Christine

Christine

N°3

Le Carré de la mort

     Christine a juste dix ans. Elle habite dans une grande forêt avec son papa et sa maman.

Notre amie ne va pas à l'école parce que le village est trop loin. Elle ne peut pas marcher tous les jours deux heures le matin pour se rendre en classe et deux heures le soir pour en revenir. Sa maman lui donne ses leçons à la maison, tout en s'occupant des clients.

Parfois Christine aide son père, un bûcheron, en travaillant dans la forêt. Lui abat les arbres, il découpe les bûches. Notre amie les aligne le long du chemin ou charge une remorque pour un acheteur pressé.

C'est un travail dur. Elle a parfois des échardes dans les doigts. Elle se salit en déplaçant les bûches. Mais cette jeune fille est volontaire pour aider son papa. À son âge, elle comprend qu'il faut parfois donner un coup de main. On n'est pas trop riche à la maison.


Ce jour-là, notre amie et son père travaillaient au chantier depuis tôt le matin. Ils s'arrêtèrent à midi pour le pique-nique, assis sur un tronc d'arbre. Puis papa reprit la tronçonneuse et Christine ses bûches quand, soudain, elle entendit un cri.

Inquiète, elle se retourna et courut pour aller voir ce qui se passait et porter secours à son père. Il venait d'abattre un arbre creux. Parfois, la foudre fend ou creuse les troncs des arbres.

Un serpent y avait élu domicile. Un étrange serpent à lignes jaunes et noires. Il habitait dans cette anfractuosité et, se sentant piégé par l'abattage de l'arbre, d'une détente rapide, il venait de mordre papa au poignet. Ce serpent était certainement venimeux.

Le père de notre amie avait très mal dans tout le bras. Ils revinrent vers la maison. Les cinq cents derniers mètres, Christine sentit que son père s'appuyait sur elle en marchant.

Maman téléphona vite au docteur. Mais il conseilla de conduire le papa tout de suite à l'hôpital. Il partit en ambulance sur la mauvaise route en terre qui relie nos amis au village.

Les docteurs examinèrent la plaie et firent différents examens et analyses. Hélas, ce serpent était totalement inconnu et les contrepoisons injectés demeurèrent sans effet. Vers la fin de l'après-midi, la médecin-chef du service vint expliquer la situation au père de Christine avec courage.

-Monsieur, dit-elle, nous ne pouvons rien faire pour vous, hélas. Le poison est trop virulent. Il détruit peu à peu votre sang. Il vous reste à peine trois jours à vivre. Nous sommes dimanche. Mercredi, vous mourrez au matin. Je suis désolée.

-S'il ne me reste que trois jours, décida le papa, reconduisez-moi à la maison. Je veux vivre ces dernières heures au près de mon épouse et de ma fille.

Lorsqu'il revint et que Christine apprit qu'il allait mourir, notre amie courut à sa chambre, se jeta à plat ventre sur son lit et éclata en sanglots.

Ce soir-là, encore au bord des larmes, elle raconta ce qui se passait à Chachou, son hibou favori. Il lui a appris à utiliser son don de parler aux animaux : les quatre pattes, les deux pattes et les serpents.

Le hibou regarda notre amie fixement.

-Pourquoi ne vas-tu pas demander conseil au vieux renard ? Tu le connais. Tu l'as déjà rencontré. ( Découvre ou relis le passionnant récit "La nouvelle route". Christine n°38.) Pourquoi ne vas-tu pas l'interroger ? Il sait beaucoup de choses. Tous les animaux de la forêt lui font confiance.

-J'irai demain matin à la première heure, fit Christine.

Elle finit par s'endormir le visage baigné de larmes.


Le lendemain à l'aube, Christine s'habilla rapidement. Elle passa une vieille salopette et noua les lacets de ses chaussures de toile. Elle refit l'une de ses tresses qui s'était défaite pendant la nuit. Elle avala son petit déjeuner et quitta la maison sans rien dire.

Elle marcha près de deux heures pour atteindre le carrefour des trois routes, puis elle suivit le chemin qui mène à travers la forêt de sapins et parvint à l'orée du grand marécage. Là, au milieu d'un amoncellement étrange de rochers aux formes bizarres, se dressait un arbre mort entre les racines duquel le vieux renard avait installé son terrier. Christine se mit à genoux et s'assit sur ses talons. Elle appela. Le renard vint rapidement.

