Christine

Christine

N°16

La Grotte aux serpents: Les Fourmis (Partie 2)

     Chaque soir, avant de se mettre au lit, Christine ouvre toutes grandes les fenêtres de sa chambre et attend son hibou. Chachou a appris autrefois à notre amie le langage des animaux. Elle avait ce don en elle et il l'a initiée à parler aux bêtes de la forêt. En tout cas, les quatre pattes, les deux pattes et les serpents.

Tout à coup, il arriva. Christine se redressa et l'interrogea.

-Alors, Chachou, quelles nouvelles ?

-On craint tous l'arrivée des fourmis, mais cela je suppose que tu le sais déjà.

-De quelles fourmis parles-tu ? demanda Christine.  On en voit toujours dans la forêt.

-Oui, mais pas autant que maintenant. D'autres viennent d'arriver.

-Je ne savais pas. Raconte-moi.

-Depuis plusieurs jours, au-delà du bois de sapins, plus loin que la zone du grand marécage, près de la grande rivière, se trouve une hêtraie envahie par des fourmis. Elles dévorent tout, les feuilles, les herbes, les fruits, les animaux morts. Elles s'attaquent même aux vivants. Ceux qui restent dans cette région sont en danger. De plus, ils ne trouvent plus rien à manger, les fourmis leur prennent tout.

-Mon Dieu! murmura notre amie, je ne savais pas.

-Je vais t'envoyer le grand cerf, le maître de la harde de cet endroit. Il va sûrement te demander ton aide. Je te quitte. Au revoir, salua Chachou.

Le hibou s'envola et disparut dans la forêt.


Le lendemain, Christine s'éveilla tôt. Elle entendait des sons étranges. Les bramements d'un grand cerf. Il portait des bois magnifiques. Elle calcula, en les observant, qu'il devait avoir environ dix ans, comme elle.

Elle s'habilla rapidement. Elle mit sa salopette en jean bien usée, qu'elle aime pour courir dans les bois, un t-shirt et ses baskets. Elle arrangea ses deux tresses et descendit les escaliers en vérifiant qu'elle avait son canif en poche. Elle se précipita à l'extérieur. Le grand cerf l'attendait très noble, très beau, mais très maigre.

-Que se passe-t-il ? demanda notre amie en le caressant. Chachou m'a raconté que des fourmis envahissent ton territoire…

-Elles sont arrivées voilà un mois environ. Une interminable colonne de plusieurs mètres de large. Elles avançaient en rang serré, les unes à côté des autres, à perte de vue. Elles ont construit une fourmilière immense au centre de nos terrains de chasse. Je n'en ai jamais vu une aussi haute ni aussi vaste.

Notre amie écoutait en silence.

-Et pour la construire, continua le grand cerf, elles ont coupé et emporté toutes les aiguilles de sapins et toutes les feuilles d'arbres des environs. Cette fourmilière manifeste une intense et inquiétante activité. En plus, elles dévorent les bourgeons, les herbes, tout ce qui se mange dans la région. La forêt semble morte à cet endroit. Et nous, nous ne trouvons plus rien pour nous nourrir.

Christine l'interrompit en lui demandant pourquoi sa harde ne partait pas vers d'autres bois.

-Au début, nous pensions que les fourmis ne feraient que passer. Et puis, il fallut se rendre à l'évidence, elles restent. Nous avons envisagé de nous déplacer dans un autre territoire en effet. Mais d'autres hardes y vivent et ne nous laisseront pas nous installer. Nous devrons livrer des batailles très rudes et la faim nous a trop affaiblis. Alors, nous nous sommes réfugiés sur une île de la grande rivière.

-Je la connais, dit notre amie. C'est une île minuscule...

-Ces deux derniers jours, deux petits faons sont morts de faim. C'est triste, tu sais. Et certains autres n'ont même plus la force de se lever…

Christine glissa ses bras autour du cou du cerf et le serra très fort, pour lui témoigner sa compassion et sa tendresse.

-J'espère que tu viendras nous voir et qu'éventuellement tu réussiras toi, à faire partir ces fourmis.

-Je vais vous aider. Je vais demander à papa et maman comment il faut faire pour les chasser.


Elle retourna à l'intérieur de la maison et questionna longuement ses parents pendant le petit déjeuner. Mais ils expliquèrent à leur fille qu'on ne chasse pas des fourmis. Elles vont et viennent là où elles veulent et quand elles s'installent, il faut attendre et espérer qu'elles partent un jour.

-Rien n'arrête une colonne de fourmis, ajouta le papa. On peut verser des produits chimiques, mettre le feu, creuser un fossé, dévier des ruisseaux pour tenter de leur barrer la route ou de les noyer, quelques milliers d'entre elles meurent, mais d'autres viennent ensuite qui passent dessus et continuent la progression.

Impossible, semblait-il, d'éliminer ces insectes du territoire du grand cerf.

