Christine

Christine

N°6

Le Conte de la page 24

     Il était une fois un grand sapin au milieu des bois. C'était peut-être le plus grand arbre de la forêt…

Tous les soirs, le hibou que Christine avait appelé Chachou quand elle était petite, vient se poser sur son appui de fenêtre. Il lui a révélé ce don extraordinaire qu'a notre amie, celui de parler avec des animaux et de les comprendre. Il lui a appris à s'en servir.

C'est une chance car elle habite au milieu d'une grande forêt.

Son papa est bûcheron. Sa maman gère leur entreprise. Notre amie ne va pas à l'école. Ce serait trop loin. Elle devrait marcher deux heures tous les matins, pour s'y rendre et deux heures au soir pour en revenir. Ce n'est pas possible. Sa maman lui fait la classe, quand Christine n'aide pas à ramasser et empiler les bûches le long des sentiers au milieu des bois.

Christine attend l'arrivée de Chachou tous les soirs avec impatience. Son hibou lui apporte les nouvelles de la forêt.

Ce soir-là, il se posa sur l'appui de fenêtre et lui demanda si elle avait déjà vu un squelette.

-Oh oui, répondit-elle en souriant. J'en aperçois parfois en marchant le long des chemins. Il m'arrive de découvrir les restes ou les os d'un renard, d'un cerf, d'un lapin. Les animaux vivent et meurent, je le sais.

-Je ne te parle pas de ça, interrompit Chachou. As-tu déjà vu le squelette d'un humain ?

-Non, jamais, s'écria Christine. Je ne voudrais pas voir ça! J'aurais bien trop peur.

-Ah bon, déclara Chachou. 

Il se tourna vers les grands arbres, prêt à s'envoler.

Notre amie de dix ans est très curieuse. 

-Que veux-tu dire, Chachou ?

-J'ai aperçu le squelette d'un humain pas tellement loin de chez toi, expliqua le hibou.

-À quel endroit ? 

-Si tu suis la route qui part de ta maison vers la gauche et puis le sentier qui conduit à la tour du lac vert, tu traverses un grand bois de sapins sur la deuxième colline. Si tu quittes alors le sentier, en avançant vers la gauche, tu arrives au bord d'un précipice d'environ dix ou douze mètres de profondeur. Il se trouve là-dedans, au milieu des rochers et des ronces. J'aime cet endroit. J'y cherche des bonnes souris bien tendres, à manger.

-Oh! arrête, supplia Christine. Je déteste quand tu me parles de souris.

-Toi, tu manges bien parfois du lapin.

-C'est vrai, murmura notre amie. Et comment sais-tu que c'est un squelette humain ?

-Parce que je l'ai vu, affirma le hibou.

Il s'envola et retourna dans la forêt.

Christine se glissa dans son lit et songea aux informations que venait de lui donner son ami préféré.

-Un squelette dans la forêt… Ça promet une passionnante aventure! Il faut que j'aille voir ça demain.


Le lendemain matin, quand sa maman l'appela, elle s'habilla rapidement. Elle passa sa vieille salopette en jean délavé qu'elle affectionne malgré qu'elle soit très usée, noua les lacets de ses sandales de toile, refit ses deux tresses qui s'étaient défaites pendant la nuit, et descendit déjeuner. Pendant qu'elle mangeait ses céréales et buvait son lait, elle demanda à ses parents si elle pouvait se rendre à la tour du lac vert pour la journée.

Pour aller vers cet endroit évoqué par Chachou la veille, il faut marcher près de trois heures, et autant pour en revenir. Christine était bien à jour dans son travail d'école. Papa n'avait pas besoin d'elle ce jour-là pour ramasser ou charger des bûches.

Notre amie se fit un pique-nique qu'elle emballa et fourra dans son sac à dos avec son canif et sa gourde d'eau. Ainsi équipée, elle partit dans la forêt.


Elle marcha près d'une heure et demie sur une route en terre, parsemée de flaques d'eau profondes, où dansaient des moustiques. Puis, abandonnant ce chemin, elle suivit un sentier vers la gauche qui allait par collines et vallées. Elle dut traverser deux fois un ruisseau. Il n'y avait pas de pont. Elle eut de l'eau jusqu'aux genoux, mais elle en a l'habitude. Et puis, ça rafraîchit. Enfin, elle passa sous les grands sapins qui précèdent le lac vert.

Elle quitta alors le sentier et marcha quelques centaines de mètres vers la gauche à travers tout. Elle arriva bientôt au bord d'un précipice. Elle ne l'avait jamais vu.

Elle se pencha en se tenant solidement à un arbre, mais elle ne vit rien au fond que des broussailles. Elle décida d'aller voir de plus près, mais comment descendre ?

Elle repéra un tronc d'arbre tombé. Ses racines étaient dressées vers le ciel au bord du ravin, mais les branches, débarrassées de leurs aiguilles s'étageaient jusqu'au fond.

Elle descendit prudemment en s'accrochant au tronc. Les branches lui servaient d'échelons comme sur une échelle.

Puis, évitant comme elle pouvait de se griffer aux ronces, contournant les massifs d'orties, elle s'approcha d'une mare. Elle la dépassa en longeant une sorte d'éperon rocheux.

C'est à ce moment-là qu'elle aperçut le pied d'un squelette.


Son cœur se mit à battre plus rapidement. Elle respira plus vite. Elle garda ses distances autant qu'elle le pouvait, mais contourna quand même le rocher pour tenter de voir l'entièreté de ce corps étendu sur le sol.

Il restait les os d'un être humain qui avait dû mourir là. Elle distingua le crâne avec les deux trous des yeux, les orifices du nez, les dents et la bouche. Elle repéra les côtes, les vertèbres, les grands os des bras, les tibias et les fémurs aux jambes. Oui, le mort était là, tout entier, terrifiant, fascinant.

Sous les os de la main droite, se trouvait un petit cartable. Christine, trop curieuse, voulut savoir ce qu'il contenait.

Elle s'approcha doucement. Elle savait bien qu'un squelette, c'est mort, cela ne va pas se relever pour se jeter sur toi. C'est dans les histoires qu'on raconte des bêtises pareilles.

Elle s'approcha donc, et tendit une main tremblante vers la mallette. Elle la tira doucement vers elle.

Lorsque la sacoche en cuir quitta la main osseuse, les doigts blanchis tombèrent sur le sol et le squelette vibra un instant. Notre amie poussa un cri, ramassa le cartable et s'encourut.


Elle remonta par où elle était venue, s'assit au bord du précipice, les jambes pendantes, et s'appuya contre le tronc d'un grand arbre.

Elle entreprit d'ouvrir la mallette. Elle contenait quatre objets. Une pomme de pin, une plume d'oiseau, une feuille de houx et une enveloppe. La colle qui la scellait avait séché avec le temps. Elle se descella facilement. Curieuse encore et toujours, elle sortit la lettre de l'enveloppe et lut :

-Ma chère Wendy. Comme promis, je t'attendrai à la nouvelle lune, sous le saule pleureur du lac vert. Je t'attendrai toute la nuit. J'espère sincèrement que tu viendras. Nous nous marierons et nous vivrons heureux ensemble. Je t'aimerai toujours. À bientôt mon amour. Amaury.

Christine resta songeuse un moment. Comme c'était beau! « Je t'attendrai toute la nuit sous le saule... À bientôt mon amour… ».

-Il faut que je montre ceci à Mathieu, murmura notre amie. Ça lui donnera des idées pour m'écrire...

Mathieu, c'est son copain. Il a dix ans, comme elle. Un garçon courageux et intelligent. Elle ne le voit pas très souvent car il habite en ville et va à l'école comme les autres enfants.