-Je te connais. Tu es la fille qui parle aux animaux. Je t'ai déjà conseillée un jour au sujet de la nouvelle route.

-Oui, répondit Christine, mais j'ai de nouveau besoin de toi. Mon papa a été mordu hier, en début d'après-midi, par un serpent dont les écailles forment des anneaux jaunes et noirs. Lui connais-tu un contrepoison ? À l'hôpital, ils n'en possèdent pas.

-Je n'ai jamais vu de serpent jaune et noir, dit le renard. Mais puisqu'il existe et que son venin existe, il doit se trouver un contrepoison dans la nature.

-Où puis-je le trouver? supplia notre amie. Dis-moi vite. Papa n'a plus que deux jours et demi à vivre. Je ferai n'importe quoi pour le sauver.

-N'importe quoi ? reprit le renard.

-Oui.

-Même au péril de ta vie ?

-Même si je risque d'en mourir, je suis prête à le faire si je peux sauver la vie de mon père, dit Christine.

Toi qui lis ce passionnant récit, le ferais-tu ? Risquerais-tu ta vie pour sauver celle de ton père?

-L'endroit où tu as le plus de chance de trouver ce contrepoison, se situe dans un lieu effrayant et sinistre situé à l'Ouest de la forêt, dit le renard.

-Où ça exactement? fit notre amie.

-C'est un lieu terrible où tu n'es certainement jamais allée. D'ailleurs, les animaux de la forêt l'évitent. Nous l'appelons le carré de la mort.

-Ça ressemble à quoi? demanda Christine.

Le renard expliqua.

-Il y a un endroit dans la forêt, où se trouve un mur bas, formé par quelques pierres alignées sur le sol. Il forme un carré d'environ cinquante mètres de côté. C'est ce qui reste des murs d'un ancien château-fort, détruit il y a extrêmement longtemps et tombé dans l'oubli. Toutes ces pierres sont envahies de ronces et d'orties aujourd'hui. Mais sous ces ruines, sous ces quelques pierres, il reste des caves voûtées. Ce carré de la mort est le royaume des araignées, des serpents et des rats.

-Quelle horreur! murmura notre courageuse aventurière.

-Les rats détiennent des contrepoisons contre tous les venins de serpents. C'est une vieille affaire. Vois-tu, Christine, autrefois dans notre forêt, les rats et les serpents se livraient une guerre impitoyable. Puis un jour ils conclurent une paix durable. Les rats n'attaquent plus les serpents, les serpents ne mordent plus les rats. Mais depuis, les rats conservent des contrepoisons contre tous les venins, car on ne sait jamais ce que l'avenir réserve. Si tu veux obtenir celui qu'il faut pour ton papa, je crois malheureusement, jeune fille, que tu dois te rendre au carré de la mort. Je te préviens, on peut passer dix fois à côté sans le remarquer.

Christine écoutait avec attention.

-On peut passer à côté, répéta le renard, parce que tout est tellement envahi de végétation qu'on ne voit plus les pierres qui sortent à peine du sol. Je t'indiquerai clairement comment y parvenir, mais n'entre pas tout de suite dans le carré de la mort. Attends qu'un serpent en sorte et comme tu as le don de parler à ces animaux, interroge-le. Peut-être pourra-t-il t'aider par ses conseils.

-Je te remercie, vieux renard.

-Bonne chance, jeune fille. Bonne chance, répéta le renard d'un air songeur. Il va te falloir aussi un incroyable courage…


Christine se rendit au carré de la mort directement, sans passer par sa maison, pour gagner du temps.

En arrivant sur les lieux, elle n'aperçut d'abord rien. Elle envisagea même que le renard s'était trompé ou qu'elle avait mal suivi ses indications.

Tout était envahi de broussailles infranchissables, de plantes à picots, de ronciers, d'orties. Les quelques blocs de pierre, ruines de tours orgueilleuses d'autrefois, disparaissaient sous la verdure et demeuraient presque invisibles.

Notre généreuse aventurière aperçut en cherchant, un mur de vingt centimètres de haut à peine. Elle longea ce mur, évitant de se griffer trop fort et fit ainsi lentement le tour du carré de la mort. Le mur comportait selon les endroits deux ou trois grosses pierres mal taillées. Le milieu de cet immense carré était formé par un fouillis de plantes envahies de lianes et d'arbres noueux, tordus.

