Christine

Christine

N°4

La Fillette au bois brûlé

     Mathieu passait quelques jours de vacances chez Christine, au milieu de la forêt. Quel bonheur pour les deux amis! Que de promenades, de baignades et de joies partagées!

Parfois, au moins le matin, ils accompagnaient le papa de la jeune fille sur son lieu de travail.

Je te rappelle que le père de notre amie, un bûcheron, peine dur dans la forêt. Il n'est pas très riche et ne peut pas payer un ouvrier pour l'aider quand les commandes de bûches affluent. Bien souvent, Christine, courageusement, aide son papa en chargeant une remorque ou en les alignant avec soin le long de la route afin de l'assister. Elle le fait d'ailleurs bien volontiers et elle aime ces moments qu'ils passent ensemble dans les bois.

Mathieu a dix ans, comme son amie, mais lui, il habite à la ville. Il se joignait à leurs travaux de bon cœur.


Ce jour-là, il faisait très chaud. Les deux enfants s'activaient depuis tôt ce matin. Vers midi, le papa les remercia car la tâche avait bien avancé.

Plutôt que de retourner à la maison, Christine proposa à son copain d'aller nager dans un lac aux eaux fraîches et transparentes, situé pas trop loin, à moins d'une heure de marche. Ils se mirent en route, bavardant tranquillement le long du sentier.

Ils arrivèrent à cet endroit ravissant, un grand étang, entouré de sapins et de fleurs. Ils s'y baignèrent. L'eau n'était vraiment pas chaude, mais ils s'y habituèrent en se poussant l'un l'autre, en s'éclaboussant avec de grands éclats de rires.

Ils nagèrent une bonne heure et en sortirent affamés. Ils se dirigèrent vers le sac à dos qu'ils avaient eu soin de poser sur la rive avec les t-shirts et les baskets qu'ils avaient ôtés. Ils avaient nagé en salopette pour l'une et en short pour l'autre.

Ils mangèrent de grand appétit. 


Après ce repas au soleil, et juste au moment de se mettre en route pour revenir vers la maison, ils voulurent aller observer de près quelque chose d'étrange qu'ils avaient aperçu en arrivant.

Le tronc d'un sapin, qui poussait à l'angle du bois, avait une curieuse marque sur l'écorce, une marque noire, comme si c'était brûlé. Ça évoquait nettement la silhouette d'une fillette de quatre ou cinq ans. On devinait parfaitement le visage, le corps, les bras, la robe, les jambes, les pieds.

                                              
Christine se tourna vers son copain.

-J'ai vu la même chose dans un livre, dit-elle. C'est le signe d'une sorcière, paraît-il. Dans le temps, elles existaient. Aujourd'hui, il n'y en a plus, enfin je ne crois pas.

-J'en suis pas trop sûr, reprit Mathieu. Ma tante Rosa m'a un jour expliqué que lorsqu'elle était enfant, elle avait vu un signe pareil sur un tronc, près de son village. Même les hommes les plus forts n'auraient pas osé entrer dans une forêt marquée par un tel symbole. 

Un sentier, à peine ébauché, menait dans ce bois de sapins. Beaucoup d'entre eux étaient morts, les troncs envahis de lierre et de champignons.

Christine ne se souvenait pas avoir mis les pieds à cet endroit.

Se donnant la main et poussés par une insatiable curiosité, les deux enfants firent quelques pas sur ce chemin mal ou pas entretenu, évitant les ronces, les orties, franchissant les flaques d'eau. Parfois un corbeau ou une pie ajoutaient par leur cri au sinistre et à l'horreur du lieu.


À quelques centaines de mètres du lac qu'ils venaient de quitter, le silence de ce bois se fit plus oppressant. Même les oiseaux se taisaient. Après une marche d'à peine quelques minutes donc, ils aperçurent, sur leur droite, une cabane en planches noircies. La maisonnette paraissait abandonnée.

Ils s'approchèrent doucement, mais non sans crainte. Leurs cœurs battaient au rythme de leur peur.

Le toit de la cabane était couvert de mousse, de feuilles mortes et d'herbes. La masure ne semblait plus occupée depuis longtemps.

Le mur qu'ils longaient n'était percé d'aucune fenêtre. Toutes les planches et les poutres étaient couvertes d'un enduit brun sombre, étrange, proche du goudron. Ça dégageait une curieuse odeur piquante. Une vraie maison de sorcière.

Contournant la bâtisse entourée de ronces qui griffaient en s'accrochant aux vêtements, ils remarquèrent une fenêtre sur la façade latérale, petite fenêtre de vingt sur trente centimètres, sale, couverte de poussières et de toiles d'araignées.