-Oh! songea Christine, s'il pouvait m'envoyer des lettres pareilles…

Elle replaça le feuillet dans l'enveloppe et l'enveloppe dans la mallette. Puis, emportant le tout, elle retourna à la maison.


Elle y arriva au milieu de l'après-midi. Elle raconta à ses parents tout ce qu'elle avait vu.

Le papa téléphona à la police. Le seul gendarme qui existait au village expliqua qu'il préviendrait ses supérieurs.

Une heure plus tard, le téléphone sonna. Notre amie entendit la conversation depuis sa chambre.

-Oui, oui, répondit le papa. Je l'appelle. Christine! c'est pour toi !

Elle descendit les escaliers quatre à quatre.

-C'est le commandant François, que tu connais bien.

Notre amie rencontre de temps en temps des militaires dans la forêt. Ils viennent s'y entraîner et se perdent parfois. Elle leur indique le bon chemin. Elle s'amuse à les regarder se battre pour se préparer à remplir leurs futures missions parfois bien difficiles…

-Bonjour commandant, dit-elle.

-Bonjour Christine. Comment vas-tu ?

-Je vais mieux, mais j'ai eu bien peur ce matin, en voyant un squelette.

-C'est donc bien toi, confirma le militaire, qui as aperçu ces ossements dans la forêt. Serais-tu capable d'y retourner ?

-Certainement, mais pas toute seule, si possible...

-Je viendrai demain à l'aube avec le soldat Robert et le soldat Bertrand, que tu connais bien et tu nous conduiras. Nous sommes chargés par la gendarmerie de récupérer ce qui reste de ce corps, et de le conduire à un laboratoire pour qu'on puisse éventuellement l'identifier.


Après le repas du soir et la douche, Christine alla se coucher.

Elle ne s'endormit pas tout de suite. D'abord, elle raconta à son hibou ce qu'elle avait vu et ce qu'elle allait faire le lendemain. Puis, cherchant le sommeil, elle se tourna et se retourna plusieurs fois dans son lit.

Soudain, elle vit une main avec cinq doigts squelettiques sur son appui de fenêtre.

Quelques instants après, une seconde main se posa sur le même appui en bois. Le crâne du squelette apparut, luisant sous la lune. Deux yeux noirs la fixaient, horribles, vides, morts. Les dents semblaient figées en un rire atroce.

Puis le squelette se hissa jusqu'au niveau de la fenêtre. Notre amie aperçut les vertèbres, les côtes. Une jambe osseuse franchit le rebord.

Christine, tremblant de peur, transpirant d'angoisse, le cœur battant la chamade, enfonça ses ongles dans sa couette. Les dents du squelette remuèrent et une voix caverneuse se fit entendre.

-Tu es une vilaine curieuse et une sale voleuse.

-Je ne suis pas une voleuse, osa répondre Christine.

-Tu as volé mon cartable qui contient mes secrets et je viens le rechercher.

-Là, sur ma table… murmura notre amie.

Le squelette s'avança dans la chambre. Puis, écartant les bras, il poussa un cri grand comme une détonation.

Christine hurla, puis ouvrit les yeux. Elle s'éveilla d'un affreux cauchemar…

Un orage venait d'éclater dans la forêt. Un éclair puis la foudre l'avaient réveillée. Elle se précipita à la fenêtre et regarda au-dehors. Tout semblait normal sous la pluie et les éclairs. Elle referma soigneusement la vitre et fouilla la chambre. Elle vérifia même en dessous du lit, mais ne trouva rien. Elle finit par se rendormir.


Le lendemain, elle se leva tôt. Quand elle descendit, habillée de sa salopette et de ses baskets, elle salua le commandant François et les soldats Robert et Bertrand. Elle avala son verre de lait, prit ses tartines en main, et partit avec eux.

Ils suivirent en voiture tout-terrain puis à pied le chemin que Christine connaissait bien, et arrivèrent au bord du précipice. Elle leur indiqua à peu près l'endroit où traînaient les ossements.

-Je ne sais pas si vous réussirez à descendre, dit notre amie. Moi, je me suis glissée par ce tronc-là, en m'accrochant aux branches comme à des échelons, mais ce n'est pas facile.

Le commandant François la regarda.

-Tu es une des filles les plus intrépides, les plus débrouillardes que je connaisse. Mais ce que tu sais faire, mes soldats, entraînés aux plus dures missions, le peuvent également. Donc, tu nous conduis.

Ils la suivirent et prirent pied au fond du ravin. Dès qu'elle aperçut la pointe rocheuse et les premiers os du squelette, elle l'indiqua et demeura sans bouger.

Les militaires s'approchèrent du corps et prirent plusieurs photos. Puis ils ramassèrent les os un à un, après s'être gantés. Ils les glissèrent dans un grand sac qu'ils avaient emporté avec eux.

Puis, faisant demi-tour, ils ressortirent du ravin et reconduisirent notre amie à sa maison. Le commandant la remercia et promit tant à elle qu'à sa famille, de donner des nouvelles.

Dix jours passèrent sans que Christine reçoive la moindre information.


Le onzième jour, un mardi, elle était dans sa chambre. Elle achevait un devoir que sa maman lui avait demandé d'effectuer et attendait un client qui allait arriver pour charger le bois préparé dans une remorque à son intention.

Son père travaillait dans la forêt et sa mère avait dû se rendre au village.

Le téléphone retentit. Elle se précipita.

-Allô, c'est Christine.

-Bonjour mademoiselle, répondit une voix aimable et âgée. Je suis Amaury de Beaugency. Pourrais-je parler avec la personne qui a découvert un squelette dans la forêt il y a deux semaines environ?

-C'est moi.

-C'est vous ! Je crois pourtant reconnaître une voix d'enfant.

-Oui, monsieur, j'ai dix ans tout juste.

-Et vous avez découvert les ossements dans les bois ? Vous avez dû avoir peur ?

-Quand même! J'ai eu un peu la frousse, mais je ne suis pas si peureuse que cela.

-Je voudrais vous rencontrer, dit monsieur de Beaugency.

-Vous pouvez venir à la maison. Mes parents vous recevront certainement.

-Ce n'est hélas pas possible, mademoiselle. J'ai septante-huit ans. Je ne peux plus me déplacer comme avant. Mais vous pourriez venir jusque chez moi. J'ai quelque chose d'intéressant à vous raconter.

-Je veux bien, mais je dois demander la permission à mes parents. Pourriez-vous retéléphoner d'ici deux heures environ ?

-Certainement. Au revoir, mademoiselle Christine.

-Au revoir, monsieur.

Elle raccrocha.


Deux minutes plus tard, le téléphone retentit à nouveau. Elle répondit.

-Bonjour, Christine.

-Bonjour, commandant François.

-J'ai des nouvelles intéressantes. Les spécialistes d'un laboratoire sont parvenus à identifier le squelette que tu as découvert dans la forêt il y a dix jours. Un monsieur qui s'appelle Amaury de Beaugency, va te téléphoner pour te rencontrer.

-Il vient de m'appeler, il y a deux ou trois minutes, et...

-Tant mieux, interrompit le militaire. Ce monsieur est très aimable et tu peux te rendre chez lui. Il a des choses passionnantes à te raconter.

-Merci, commandant François.

-Salut, Christine.

Elle raccrocha.

Au soir, lorsque Monsieur Amaury de Beaugency prit contact avec les parents, le rendez-vous fut organisé dans sa propriété, trois villages après celui qui se trouve à l'orée de la forêt. 


Deux jours plus tard, Christine monta sur son vélo et partit sur les chemins. Deux heures après, quittant les sentiers boueux, elle parvint à son village et suivit alors une route qui lui permit de pédaler un peu plus vite. Elle arriva un peu avant midi près de la propriété de monsieur Amaury de Beaugency.

Elle longea des hauts murs assez anciens, un peu lézardés, et couverts d'herbes, de mousse et à certains endroits, de petites fleurs. Une large grille ouverte invitait à suivre un chemin de terre en bon état, qui passait au milieu de grands arbres et se terminait après une immense pelouse, devant l'entrée d'une grosse maison, ce que l'on appelle un manoir.

Notre amie pédala jusque-là, coucha son vélo devant le perron, gravit les trois marches et sonna. Un homme ouvrit la porte.

-Bonjour, mademoiselle.

-Bonjour, monsieur de Beaugency.

-Je ne suis pas monsieur de Beaugency, mademoiselle. Je suis son maître d'hôtel. Si vous voulez me suivre, monsieur vous attend au salon.


Christine, impressionnée, suivit l'employé de maison. Elle traversa plusieurs grandes pièces et couloirs décorés avec goût. Elle foula des tapis magnifiques et vit des meubles anciens et des lustres de grand prix.

Elle se sentait un rien mal à l'aise, vêtue de sa salopette en jean bien usée, tachée de boue ici et là et ses baskets sales. Elle tira sur ses tresses, et passa dans un grand salon garni de fauteuils anciens. Elle s'approcha d'une cheminée sculptée dans la pierre blanche.

Le vieux monsieur était assis près de l'âtre où brûlait un bon feu.

Il observa notre amie un instant en silence de haut en bas.

-Bonjour, mademoiselle Christine.

-Bonjour monsieur, répondit notre amie, un peu intimidée.

-Asseyez-vous. Je sais que vous avez suivi une longue route pour venir chez moi. Je vous en remercie. Vous devez avoir soif. Voulez-vous quelque chose à boire ?

-Cela me ferait plaisir.

-Qu'aimeriez-vous ? Un grand verre de jus d'oranges ?

-Merci, dit-elle en souriant.

-Jean, apportez-lui un grand verre de jus d'oranges pressées et moi, vous me donnerez une coupe de champagne. Je crois que cela vaut la peine.

Puis il se tourna vers notre amie.

-Jeune fille, affirma monsieur Amaury de Beaugency, j'ai une belle histoire à vous raconter. Vous aimez les belles histoires ?

-J'adore, répondit Christine.

-Bien. Alors, voici mon récit.

Le maître d'hôtel apporta le jus d'oranges et la coupe de champagne, puis, il se retira.


-J'ai septante-huit ans. Et l'histoire que je vais vous raconter s'est passée il y a soixante ans. J'étais alors un solide jeune homme, et j'adorais chasser les sangliers.

" Je me trouvais un jour dans la forêt des Grands Ormes, votre forêt, mais vous n'étiez pas encore née et vos parents non plus. Je suivais un sanglier particulièrement récalcitrant en courant derrière lui à travers les fourrés et je me suis perdu. J'ai marché toute la journée, et au soir, épuisé, affamé, je suis arrivé devant une maison au toit de chaume. Un peu de fumée sortait par la cheminée.

" J'ai frappé à la porte. Je voulais simplement demander mon chemin. Une jeune fille m'ouvrit. La plus jolie jeune fille que j'aie rencontrée de toute ma vie. Elle avait de longs cheveux bruns et des yeux vert tendre, un visage avenant, gracieux, intelligent. J'ai balbutié un bonjour. Elle m'a répondu :

-Bonjour monsieur. Que puis-je faire pour vous ?

-Je me suis égaré, ai-je expliqué. Je ne trouve plus la sortie de la forêt.

-Ce n'est pas très facile, répondit la demoiselle. Vous feriez mieux de rester ici, de passer la nuit dans la maison et demain matin, vous reprendrez votre route.

" Je n'en revenais pas, continua monsieur de Beaugency. La plus jolie jeune fille que j'aie rencontrée de toute ma vie m'invitait à passer la nuit dans sa maison.

-Peut-être que vos parents ne seront pas d'accord, ai-je demandé.