Christine demanda la permission de partir pour la journée. L'espace occupé par la harde se situait très loin. Ses parents donnèrent leur accord. Elle prépara son pique-nique pour midi, l'emballa et le glissa dans une poche de sa salopette à côté de son canif. Puis elle accrocha une gourde à sa ceinture, et prête à partir elle se tourna vers son guide.


Ils marchaient, mais le cerf trouvait que notre amie n'allait pas assez vite. Il lui proposa de se hisser sur son dos et de se tenir bien fort. Elle accepta. Elle s'assit près du cou de l'animal et empoigna ses bois à deux mains pour ne pas tomber.

Il se mit à courir, bondissant au-dessus des ronces, sautant par-dessus les orties. À certains moments, dans les sous-bois, Christine dut se baisser pour éviter d'être fouettée au visage par les sapins ou par les feuilles des branches basses des arbres. 

Enfin, après avoir traversé une vaste sapinière, ils arrivèrent dans la région du grand marécage. Le cerf sauta de mottes de terre en rochers, connaissant visiblement comme notre amie, les endroits où l'on n'enfonce pas trop. Il parvint ainsi au bord de la rivière assez large qui alimente le marais.

-Voilà, souffla le cerf, tu peux descendre. Il faut traverser.

-Je préfère rester sur ton dos, répondit notre amie. À moins que je ne sois trop lourde pour toi.

-Je pourrais facilement te porter en nageant, mais tu vas être toute mouillée.

-Quelle importance? enchaîna Christine. Il fait chaud. Je sécherai vite. Je ne suis pas en sucre.

Elle resta sur le dos de son compagnon. Il entra dans l'eau. Sa tête et ses bois dépassaient la surface du cours d'eau autant que la tête et le haut des tresses de notre amie. Elle prit pied sur l'autre rive, ruisselante et bien rafraîchie.


Les fourmis ! Elle n'en avait jamais vu autant à la fois. Plus ils s'approchaient, plus elles apparaissaient nombreuses. Et quelle activité ! Elles couraient en tous sens. On ne pouvait pas garder les deux pieds sur le sol sans bouger, car immédiatement elles grimpaient aux jambes.

Christine avança un peu inquiète et soudain, elle découvrit la plus gigantesque fourmilière qu'elle ait vue de toute sa vie. C'était noir de fourmis. Elles se marchaient les unes sur les autres, s'encombrant l'une l'autre. C'était fascinant et effrayant à la fois.

Quelques-unes grimpèrent aux jambes de notre amie. Elle les chassa du revers de la main. Horrifiée, elle recula et retourna vers le bord de la rivière.


Le grand cerf regarda la courageuse aventurière, et lui demanda si elle pouvait chasser ces animaux-là.

-Hélas, répondit Christine, mon père pense qu'il n'y a pas moyen de les faire partir. Il reste pourtant une dernière chance, je vais interroger mon renard. Si tu me fais retraverser la rivière, je vais l'appeler. Son terrier se trouve dans le grand bois de sapins que nous venons de quitter.

Ils repassèrent donc la rivière et entrèrent au cœur de la forêt sous la conduite de Christine. Elle héla son renard qui ne tarda pas à se montrer et à venir lui lécher les mains.

- Comment chasse-t-on des fourmis ? demanda notre amie.

-Oh, s'étonna le renard, il ne faut pas les chasser, elles ne font rien de mal.

-Oui, mais de l'autre côté de la rivière, il y en a tellement que les cerfs n'ont plus rien à manger.

-Ah oui, celles-là. Elles sont vraiment trop nombreuses, soupira le renard. Il n'y a qu'une manière de disperser les fourmis. Il faut trouver leur reine. Si tu réussis à la tuer, les autres s'en iront chacune de son côté.

-Comment pourrais-je faire ? demanda Christine.

-Pour tuer la reine, tu dois entrer dans sa fourmilière. Tu dois fouiller avec les mains au milieu des aiguilles de sapin et la chercher au centre de son habitation. Quand tu la verras, il te suffira de la couper en deux avec la lame de ton canif.

-Mais si je fais cela, s'inquiéta notre amie, elles vont monter sur moi et me mordre. Ça va faire mal et c'est effrayant. Je n'oserai jamais…

-Oui, tu risques de très nombreuses morsures et même d'en mourir, à moins de t'enduire d'eau bleue.

-De l'eau bleue ? s'étonna notre amie.

-Oui, si tu te recouvres entièrement d'eau bleue, précisa le renard, elles ne t'attaqueront pas. Elles monteront sur toi, mais elles ne te mordront pas.

-Je dois verser de l'encre bleue dans un peu d'eau et m'y tremper ?

-Non, pas ainsi, expliqua le renard. Tu dois prendre un seau et y mettre de l'eau tout à fait pure. Celle d'une source, par exemple. Puis, tu te rendras dans la région des vallées rocheuses. Tu découvriras une grotte bleue. