouilles.


Magali prit sa petite grenouille blanche entre les mains et partit pleine d'espoir vers l'étang. On entendait les cris des oiseaux, mêlés à la chanson du vent.

Le reflet du soleil brillait à la surface de l'eau, entre les roseaux. Elle appela.

- Coassette! Coassette! Coassette!

- Oui, fit une grenouille verte, la bouche fendue d'un grand sourire.

- Tu es la reine des grenouilles ?

- Oui.

- Une méchante sorcière a changé mon mouton blanc en grenouille. Tu peux me rendre mon doudou ?

- Oui! répondit la reine. Mais d'abord, je dois lui poser trois questions.

 

Coassette se tourna vers la grenouille blanche que Magali venait de placer sur un nénuphar rond au bord de l'étang.

- Cette petite fille a-t-elle été gentille avec toi ?

- Oui.

- T'a-t-elle donné à manger ?

- Oui.

- Elle ne t'a pas lancé des pierres ? Parfois, des méchants enfants font du mal aux grenouilles en leur lançant des pierres.

- Non, elle a toujours été très douce avec moi.

- Bon, conclut Coassette. Je suis d'accord. La grenouille blanche peut redevenir un mouton. Mais il faut aussi demander l'avis de Schaap, le roi des moutons. Appelons-le.

- Schaap! Schaap! Schaap!

- Oui ?

- Je te présente Magali. Elle a beaucoup de chagrin. Une vilaine sorcière a changé son doudou, un petit mouton blanc, en grenouille. Es-tu d'accord qu' elle redevienne un mouton ?

- Je vais d'abord poser trois questions à cette fillette. Si elle me donne trois bonnes réponses, j'accepterai.

Le roi des moutons se tourna vers notre amie.

- Première question : comment appelle-t-on un bébé mouton ?

- Un agneau, cria Magali.

- Bien, fit Schaap. Deuxième question, comment appelle-t-on la maman d'un agneau ?

- Une brebis.

- Bravo. Troisième question. Comment se nomme l'étable où dorment les moutons ?

- La bergerie, annonça notre amie avec fierté.

- Très bien. Je suis d'accord, dit Schaap, le roi des moutons.


- Pose ta grenouille blanche sur ce nénuphar vert, demanda Coassette.

Notre amie caressa sa petite amie une dernière fois, puis elle la fit glisser sur la feuille verte.

- Va de l'autre côté de l'étang, reprit Coassette, et attends. Ton doudou arrivera dans quelques minutes.

 

Magali fit le tour de l'étang en se faufilant entre les hautes herbes, les fleurs et les roseaux. Puis elle s'assit au soleil sur une pierre plate.

Trois minutes plus tard, une feuille de nénuphar arriva, tirée par deux libellules bleues. Le petit mouton en peluche blanc, le doudou de notre amie, s'y trouvait.

Quel bonheur !

Elle le prit en main et le serra très fort contre elle. Puis elle cria :

- Merci, reine Coassette.


Au même moment, un héron gris cendré se posa pas loin.

- Ah, non ! lança notre amie. Tu ne vas pas recommencer, toi ! Va-t'en !

Magali appela toutes les grenouilles à la rescousse et les fit crier à qui mieux mieux. Le héron s'envola et partit.

Il n'est jamais revenu.