-Mes parents sont morts, dit-elle en soupirant. J'habite ici avec mon grand frère. Mais il est parti pour un jour ou deux. Grâce à vous, je ne serai pas seule pour la nuit. J'ai souvent peur car nous sommes très isolés dans ces grands bois.

" Cette merveilleuse jeune fille m'invitait à partager la soirée et la nuit avec elle. Moi, j'en étais déjà amoureux fou. Le coup de foudre ! Je suis entré.

-Avez-vous mangé ? dit-elle soudain.

" Je murmurai que non.

-Je vais préparer le repas. Je m'appelle Wendy.

" C'était son nom. Je ne l'ai jamais oublié. Wendy…

" Nous avons cuisiné ensemble. À huit heures, nous étions assis l'un près de l'autre devant le feu de la cheminée, une assiette sur les genoux. J'ai passé mon bras sur ses épaules. Nous bavardions devant les flammes. Vers neuf heures du soir, elle me demanda si j'aimais les histoires. Je lui ai répondu que oui.

" Alors, me proposa-t-elle, je vais vous lire celle que j'étais occupée à découvrir quand vous avez frappé à la porte.

-Je vous écoute, ai-je répondu.

-J'étais à la page 24. Voilà…


-Il y avait une fois un grand sapin au milieu des bois. C'était peut-être le plus grand arbre de la forêt…

Un jour de tempête, le sapin fut fort secoué. Son tronc grinçait. À ses pieds, près d'une mare, poussait un gros taillis de houx.

-Pourquoi gémis-tu ainsi ? demanda le houx au sapin.

Les plantes parlent entre elles.

-Je grince, répondit le grand arbre parce que j'ai peur.

-Tu as peur, se moqua le houx. Tu as peur de l'orage ?

-Non, répliqua le sapin. Je n'ai pas peur de l'orage. Depuis deux cents ans que j'existe, j'en ai vu d'autres. Mais pour la première fois, j'ai entre mes branches un nid d'oiseau et un oisillon vient de sortir de l'œuf. J'ai peur lorsque le vent souffle et que je penche à gauche ou à droite. J'ai peur que l'oisillon tombe du nid et dégringole sur toi vilain houx, parce que le pauvre petit pourrait se déchirer sur tes feuilles piquantes.

" À ce moment-là, continua monsieur de Beaugency, j'entendis frapper à la porte. Des coups assez violents.

-Cachez-vous, s'écria Wendy. C'est mon frère qui revient plus tôt. Il ne faut pas qu'il vous trouve ici. Il ne veut pas que je reçoive quelqu'un. Je ne peux jamais voir personne d'ailleurs. Je ne peux même pas aller au village. Je suis juste bonne pour m'occuper de la maison, de son cheval, du potager. Il dit que je ne pourrai pas sortir avant mes vingt et un ans. Et je n'en ai que dix-neuf. Ouvrez cette porte. Vous trouverez une étable et de la paille fraîche. Vous pourrez y dormir. Demain matin, je vous indiquerai le chemin.

" Je me suis précipité, ajouta monsieur de Beaugency. Je me suis étendu contre le mur sur la paille et j'ai écouté, malgré moi, la conversation. Le frère était sévère avec sa sœur. Il avait quelques années de plus qu'elle et se montrait très autoritaire et soupçonneux.

-Tu as reçu quelqu'un, tonna-t-il avec dureté.

-Un chasseur. Il cherchait son chemin.

-Tu as fait à manger, ajouta le frère.

-Oui, dit Wendy. Je ne savais pas que tu reviendrais si tôt. Mais je vais te préparer quelque chose.

-J'y compte bien. Mais d'abord, va t'occuper de mon cheval.


" Le lendemain matin, continua monsieur de Beaugency, je me suis éveillé à l'aube. Wendy vint me retrouver. Elle m'indiqua par où sortir des bois en passant sous un saule, près d'un lac vert. Au moment de partir, je lui ai pris les mains.