Christine résolut de s'asseoir à l'extérieur du carré et d'attendre. Elle espérait ne pas perdre trop de temps car chaque minute qui passait rapprochait lentement mais sûrement le moment où papa allait mourir. Le venin du serpent avait envahi le sang de son père et le détruisait. Et quand il n'en aurait plus, son cœur s'arrêterait.


Après une demi-heure environ, un serpent gris apparut entre deux pierres. Christine s'en approcha et lui adressa la parole. Le serpent s'arrêta un instant, méfiant, étonné d'entendre un humain parler avec lui. Puis il se laissa charmer par notre amie et tourna la tête vers elle. Elle lui raconta tout.

-Et mon papa va mourir. J'ai vraiment besoin de ce contrepoison, termina la jeune fille. Tu veux bien me conduire chez le roi des rats ? Je ne les aime pas. Ils me font peur. Mais je serai courageuse.

Le serpent garda le silence un moment. Il observait notre amie.

-Tu es généreuse, murmura l'animal, mais le roi des rats ne détient pas les contrepoisons. C’est leur maître que tu dois rencontrer. Cependant, tu ne peux pas aller dans la cave où il se trouve. Impossible pour toi d'y accéder. Les voûtes sont encore solides et les pierres sont scellées depuis des siècles. Si tu veux entrer là, il faut que tu deviennes comme moi, un serpent, afin de pouvoir t'y faufiler.

-Ça me semble impossible, fit Christine.

-C'est possible, affirma le serpent. Tu connais comme moi les chenilles. Elles s'enferment dans un cocon de fil de soie et puis en sortent papillon. Si tu veux devenir un serpent, entre dans le carré de la mort. Au milieu se trouve une grande toile d'araignée tendue entre deux troncs d'arbres secs. Touche la toile. Les araignées viendront. Si tu veux, je puis leur parler.

-Merci, dit Christine, car moi je ne sais pas parler aux araignées. Je n'ai pas appris le langage des huit pattes.

-Nous les serpents pouvons communiquer avec ces étranges animaux. Elles te mordront aux chevilles, aux genoux, aux hanches, aux poignets, aux coudes, aux épaules. Cela te fera mal. Puis elles t'enfermeront dans un cocon de toile et tu devras y rester vingt-quatre heures environ, sans bouger. Tes bras et tes jambes vont fondre. Ton visage et ton corps changeront. Tu en ressortiras serpent.

-C'est horrible! murmura Christine. C'est affreux!

-C'est le seul moyen pour toi d'accéder à la cave aux rats et tenter d'obtenir le contrepoison pour sauver ton père.

-Je ne voudrais jamais entrer à l'intérieur de ce carré de la mort, mais pour papa, je suis prête à te suivre.

-Ton courage me surprend, répondit le serpent. Il est fascinant. Je ne savais pas que les jeunes filles de ton âge avaient une telle volonté. Tu dois beaucoup aimer ton père… Quand tu sortiras du cocon des araignées, je resterai à tes côtés et je te guiderai jusque chez les rats.


Christine enjamba le muret de vieilles pierres. Elle se blessa plusieurs fois aux chevilles et à la jambe car les ronces acérées étaient nombreuses. Elle tremblait de peur, rongée par l'angoisse.

Elle parvint au milieu du carré de la mort où se trouvait l'énorme toile d'araignée. Elle n'en avait jamais vu une pareille. Elle osa pourtant toucher la toile. Plusieurs araignées de grande taille s'approchèrent. Le serpent sembla siffler quelques ordres précis. Les araignées mordirent notre amie aux poignets, aux coudes et aux épaules, aux chevilles, aux genoux et aux deux hanches. Elle ressentit une vive douleur et tomba dans les ronces. Puis, elle vit qu'on l'enfermait dans un cocon.

Maintenant, elle ne pouvait quasi plus bouger. Elle était couchée, à moitié inconsciente, pas tout à fait endormie, pas tout à fait éveillée.

Elle souffrait et avait peur, horriblement peur. Elle resta cependant immobile sans chercher à s'enfuir, au milieu de cet endroit infernal. Les grosses araignées rôdaient autour d'elle et l'enfermaient de plus en plus dans le cocon qui allait la plonger dans l'obscurité d'une nuit de vingt-quatre heures.


Le lendemain après-midi, le serpent gris créa une petite ouverture dans le cocon et Christine changée en serpent bleu en sortit. Elle avait faim. Depuis hier matin, elle n'avait rien mangé, mais elle ne voulait pas perdre de temps. C'était le deuxième jour. Le mardi. Il était urgent d'agir pour papa, sinon demain, mercredi, serait vraiment son dernier jour à vivre.

-Allons-y, dit-elle.

Notre amie s'observa un moment, horrifiée par sa métamorphose en ce long animal bleu, sans pattes, qu'elle était devenue. Un frisson la parcourut. Le serpent gris lui dit :

-Suis-moi.

Les deux serpents passèrent sous les ronces en rampant à terre et atteignirent le mur. Ils s'approchèrent d'un trou entre deux pierres, un trou de quelques centimètres de large à peine, mais il suffisait pour ces deux fins animaux.

-N'aie pas peur, encouragea le gris.

Il se glissa entre les pierres et tomba. Une chute de deux mètres, jusqu'au sol d'un ancien souterrain du château. Christine passa à son tour par le même orifice, fit la même chute et se reçut également sur le sol boueux.

Rampant, zigzaguant en serpent qu'elle était devenue, elle accompagna le gris qui montrait le chemin.

Ils parvinrent devant une ancienne porte des caves du château d'autrefois. Le bois était moisi, couvert de champignons. Ils se glissèrent sous cette porte. De l'autre côté, un spectacle incroyable les attendait.

Là se trouvait un trésor, un fabuleux trésor oublié. Des grands vases en terre cuite regorgeaient de diamants, de saphirs, de rubis, d'émeraudes, toutes pierres précieuses de grande valeur. Des colliers de perles rares débordaient de ces récipients. Il y avait des couronnes en or et des monceaux de pièces d'or. Christine s'arrêta ébahie, tout serpent qu'elle était. L'autre lui fit signe.

-Tu es venue pour ces bijoux ? demanda-t-il.

-Non, répondit notre amie, je viens pour sauver la vie de mon père, mais quelques pièces d'or feraient du bien à la maison, on n'est pas très riches chez moi.

-Suis-moi.

Ils passèrent entre les tas d'or et parvinrent à une seconde porte. Ils se glissèrent par-dessous.


De l'autre côté, se trouvaient les rats. Cela grouillait de gros rats aux dents pointues.

-Ne parle surtout pas ou alors ne réponds que par oui ou par non, conseilla le serpent gris. Je dialoguerai pour toi car ton accent n'est pas très bon. Il reste très humain. Il pourrait te trahir. Ils risquent de remarquer que tu n'es pas un vrai serpent et comme les humains tuent les rats, tu serais en danger au milieu d'eux.

-D'accord, souffla Christine.

Les deux serpents furent rapidement interceptés et conduits chez le maître des rats. C'était un vieux rat gris, à la moustache tombante et aux yeux très noirs. Il observa un instant les deux arrivants en silence.

-Que voulez-vous ?

Le serpent gris répondit :

-Nous aimerions obtenir un contrepoison contre le venin d'un serpent à anneaux jaunes et noirs. Il a mordu l'un de nos amis qui se trouve du coup en danger de mort.

-Un serpent jaune et noir ? répéta le maître des rats. Cela m'étonne. Je n'en ai jamais vu. Mais nous tenons sans doute un contrepoison quelque part. Ne bougez pas. J'arrive.

Le gros rat s'éloigna et disparut par un souterrain étroit, les anciens égouts du château sans doute. Il revint après quelques minutes. Il tenait un fruit étrange entre ses pattes. Il avait une couleur violette et était recouvert de points noirs.

-Ce fruit est le contrepoison que vous cherchez. Je veux bien vous le confier, mais je voudrais d'abord que vous me conduisiez à l'endroit de la forêt où vit ce serpent jaune et noir. Je désire tenter de le rencontrer.

La décision du maître des rats était sans appel. Lui-même désigna quatre rats soldats pour l'accompagner.

Le serpent gris, le serpent bleu Christine et les cinq rats quittèrent la cave et remontèrent vers l'extérieur en longeant un plan incliné étroit. Ils parvinrent rapidement hors du carré de la mort.


Notre amie les conduisit jusqu'en vue de sa maison. Là, elle s'adressa discrètement à son compagnon gris.

-Je voudrais prendre le fruit et l'emmener chez moi. J'aimerais tenter d'atteindre mon père et de le lui faire manger tout de suite.

-Tu es un serpent. Tes parents se méfieront de toi.

-Je voudrais quand même essayer. Tu veux le demander ?

-Je vais tâcher de l'obtenir, répondit le gris.


