Les quatre amis

Les quatre amis

N°36

La porte

    Au cours d'une promenade, un après-midi, dans le parc situé pas loin de chez Philippe, les quatre amis découvrirent une bien étrange statue.

Une porte en pierre.

On pouvait en faire le tour.

Elle possédait une poignée, qui semblait figée.

Nos amis, âgés de dix et onze ans, observèrent l'étrange construction. Christine osa même saisir la poignée, pour tenter d'ouvrir, mais sans résultat. Cette poignée, en pierre comme le reste de la statue, semblait ne pas pouvoir bouger.

Pourtant, un instant plus tard, un léger grincement attira l'attention des quatre enfants. Se retournant, ils virent que la porte s'entrouvrait.

Ils hésitèrent un instant, puis, curieux et audacieux, ils franchirent l'ouverture qui venait d'apparaître.

 

La première chose qui les surprit fut que presque tous les arbres du parc étaient à présent brisés. Comme si un ouragan venait de passer.

Ils firent tous les quatre quelque pas vers l'avenue où se trouve la maison des parents de Véronique. Triste spectacle. Les habitations apparurent délabrées, abandonnées. Les vitres des fenêtres brisées, les portes éventrées.

Un journal traînait dans une poubelle. Christine le déplia et lut la date. Nos amis comprirent qu'ils étaient projetés trente ans plus tard vers le futur.

Ils entrèrent dans la maison. Les armoires étaient ouvertes et vides. Les meubles, saccagés pour la plupart, jonchaient le sol poussiéreux. Aucune trace des parents de leur amie.

- Ne restons pas ici. Allons voir chez moi, proposa Philippe.

Ils traversèrent le parc.

 

Le building où habite leur ami avait brûlé. Il ne restait que la carcasse, qui se dressait, sinistre, noircie, vers le ciel.

Bouleversés, ils se dirigèrent en courant vers la maison de Jean-Claude et Christine. 

 

Elle aussi apparut en bien mauvais état.

Les quatre enfants se tenaient sur le trottoir, ébahis par ce triste spectacle, quand une fille de leur âge s'approcha et leur conseilla d'entrer.

- Il faut éviter les patrouilles, dit-elle.

Nos amis, intrigués, passèrent dans ce qui fut le salon et se tournèrent vers elle.

- Je m'appelle Mila, poursuivit-elle. On doit toujours se cacher. Les ennemis qui ont envahi notre pays circulent dans les rues. Ils tirent avec des mitraillettes sur tout ce qui bouge. 

- Et toi, que fais-tu dehors ? demanda Véronique.

- Mes parents qui se terrent avec ma petite sœur et d'autres gens dans un vieux cinéma barricadé m'ont envoyée chercher à manger. La nuit tombe, c'est le meilleur moment. On voit arriver les patrouilles de loin avec leurs puissants phares allumés. On a le temps de se cacher pour les éviter. Venez, suivez-moi, mais soyez prêts à vous baisser et à vous précipiter derrière des haies ou des murs.

- Nous n'avons pas d'argent pour aller au supermarché, avoua Jean-Claude.

- Pas besoin, affirma Mila. Les portes sont arrachées et les caisses éventrées. Nous n'y rencontrerons plus personne.

Ils entrèrent dans le magasin. La plupart des rayonnages étaient vides. Mila glissa deux paquets de spaghettis et une grande boîte de biscuits dans son sac, avec trois conserves de petits pois et carottes.

- Attention, lança-t-elle au moment où ils sortaient. Une voiture approche.

Ils se baissèrent. Un phare éblouissant éclaira la façade du magasin, puis il fut dirigé vers les arbres de la rue. Ils entendirent des coups de feu.

Un écureuil tomba mort presque à leurs pieds, abattu par la milice ennemie.

- Quelle horreur la guerre ! murmura Véronique. Viens avec nous au parc, Mila. Nous y avons découvert une porte du temps et nous l'avons franchie. Nous allons retourner à notre époque. On y vit en paix. Accompagne-nous. 

Mais Mila voulait rester avec ses parents. Elle s'éloigna en silence.

Nos amis retrouvèrent la porte mystérieuse. Ils la repassèrent.

 

Cette fois, les arbres du parc se dressaient, majestueux. Mais ils semblaient plus frêles, plus jeunes, moins hauts qu'à l'époque de leur départ.

- Où sommes-nous ? fit Véronique.