Le ciel s'envahissait lentement de nuages noirs. Les premières gouttes commencèrent à tomber.

Mathieu écarta les toiles d'araignées et les poussières de la petite fenêtre du revers de la main. Les deux enfants observèrent l'intérieur de la cabane à tour de rôle. Ils virent un mobilier sommaire. Une table vieillotte aux planches mal rabotées, deux chaises et un long banc. On distinguait une cheminée creusée dans le mur de droite.

Pendant qu'ils regardaient, un éclair zébra le ciel. Un coup de tonnerre retentit près d'eux et la pluie se mit à tomber, abondante, les mouillant de plus en plus. Elle les arrosait comme sous la douche.

Le short du garçon, la salopette de son amie, les t-shirts, furent bien vite trempés. Les tresses de Christine, les cheveux de Mathieu dégoulinaient sur le visage. La température refroidit rapidement. Ils frissonnèrent. L'orage se déchaînait, mais nos amis demeuraient surtout impressionnés par leur découverte.

-On pourrait s'abriter dans la cabane, suggéra Mathieu. La porte est fermée par un cadenas qui ne me semble pas bien solide. Ce serait aisé de l'enfoncer.

Trois coups d'épaule et ils entrèrent dans le chalet abandonné. Ils refermèrent la porte derrière eux.


Ils ne virent que de la poussière, quelques toiles d'araignées et des moisissures dans un coin près du plafond. Une désagréable odeur de renfermé prenait aux narines. La pluie, qui tombait à torrent, crépitait sur le toit. Un peu de lumière, parfois, passait pendant les éclairs, par les vitres sales.

Les deux enfants découvrirent un tas de bûches bien rangées, avec des petites branches, du papier et des allumettes. Christine, qui vit dans la forêt, sait allumer un feu. Ça les réchauffa. Ils tendirent les mains vers les flammes et s'assirent près des braises. En même temps, c'était une présence chaude et rassurante. Dehors, la tempête s'acharnait. Ils écoutaient le sifflement du vent et le gémissement des branches tordues par les bourrasques.

Grâce à la lumière du feu, ils remarquèrent dans un recoin sombre un petit espace, une remise ou une chambre à coucher. Là se trouvaient trois lits superposés. C'était étroit et les draps sales et usés ne payaient pas de mine.

Sur le lit du bas se trouvait une petite poupée en chiffon. Que faisait-elle là toute seule?

Mathieu grimpa à l'échelle en bois. Il ne vit rien sur le deuxième lit, mais il découvrit un cahier sur l'oreiller poussiéreux du troisième. Il le prit et retourna s'asseoir près de son amie devant la cheminée. Christine tenait la petite poupée sur ses genoux.

Dehors, la pluie continuait, un rien moins forte. L'orage semblait s'éloigner. Ils entendirent des bruits, des bruits étranges, surtout des craquements, des craquements de branches, comme si quelqu'un rôdait autour de la cabane. Cela contribuait à créer une ambiance inquiétante.

Juste à ce moment les deux enfants sursautèrent lors d'un grincement, derrière la porte d'entrée qu'ils avaient refermée derrière eux.

Nos amis s'observèrent en silence. Quelqu'un se trouvait là, derrière la porte, prêt à entrer.

Ils se redressèrent et regardèrent par la petite fenêtre. Les gouttes de pluie tombaient des arbres.

Puis, ils s'approchèrent doucement de la porte. Ils l'ouvrirent d'un coup sec. Ils ne remarquèrent rien d'autre que des flaques d'eau entre les ronciers entourant la cabane. Les feuilles dansaient au vent.

Ils ressentirent pourtant cette désagréable impression d'être observés, mais sans pouvoir distinguer qui était l'observateur. Cela les mit tous deux mal à l'aise. Ils refermèrent la porte et retournèrent près du feu.

Ils s'apprêtaient à ouvrir le cahier trouvé sur le troisième lit, lorsque Mathieu crut entendre une sorte de long gémissement.

Inquiets, les deux amis empoignèrent le long banc assez lourd et le glissèrent contre la porte d'entrée, afin qu'elle ne puisse pas s'ouvrir avec le vent et qu'un intrus rencontre une résistance qui leur donnerait peut-être le temps de réagir.

Ils revinrent s'asseoir en silence près du feu, sur le plancher poussiéreux.


Ils ouvrirent le cahier et lurent les premières lignes :

-Thibault s'est endormi sur le petit lit. J'ai peur car je suis toute seule avec lui. Je m'appelle Noémie. Thibault, mon petit frère, a quatre ans.

Mathieu interrompit la lecture de son amie.

-Christine, écoute. Les planches derrière la porte d'entrée gémissent de nouveau.

Ils se turent un instant. Ils tendirent l'oreille. Leurs mains étaient glacées. Ils regardèrent tous deux vers la porte comme si elle allait s'ouvrir d'un coup, mais le grincement ne se reproduisit pas.

-Il y a quelqu'un...

-Non, dit Christine. C'est le vent...

-Je ne pense pas, chuchota le garçon, mais peut-être que le bois travaille à cause de l'humidité.

Ils écoutèrent encore un moment, en silence, et puis, comme ils n'entendaient plus rien, à part quelques gouttes de pluie, ils lurent la suite du récit de Noémie.

On se promenait doucement avec maman, et puis il y eut cet appel sur son GSM. Elle s'est arrêtée pour répondre. Nous étions bien fatigués, mon frère et moi, d'autant plus qu'elle s'était trompée de chemin par deux fois. Elle nous fit signe d'avancer. Elle parlait dans son portable. Cela ne semblait pas être une bonne nouvelle, je crois.

-Allez jusqu'à la petite maison là plus loin, je vous rejoins tout de suite, dit maman en nous faisant signe d'avancer.

J'ai pris Thibault par la main jusqu'à cette cabane. La porte était entrouverte. Nous sommes entrés. Nous pensions que maman nous rejoindrait rapidement. Comme elle n'arrivait pas, j'ai couché mon petit frère sur un lit dans une petite chambre. Il s'est endormi tout de suite. Je me sens encore plus seule.

J'entends des craquements étranges et répétés dans le bois, autour du chalet.

-Étrange, remarqua Christine. C'est exactement comme nous. Elle entend des bruits, et...

-Attends la suite, coupa Mathieu.

Maintenant, je perçois un gémissement derrière la porte, le grincement des planches, celles des deux marches d'escalier. Je suis terrorisée. Ça ne peut pas être maman car elle serait entrée sans hésiter.

Soudain, me retournant vers la vitre sale, j'ai vu un visage, un visage difforme, monstrueux...

Le récit s'arrêtait là.

-Quelle horreur! dit Mathieu. Qu'est-ce qui a bien pu arriver à Noémie et à son petit frère Thibault ? J'espère que leur maman est arrivée à temps.


Juste à ce moment-là, nos deux amis entendirent un cliquetis à la fenêtre. Ils tournèrent la tête ensemble vers la vitre. Ils aperçurent un visage, un visage difforme, terrifiant. L'apparition ne dura qu'une seconde, mais pendant cette seconde, ils eurent le temps de voir deux grands yeux noirs qui les dévisageaient. L'individu avait la lèvre tordue, le front boursouflé de bosses velues, le visage effrayant. L'être les observait depuis un moment sans doute, derrière les carreaux sales.

-Fuyons.

Ils étaient tous deux prêts à s'encourir...

Trop tard...


La porte cogna une première fois contre le banc qu'ils avaient placé derrière elle pour la bloquer. Nos deux amis se précipitèrent dans la remise et se cachèrent sous le lit le plus bas, dans la poussière et dans l'ombre.

Plusieurs coups successifs et insistants furent donnés sur la porte. On essayait d'entrer. À chaque fois, le banc reculait de quelques centimètres en raclant le sol. Ils entendirent également une sorte de grognement impatient. Ils se tenaient l'un à côté de l'autre sous le lit, osant à peine respirer, tremblant de peur.

L'être entra dans la pièce après avoir fait tomber le banc à grand fracas. Il se dirigea vers la cheminée, puis, tournant le dos à nos amis, il s'assit sur une chaise et appuya ses coudes sur la table. Et soudain, il parla.

-Je sais bien que vous êtes cachés sous le lit.

La voix était étrange. Elle ressemblait à celle d'un enfant de quatre ans. Bizarre pour un jeune homme qui semblait avoir quinze ou seize ans.

Christine et Mathieu sortirent de leur cachette. Inutile de rester là-dessous. Était-ce un sorcier ? Qu'allait-il leur faire ? Il fallait réussir à s'enfuir aussi vite que possible. Ils se dirigèrent vers la porte.


Nos deux amis se tenaient à présent debout à mi-chemin entre le réduit et la porte d'entrée. Ils observèrent le visiteur un instant.

Christine balbutia une excuse. Mathieu ajouta :

-Laissez-nous partir. On ne vous fera rien. On ne savait pas que vous habitiez ici.

-Ce n'est pas notre maison. Mais ma maman arrive, dit-il avec sa voix de petit enfant.