Le maître des rats accepta de confier le fruit au serpent bleu Christine. Il l'avertit qu'entrer dans une maison des hommes lui faisait courir un grand risque. Les humains n'aiment pas les animaux tels que les rats, les serpents, les araignées. Ils les tuent le plus souvent.

Christine décida pourtant de risquer le coup. Elle passa sous la porte en rampant et se dirigea vers le milieu du salon. Elle se redressa un peu et regarda autour d'elle. Papa n'était pas là. Il devait être couché dans son lit, trop affaibli pour pouvoir se lever. C'était le soir à présent, celui du deuxième jour, le mardi. Elle vit du feu dans la cheminée. Les flammes éclairaient la pièce si familière à notre amie.

Soudain, maman descendit l'escalier. Christine ne bougea plus. Hélas, la mère ne reconnut pas sa fille en ce serpent bleu. Elle saisit un balai et cria :

-Va-t'en, sale bête.

En menaçant notre amie avec le bâton, elle la chassa de la maison.

Christine eut juste le temps de poser le fruit étrange, le contrepoison, derrière le pied d'une armoire puis elle se glissa aussi vite qu'elle pouvait, pour éviter les coups de bâton et passa sous la porte d'entrée de la maison.

La maman poursuivit le serpent quelques instants encore, sans savoir bien sûr que c'était sa fille. Puis elle renonça et referma la porte, posant même un torchon humide au sol pour empêcher tout animal d'entrer.

-Je t'avais avertie, dit le maître des rats. Les humains n'aiment pas les serpents. Montre-moi où vivait cette étrange bête jaune et noire.


Christine poursuivit son chemin et arriva au chantier. Elle indiqua l'arbre creux tombé sur le sol. Le maître des rats inspecta longtemps le tronc creux, le visitant de long en large. Le serpent jaune et noir était parti.

-Intéressant, conclut le maître des rats. Très intéressant. Bien, nous allons retourner au carré de la mort.


À ce moment, Christine risqua le tout pour le tout.

-Maître des rats, je voudrais te demander quelque chose.

-Je t'écoute... Tu as une voix étrange.

-Je ne suis pas un vrai serpent. Je suis une fille. J'habite dans la maison que tu as vue. Papa est en train d'y mourir. En serpent, je ne pourrai jamais le soigner. Je voudrais savoir ce que je dois faire pour redevenir un enfant, pour pouvoir prendre le petit fruit que tu m'as gentiment donné et sauver la vie de mon père.

-Trahison ! cria le maître des rats. Trahison ! Tu n'es pas un serpent, mais un être humain. Tu as abusé de ma confiance.

-Je ne voulais pas te mentir, affirma Christine. Je devais devenir serpent pour pouvoir explorer le carré de la mort et atteindre les caves où vous habitez. Je veux seulement sauver mon papa. S'il te plaît, ne me fais pas de mal.

-Je me demande ce qui me retient de te mordre ou de te faire mordre par mes quatre compagnons, cria le maître des rats. Mais je n'en ferai rien, à condition que tu nous accompagnes. Nous allons retourner à la cave aux rats, sous le carré de la mort et là je te présenterai au gardien des secrets. Lui décidera de te laisser vivre ou non.


Christine fut obligée, entourée par les quatre rats soldats, de retourner au carré de la mort.

Ils entrèrent par la fente entre deux pierres et tombèrent dans le souterrain. Ils suivirent le couloir jusqu'à la porte vermoulue et passèrent dans la salle du trésor. De là, ils atteignirent la cave aux rats. Ils empruntèrent ensuite plusieurs égouts à voûte très basse et où stagnait une eau pourrie. Ils parvinrent enfin près d'un rat au nez très pointu, le gardien des secrets.

Le maître des rats se retira avec ses soldats. Christine le remercia encore.

Le vieux gardien des secrets observa le serpent gris d'abord, puis le bleu, Christine.

-Ainsi tu n'es pas un vrai serpent, mais une fille.

-Oui, répondit Christine.

-Et tu as accepté d'être mordue par des araignées, de passer vingt-quatre heures enfermée dans un cocon, pour tenter de sauver ton père.

-Oui, répéta Christine.

-Et tu as osé entrer dans le carré de la mort, affronter les bêtes qui s'y trouvent et risquer ta vie pour lui.

Notre aventurière ne répondit pas.

-Ton courage me fascine. Je n'ai jamais vu un enfant comme toi. C'est incroyable.

-Pour sauver mon père, expliqua Christine, j'aurais fait n'importe quoi. Mais c'est la nuit maintenant. Demain il mourra. Tu veux bien m'aider à redevenir une fille, que je puisse lui faire manger le fruit contrepoison ?

-Je vais t'aider, répondit le gardien des secrets. Mais redevenir un enfant va dépendre de toi. Suis-moi.


Le rat, gardien des secrets, puis Christine et le serpent gris retraversèrent la cave aux rats et se dirigèrent vers la salle du trésor. Ils se glissèrent sous la porte. Ils s'arrêtèrent devant l'immense trésor qui se trouvait là.

-Peux-tu me jurer, exigea le gardien des secrets, que tu ne reviendras jamais ici pour prendre ces pièces d'or, ces pierres précieuses, ces perles rares ?

-Je te le promets, répondit notre amie. Je ne suis pas venue ici pour l'or mais pour sauver mon père. Bien sûr, quelques pièces d'or ou quelques pierres précieuses nous feraient du bien. Nous ne sommes pas très riches. Mais je ne suis pas venue pour l'argent.

-Bien, répondit le gardien des secrets. Vois-tu, ce trésor repose ici depuis plus de mille ans. Nous en sommes les gardiens. Jamais aucun humain, hélas bien souvent si cupides, si avides de richesses, n'a réussi à atteindre ce lieu. Je ne voudrais pas qu'à cause de toi…

-Je t'ai fait la promesse, interrompit Christine. Je ne reviendrai jamais dans le carré de la mort et je n'en parlerai jamais.

-Je vais te faire passer une épreuve, une épreuve pour juger ta sensibilité et ta perspicacité. Autrefois, je te l'ai dit, se dressait ici un château-fort occupé par un prince qui régnait sur un pays immense. Un jour, ce prince sauva la vie d'un sorcier, venu d'un pays lointain. Il l'accueillit tout un hiver dans son château. En remerciement, le sorcier fabriqua cinq couronnes pour le prince, cinq couronnes magiques. Une pour renforcer les qualités de cœur et l'amitié de ses amis, quatre pour abattre ses ennemis ou les changer en monstres.

Christine serpent bleu écoutait le gardien des secrets des rats. Le serpent gris s'était allongé près d'elle.


-Voici les cinq couronnes, reprit le rat. Elles sont absolument identiques, sauf un petit détail. Quatre transforment les humains en monstres et une permet d'échapper à ce malheur et contribuera à te métamorphoser pour redevenir l'enfant que tu étais. Je vais te présenter les cinq couronnes. Ce sera à toi de choisir celle à travers laquelle tu souhaiteras passer. Nous ferons cela à l'extérieur du carré de la mort, avec la couronne que tu auras choisie. Nous l'emporterons jusque-là car sinon, transformée en enfant ou en bête affreuse dans ces caves, tu y mourrais lentement de faim, car tu ne pourrais jamais en sortir. Et tu pourrais nous nuire.

Christine serpent bleu regardait les couronnes.

-Voilà la première. Tu y aperçois un petit dé en or à six faces. Si tu choisis cette couronne, elle apportera la chance dans ta vie.

Le rat se tut un instant.

-Observe la deuxième couronne. Elle est ornée d'un couteau en or. Ce couteau te donnera la puissance, la force, la gloire. Tu deviendras un maître du monde et les autres seront tes serviteurs et tes esclaves soumis.

Notre amie se taisait toujours.

-Voici la troisième. Elle possède un grain de blé, enchâssé dans l'or. Si tu choisis cette couronne, tu donneras la vie, comme la graine mise en terre germe et offre le blé qui nourrit.

-Regarde la quatrième couronne. Tu peux y apercevoir trois diamants rares. C'est la couronne de la fortune. Opte pour celle-là et tu seras très riche, très très riche, toute ta vie.

-Enfin, voici la cinquième. Un éclair y est ciselé. Si tu préfères passer à travers celle-ci, tu auras le pouvoir de te rendre invisible aux yeux de tous, quand tu le voudras.

Christine était fascinée. La chance, le pouvoir, la vie, la fortune, le don d'invisibilité, que de rêves inaccessibles. Mais il fallait choisir.

Et toi qui lis ce récit, laquelle choisirais-tu?

Elle observa d'abord la couronne de la chance. C'est bon d'avoir de la chance, tout semble te réussir.

J'ai un papa et une maman qui m'aiment, à manger tous les jours et un toit pour me protéger du froid, songea notre amie. J'ai de la chance. Beaucoup d'enfants n'ont pas tout cela dans le monde.

-Je n'ai pas besoin d'autre chose que ce bonheur simple, affirma notre amie en regardant le gardien des secrets.

Puis elle observa la couronne du pouvoir, de la force, de la puissance.

-Je n'en veux pas, dit notre amie. Je ne désire pas le pouvoir. Je ne veux attaquer personne ni nuire aux autres, encore moins en faire mes esclaves.

Le gardien des secrets observait ce serpent bleu sensible, intelligent et perspicace.

-La couronne de la richesse me tente très fort, poursuivit Christine. Vivre très riche, cela doit être merveilleux. On peut posséder tout ce que l'on veut. Voyages, jouets, vêtements de luxe. Mais ai-je besoin de cela ? Qu'en ferais-je dans ces bois où j'aime courir à l'aventure? J'ai ce qu'il me faut. Tant pis pour ce que je pourrais m'offrir en plus. Je peux m'en passer.

Notre amie hésita un instant.

-Être invisible quand on veut. Quel rêve ! Que de choses à faire, que de farces en perspective, quelle merveille ! Mais ce que je fais, tout le monde peut le voir. Je n'ai rien à cacher.

-C'est décidé, termina notre amie, je choisis la couronne au grain de blé qui donne la vie.

Le gardien des secrets emmena la couronne d'or entre ses pattes. Ils quittèrent tous trois les caves et réussirent à sortir sans encombre du carré de la mort.

Alors le rat posa la couronne sur de la mousse au pied d'un grand arbre. Il invita Christine à se glisser à travers si elle maintenait son choix. Elle y passa sans hésiter et se transforma aussitôt en l'enfant qu'elle était juste avant.

-Je te souhaite bonne chance, jeune fille, dit le rat gardien des secrets. Le soleil se lève, aube du troisième jour. Va sauver ton père. Moi je reconduis cette couronne dans le trésor où tu as promis de ne jamais revenir.

-Je ne t'oublierai jamais, gardien des secrets. Je n'oublierai jamais les rats. Je te remercie. Je vous remercie tous.

Puis elle se tourna vers le serpent gris.

-Toi aussi serpent gris, je te remercie. Tu m'as vraiment aidée. Tu m'as accompagnée partout, tu es mon ami pour toujours. Merci de m'avoir encouragée et soutenue. Mais maintenant, si tu veux bien, je vais vite courir à la maison et tâcher de sauver mon père.


Christine se précipita chez elle.

En chemin, elle ressentit un vertige et se trouva proche de s'évanouir. À jeun depuis deux jours, elle perdait ses forces.

-Non, lança-t-elle. Je ne vais pas tomber si près du but.

Elle serra les poings et reprit sa course.

En arrivant, elle fut mal accueillie par sa mère.

-Tu es une égoïste, dit-elle en criant. Ton père se meurt et toi, tout ce que tu trouves à faire c'est d'aller te promener dans les bois.

-Maman, s'il te plaît. Écoute-moi avant de me juger. J'ai passé deux jours horribles. J'ai risqué ma vie. J'ai été mordue par des araignées. Je suis devenue serpent et j'ai bien failli ne jamais redevenir un enfant. J'ai fait tout cela pour aider papa. Je n'ai rien mangé depuis deux jours et je suis affamée. J'ai eu peur comme jamais. Maintenant laisse-moi le sauver, puis je te raconterai.

Elle ramassa le petit fruit étrange remis par le maître des rats et qu'elle avait caché sous l'armoire, puis elle courut dans l'escalier et entra dans la chambre de ses parents. Papa était à peine conscient, couché dans son lit.

-Papa, prends ce fruit, croque-le et avale-le. Il va peut-être te guérir.

Papa le fit, faisant confiance à sa grande fille.

Notre amie redescendit au salon après l'avoir embrassé.

Elle raconta alors à sa mère, en détail, toute sa terrible aventure, tout ce qu'elle avait osé, risqué, supporté, pour sauver son père. La maman en avait les larmes aux yeux.

À la fin du récit, papa descendit l'escalier. Il se sentait déjà mieux. Il avait tout entendu, tout ce que sa fille avait souffert, risquant même sa vie pour lui.

Alors il la prit dans ses bras et il la serra très fort. Et tous deux émus, pleuraient.