-Wendy, ai-je murmuré, vous n'êtes pas heureuse ici. Je m'en retourne chez moi, dans mon manoir. Mais je reviendrai vous chercher très prochainement. Nous nous marierons. Nous vivrons ensemble. Vous voulez bien ? Je vous aime.

" Comme dans un souffle, elle me répondit :

-Oui, moi aussi je vous aime.

-Je viendrai vous enlever avant la pleine lune.

-Non, ne venez pas me chercher vous-même, répondit Wendy. Surtout pas. Mon frère vous ferait du mal. Il pourrait vous tuer avec son fusil. Il ne veut voir personne. Et il ne veut pas que je rencontre qui que ce soit.

-Alors, je vous enverrai un de mes amis. Un gendarme. Il vous apportera une lettre. Je la glisserai dans un cartable avec une pomme de pin, une plume d'oiseau et une feuille de houx, en souvenir du conte de la page vingt-quatre, que vous avez commencé à me lire hier soir et dont je ne connais pas la fin. Vous me la raconterez la nuit de notre mariage.


" Je suis revenu chez moi, mademoiselle Christine, termina monsieur de Beaugency. Trois semaines plus tard, avec l'accord entier de ma famille, j'ai dépêché un ami, un gendarme, avec dans son cartable la lettre que vous connaissez bien :

-Ma chère Wendy. Comme promis, je t'attendrai à la nouvelle lune, sous le saule pleureur du lac vert. Je t'attendrai toute la nuit. J'espère sincèrement que tu viendras. Nous nous marierons et nous vivrons heureux ensemble. Je t'aimerai toujours. À bientôt, mon amour. Amaury.

" Seulement mon message ne parvint jamais à Wendy. Il y avait beaucoup de brouillard ce jour-là. Et mon ami gendarme tomba dans le précipice que vous avez visité. C'était il y a soixante ans ! Vous venez de découvrir son squelette.

" J'ai attendu Wendy toute la nuit, sous le saule, au bord du lac vert, mais elle n'est pas venue. J'ai pensé qu'elle ne m'aimait plus ou qu'elle ne souhaitait pas me revoir. J'étais un jeune homme de bonne éducation, mademoiselle Christine, je ne suis jamais retourné chez elle, pour ne pas l'importuner. Mais depuis ce jour-là, je n'ai pas cessé de songer à elle. Elle fut le seul amour de ma vie. Je ne me suis jamais marié, et aujourd'hui, je pense encore à elle avec émotion.

Monsieur Amaury de Beaugency sécha une larme au coin de son œil.


-Je vous remercie, murmura Christine. C'était une très belle histoire. Elle est triste. Je regrette pour vous. Vous devez avoir beaucoup de chagrin au fond du cœur.

-Je voudrais vous demander quelque chose, mademoiselle. Oseriez-vous aller dans la forêt, à cette chaumière, celle où habitait Wendy il y a soixante ans. Je voudrais que vous alliez voir ce qu'est devenue sa maison, car moi, je n'y suis jamais retourné et je ne pourrai plus m'y rendre à mon âge.

-Certainement, promit notre amie. Vous saurez m'indiquer le chemin ?

-Mon Dieu oui, répondit monsieur Amaury. Je suis allé, en pensée, tant de fois depuis soixante ans !

Il fournit toutes les explications, puis Christine s'apprêta à partir chez elle.

Au moment de sortir du manoir, le maître d'hôtel lui remit un sachet qui contenait deux sandwichs et des boissons pour la route du retour. Comme c'était attentif…


Deux jours plus tard, notre amie obtint de ses parents la permission de se rendre à la chaumière. Elle partit assez tôt. La route serait longue.

Quand elle arriva en vue de la petite maison, vers midi, elle s'aperçut aussitôt que celle-ci était en ruine et abandonnée depuis longtemps. Elle vit le toit de chaume défoncé, la paille jaune, sale, comme les grosses eaux d'un fleuve, les volets arrachés. La porte entrouverte laissait apercevoir des plantes qui poussaient à l'intérieur.