Nos deux amis pensèrent aussitôt que cette femme devait être une sorcière. Ils songèrent de nouveau à se cacher sous le lit.

-Monsieur...

-Je m'appelle Thomas.

-Thomas, s'il vous plaît. Ne nous trahissez pas, supplia Christine. Nous allons nous cacher sous le lit. Ne dites pas à votre mère que nous sommes là. Nous partirons dès que ce sera possible.

Le jeune homme fit une étrange réponse à Christine.

-Tu veux bien m'embrasser là, sur la joue? Maman ne m'embrasse jamais.

Notre amie avait le cœur partagé entre plusieurs sentiments à présent. Le dégoût, la peur, mais aussi la pitié, la pitié pour cet être contrefait que l'on n'embrassait jamais. Surmontant la répulsion qu'il lui inspirait, elle s'approcha de la joue du jeune homme et lui donna un bisou. Elle le fit aussi pour qu'il ne révèle pas leur cachette à sa mère.

Le sentiment de compassion de Christine et de Mathieu grandissait. Qui était ce pauvre jeune homme, maladroit, pataud, laid, venu dans la cabane?


Soudain, la porte s'ouvrit à nouveau. Une femme entra. Elle paraissait avoir une quarantaine d'années et ne ressemblait pas du tout à une sorcière.

Thomas se tourna vers sa mère.

-Maman, pourquoi toi tu ne m'embrasses jamais sur la joue?

-Qui t'a embrassé, Thomas?

-La jolie fille, maman.

-Quelle jolie fille?

-La jolie fille avec des tresses, maman.

-Où se trouve-t-elle?

-J'ai promis de ne pas dire qu'elle se cache en-dessous du lit avec son copain.

Décidément, ce jeune homme ne semblait pas très astucieux. Nos amis sortirent à nouveau de leur cachette et s'avancèrent vers la table.  La femme se tourna vers Christine.

-Tu as embrassé Thomas?

-Oui, madame, parce qu'il me l'a demandé et que j'ai accepté.

Nos deux amis allaient sortir de la cabane, quand Christine, si curieuse, posa une ultime question.

-C'est quoi, madame, la fillette qu'on voit sur l'arbre à l'entrée du sentier, la fillette sur l'écorce brûlée?

Notre amie espérait découvrir ainsi si cette femme était oui ou non une sorcière.

-Je peux te raconter si tu veux. Asseyez-vous près du feu, toi et ton copain. Ce signe existe depuis bien des années. Ce n'est pas moi qui l'ai fait mais je sais qui.

La femme regarda vers la cheminée. Nos deux amis s'assirent l'un près de l'autre. Thomas coucha sa tête sur son bras sur la table. Il leur tournait le dos. Il semblait s'endormir.


-J'avais dix ans, dit-elle. J'étais à la ferme, chez nous. Je gardais mes deux petits frères pendant que mes parents travaillaient aux champs.

"En ce temps-là, dans les villages, il arrivait que des mendiants ou des mendiantes passent, des vrais mendiants. Ils ne demandaient pas d'argent. Juste un bol de soupe, un morceau de pain. Souvent, ils glissaient ensuite aux enfants une petite image sainte ou une médaille pieuse. Parfois, ils donnaient des conseils, des remèdes de rebouteux, faits de racines ou de feuilles.

"Une vieille femme arrivait près de la maison de mes parents. Je l'avais aperçue en regardant par la fenêtre. Je lui ai parlé par l'ouverture de la boîte aux lettres. Je lui ai dit qu'elle était trop sale, trop laide, qu'elle ressemblait à une sorcière et que je ne voulais pas lui ouvrir la porte. Je n'aurais pas dû me moquer d'elle ainsi. Ce sont des insultes. Son visage était marqué par l'empreinte de la misère, de la souffrance. Ce n'était pas de sa faute toute cette laideur et toute cette saleté. Au moment de partir, la femme s'est tournée. Elle a pointé le doigt vers moi en criant.

-Je te maudis, petite fille. Je te maudis. Tu aurais pu me refuser le pain et la soupe, simplement. Mais tu m'as traitée de laide et de sale. Oui, je suis sale. Je n'ai pas de maison comme toi et aucun endroit pour me laver. Oui, je suis laide, je suis née ainsi et en plus, la vie ne m'a pas épargnée et a marqué mon visage.

"Je me taisais, honteuse, mal à l'aise. Elle reprit.

-Toi, tu es sans doute jolie, parce que tu habites dans une bonne demeure. Tu es bien nourrie et tu vis au chaud. Je te maudis, méchante fillette au cœur de pierre et voici ma malédiction. Tu m'oublieras. Puis les années passeront. Un jour, tu rencontreras ton amoureux. Puis tu te marieras. Et lorsque ton premier enfant naîtra, il sera laid. Il me ressemblera. Alors, tu te souviendras de moi. Et cette malédiction durera des années, tant que ton cœur méchant demeurera fermé.