-Ou plutôt, quand sommes-nous, comme dit Doc dans Retour vers le Futur, précisa Philippe. 

Un kiosque situé au coin de la rue présentait son étalage de journaux. Nos amis y lurent la date du jour : Dix ans plus tôt ! Ils avaient reculé de dix ans par rapport à leur jour de départ. 

- Je ne suis peut-être pas encore née à cette époque, murmura Christine. J'ai juste dix ans actuellement.

 

Ils se dirigèrent vers le building où habite Philippe. Il était en construction. Les étages du bas semblaient à peu près achevés, mais les quatre derniers, ceux du haut, avaient encore leurs échafaudages.

- Je n'habite pas encore là avec mes parents, comprit leur copain. Et malheureusement, je ne connais pas l'adresse où on vivait avant, quand j'étais encore un bébé.

 

Ils traversèrent le parc, passant sans s'arrêter près de l'étrange porte sculptée dans la pierre, puis se dirigèrent vers la maison de Véronique.

Quelques ouvriers achevaient de couvrir le toit de tuiles rouges.

Nos amis virent un couple s'approcher en poussant un landau.

- Mes parents ! lança Véronique. Comme ils sont jeunes ! Mais alors, dans la poussette, c'est moi ! C'est moi, bébé...

L'homme et la femme passèrent au jardin avec la voiture d'enfant, et laissant un instant le bébé à l'abri des regards, entrèrent dans la maison inachevée pour prendre quelques mesures et vérifier l'achèvement des travaux.

Véronique, très émue, s'approcha du landau et sourit au nourrisson.

- Bonjour, petite fille. Tu es moi... Comme tu es mignonne ! Je voudrais...

Mais l'émotion brisa sa voix et elle ne put achever sa phrase.

Elle se pencha et embrassa le bébé qu'elle avait été. Elle lui prit les mains dans les siennes puis caressa doucement le doux visage.

- Viens, dit Christine, tes parents arrivent. Il faut partir. Attention à ne pas bouleverser le continuum espace-temps, comme dit si bien Doc.

Ils s'éloignèrent en entourant leur amie et se dirigèrent vers la maison de Jean-Claude et de sa sœur.

 

Ils s'arrêtèrent devant la porte et sonnèrent. Personne ne répondit.

Une dame sortit de l'habitation voisine et s'approcha.

- Ils ne sont pas là, dit-elle. Ils sont partis ce matin assez tôt au travail. Ils ont porté leur petit garçon à la crèche, comme chaque jour. Madame est enceinte du deuxième, mais on ne sait pas encore si ce bébé sera un garçon ou une fille.

Christine faillit dire que ce serait une fille, elle en l'occurrence. Mais elle se retint et se contenta de sourire.

Les quatre amis, émus, se dirigèrent vers le parc et s'approchèrent de la porte mystérieuse. Ils la franchirent, en espérant se retrouver à l'époque qu'ils avaient quittée au départ. La leur.

 

Les arbres parurent plus grands, mais en bon état. Le soleil brillait et les oiseaux chantaient.

Ils coururent au kiosque pour découvrir la date à laquelle ils se trouvaient à présent. Ils étaient certains de ne pas être revenus à leur point de départ.

- Nous sommes projetés quinze ans dans le futur, dit Jean-Claude, en jetant un coup d'œil au journal du jour.

- Nous avons environ vingt-cinq ans à l'époque où nous venons d'arriver, calcula Christine. Que sommes-nous devenus ? Je suis vraiment curieuse de le savoir...

 

Ils se rendirent d'abord chez Philippe.

Le building parut en parfait état. Le nom des parents de leur ami était inscrit sur la sonnette près de la porte d'entrée.

Ils prirent l'ascenseur. Le garçon tenait la clé de l'appartement dans sa poche. Il ne sonna pas. Il entra, chez lui.

Son père et sa mère furent très étonnés en le voyant arriver au salon. Leur fils avait en principe vingt-six ans pour l'instant. Ils ne s'attendaient pas à voir ce garçon de onze ans débarquer chez eux.

Mais sitôt revenus de leur surprise, ils reconnurent leur fils et furent très émus.

Philippe raconta leur aventure, évoqua la mystérieuse porte en pierre au milieu parc et leur sourit, très touché lui aussi. Il n'évoqua pas les dramatiques événements qui surviendraient quinze ans plus tard, pour ne pas bousculer le continuum espace-temps.