Christine entra. Ça sentait le pourri, le moisi. Elle ne voulut pas rester fort longtemps. Elle observa la cheminée en pierres noircies du salon, celle devant laquelle Amaury et Wendy avaient dû bavarder pendant toute la soirée en amoureux. Elle y découvrit un coffret. Elle le saisit et sortit de la maison abandonnée qui ne contenait plus rien d'intéressant.


Alors, assise au soleil, contre un grand arbre, elle ouvrit la grande lame de son canif et tenta de forcer le coffret. À l'intérieur, bien protégé, se trouvait un livre. Elle l'ôta de la boîte et lut. À la première page, elle déchiffra une belle écriture :

-Cher Amaury, je vous aimerai toujours. Vous n'êtes pas revenu, pourtant vous me l'aviez promis. Peut-être avez-vous changé d'avis ? Peut-être votre amour pour moi s'est-il estompé ? Je vous laisse le livre dans ce coffre au cas où vous reviendriez un jour. Vous trouverez à la page vingt-quatre, la suite du récit que j'avais commencé assise à vos côtés. Je vous aimerai toujours. Wendy.

Christine fort émue, songea que Wendy avait aimé Amaury et Amaury avait aimé Wendy. Mais un destin cruel avait empêché leur rencontre et leur vie commune.

Toujours tenaillée par la curiosité, elle tourna les pages du livre et lut à la fameuse page 24:

« La tempête était terrible. Le vieux sapin fut secoué de plus en plus fort. Soudain un oisillon qui venait de naître tomba du nid, glissa de branche en branche, et atterrit sur le dos d'une cane qui couvait ses petits entre les feuilles du houx. La cane se retourna et d'un léger coup de bec glissa l'oisillon sous son ventre, à côté de ses bébés canetons. Elle le couva. Quand l'oiseau fut capable, il s'envola libre et heureux.

-C'est bien joli, pensa Christine.

Elle referma le livre, le posa dans le coffret et emmena le tout chez elle.


Quelques jours plus tard, elle se rendit, après avoir pris rendez-vous, chez monsieur de Beaugency. Elle fut de nouveau reçue par le maître d'hôtel.

Comme l'autre fois, elle portait simplement sa salopette, son t-shirt et ses baskets. C'est comme cela que monsieur Amaury l'avait rencontrée la première fois.

-Bonjour, monsieur, salua Christine. J'ai fait ce que vous m'avez demandé. Je suis allée dans la maison de Wendy.

-Attendez, mademoiselle. Attendez. J'espère et je crains à la fois cet instant depuis soixante ans. Jean, apportez-moi de nouveau une coupe de champagne et un grand verre de jus d'oranges, pour cette jeune fille.

Puis, se tournant vers notre amie :

-À présent, racontez-moi, dit monsieur de Beaugency.

-Voilà, expliqua notre amie. Je suis arrivée à la maison au toit de chaume. Elle est en ruine, abandonnée depuis longtemps. Mais j'y ai découvert cette boîte sur la cheminée.

Elle posa le coffret sur les genoux du vieil homme et resta debout près de lui un instant.

Les mains de monsieur de Beaugency tremblaient. Il saisit le livre et lut à la première page le message qui lui était destiné.

-Cher Amaury, je vous aimerai toujours. Vous n'êtes pas revenu, pourtant vous me l'aviez promis...

 

Et tandis qu'il lisait, Christine vit des larmes couler sur les joues du vieil homme.

Alors, sans rien dire, et sur la pointe des pieds, elle se retira. Elle quitta le manoir et retourna chez elle.

Wendy et Amaury se retrouvaient, pour la première fois, depuis soixante ans aussi proches l'un de l'autre, aussi vrais, que quand on rêve... Et en présence d'un si grand amour, notre amie ne voulait surtout pas les déranger…