-Toutes les nuits de la Saint-Jean, la nuit la plus courte de l'année, en fin juin, tu iras dans ma cabane dans la forêt avec ton enfant. Tu trouveras facilement cette masure en planches au bout du sentier qui commence au coin du bois de sapin, après l'étang vert. J'y ai gravé un signe de sorcière sur le premier tronc, la silhouette d'une fillette. L'écorce est noircie, car je l'ai brûlée à cet endroit.

-Toutes les nuits de la Saint-Jean donc, tu viendras avec ton enfant dans cette cabane et peut-être, si ton cœur de pierre se brise, si le mal et la méchanceté qui sont ancrées en toi fondent, la malédiction sera levée. Un miracle se produira. Mais pas avant.

Christine et Mathieu écoutaient en silence l'impressionnant récit.

-Puis la femme s'éloigna, poursuivit la maman de Thomas. Elle se rendit à une autre ferme au bas du village. J'y avais une copine très malade, ces jours-là. Une maladie devenue plus rare aujourd'hui et qu'on appelle la scarlatine. Terrassée par une très forte fièvre, sa peau était toute rouge et pelait. De longues squames grises se détachaient de sa peau. Elle risquait même de mourir.

"Ses parents reçurent la mendiante et lui donnèrent un bon repas. En mangeant, elle leur conseilla de conduire leur fille au bois de sapins. Ce serait bon pour elle de respirer les résines. Elle leur expliqua de prendre les squames qui se détachaient de la peau de leur enfant et les plaquer sur l'arbre, juste à l'endroit où l'écorce brûlée évoquait une fillette. Le signe de la sorcière. L'arbre absorberait la maladie et peut-être que la petite guérirait.

"Les parents l'ont fait. Ma copine a guéri et puis... j'ai oublié tout ça, continua la maman de Thomas. Les années passèrent. J'ai rencontré mon fiancé. On s'est marié. Je fus vite enceinte et quand mon bébé est né, il avait un visage contrefait, affreux, le front déformé par une bosse, les yeux de travers, la peau verte. Il avait... enfin vous avez vu Thomas, vous me comprenez... Un vrai monstre.

"Et depuis ce temps-là, je viens ici, chaque nuit de la Saint-Jean. Et je me demande d'ailleurs pourquoi. Il ne se passe jamais rien. Je suis venue avec mon bébé, avec mon petit enfant et maintenant, avec ce grand dadais au corps abominable, que je traîne derrière moi et qui me dégoûte et m'écœure...


Thomas ne dormait pas. Il redressa la tête. En écoutant le récit, il venait de ressentir comme jamais le rejet dont il était l'objet, la répugnance qu'il inspirait à sa mère, le dégoût qui faisait fuir les autres.

-Maman, tu dis que je suis un monstre. Tu n'es pas une maman. Pour une mère son enfant est toujours le plus beau.

La dame se taisait.

-Maman, tu ne m'embrasses jamais. La fille là, avec les tresses, elle m'a donné un bisou sur la joue, mais toi tu ne me prends jamais dans tes bras. Maman, c'est toi le monstre. Une mère qui rejette son enfant, même s'il est laid et qui lui refuse des câlins car il la dégoûte, c'est un monstre.

La femme se tourna vers Christine. 

-Thomas ne m'a jamais inspiré que répulsion, dégoût et horreur... Toi tu l'as embrassé? Vraiment?

-Oui, madame, répondit notre amie.

-Pourquoi as-tu fait cela?

-Parce qu'il me l'a demandé, madame, et que j'ai accepté. Je suis triste en regardant Thomas. J'ai de la peine, bien plus que de la peur et du dégoût.

-C'est toi le monstre, maman, répéta le jeune homme.


La mère fondit en larmes. Elle ouvrit tout grand ses bras, encouragée par le geste généreux de Christine.

-Viens, mon grand, dit-elle. Viens dans les bras de ta mère.

Elle prit son garçon contre elle. Elle le serra très fort et l'embrassa longuement.


Christine et Mathieu s'avancèrent jusqu'à la porte d'entrée de la cabane. Ils s'apprêtaient à partir.

Ils se retournèrent une dernière fois avant de sortir et virent le visage de Thomas. Il était devenu beau à présent. Plus aucune trace de difformité, et il souriait. Le miracle avait enfin eu lieu.

Quand on est aimé, on est toujours beau.