Notre ami apprit qu'il était un brillant mathématicien, professeur d'astronomie mi-temps aux USA à Boston, dans la célèbre université de Harvard, et mi-temps ici au pays. 

Les parents lui expliquèrent qu'ils ne pourraient pas se rencontrer, lui plus âgé et lui plus jeune, car le Philippe de vingt-six ans se trouvait en Amérique pour l'instant.

- C'est peut-être mieux, fit le garçon.

Les quatre enfants retournèrent dans le parc pour faire le point, après un dernier regard et un bisou tendrement échangé entre Philippe et ses parents.
 
Ils décidèrent ensuite de se diriger vers chez Véronique.

 

Ils sonnèrent chez Véronique.

Les parents accueillirent avec surprise, puis grande émotion leur fille de quinze ans plus jeune. Ils la firent entrer avec ses copains et leur servirent du chocolat chaud et des cookies délicieux.

On parla de l'étrange porte du parc. 

- Et que suis-je devenue ? demanda Véronique.

- Tu es avocate. Tu travailles au palais de justice, et tu plaides sans doute pour l'instant. Tu es attachée au tribunal des enfants. Tu les aides et les conseilles avec efficacité lors de drames qui surviennent parfois dans les familles.

Notre amie s'apprêtait à évoquer le futur tragique et la guerre mais Philippe l'interrompit au nom du continuum espace-temps. 

- Mieux vaut ne rien connaître des années à venir, dit-il.

Les parents approuvèrent.

Il restait à se rendre chez Jean-Claude et Christine.

 

Ici encore, l'accueil fut particulièrement chaleureux, après un moment d'étonnement, bien sûr. Les parents très heureux de revoir leurs enfants plus jeunes se montrèrent particulièrement émus en serrant leur fils en un long câlin.

- Que sommes-nous devenus ? demanda Christine.

- Tu es professeure d'anglais en école secondaire, expliqua la maman. Tu enseignes dans les classes supérieures. Tu donnes cours pour l'instant.

- Et moi ? dit Jean-Claude.

Il y eut un instant de grand silence.

Puis, le papa prit la main de son garçon et lui murmura :

- Tu es mort, mon fils, il y a un peu plus d'un an. Tu es mort dans un terrible accident de voiture, à cause du verglas. Tu étais étudiant à l'université. Mais tu n'auras jamais ton diplôme, tu ne te marieras pas, tu n'auras jamais d'enfants... Tu ne réaliseras jamais ton rêve de vivre au Canada. Ta vie a été brisée par cet accident.

Notre ami s'assit.

- Ce n'est pas possible, dit-il. Ce n'est pas possible... Ça n'arrivera pas...

Philippe et Véronique entouraient leur copain. Christine avait des larmes aux yeux.

- Papa, maman, dit Jean-Claude, donnez-moi la date, le jour, l'heure de cet accident. Je serai prudent. Tant pis pour le continuum espace-temps. Papa, maman, répéta le garçon, sauvez votre fils. Ce drame n'arrivera pas.

Après un instant d'hésitation, le papa saisit un carton blanc et écrivit la date et l'heure de l'accident. Il le glissa dans une enveloppe qu'il ferma et colla.

- Voici, dit-il en la lui confiant. Tu l'ouvriras si tu veux. 

Nos amis quittèrent la maison et se dirigèrent vers le parc. Il était temps de repasser la porte en pierre.

Après l'avoir franchie, ils se retrouvèrent au moment de leur départ et l'étrange ouverture se referma.

 

- Jean-Claude, murmura Christine, tu comptes ouvrir cette enveloppe un jour ?

- Oui, fit le garçon. Ici, maintenant, tout de suite.

Il la sortit de sa poche et l'ouvrit.

Il se pencha vers le carton blanc, mais la date était effacée.

 

- Mon ami, dit Philippe en lui prenant les mains, c'était à prévoir. Rien n'est inscrit dans le grand livre du temps. Le futur n'est écrit nulle part. Chacun de nous décide de son futur selon ses choix au cours de sa vie. Toi seul, tu tiens le crayon qui trace le futur. Tu écris ta vie, jour après jour.

- Tu as raison, dit Jean-Claude. Mais j'ai eu la chance d'être averti et je serai prudent. Ma vie ne s'arrêtera pas le jour de mes vingt ans. Je me le promets.

 

Les quatre amis s'éloignèrent, bras dessus bras dessous, en souriant à la vie qui les attendait.

Puis, joyeux, ils retournèrent chez eux.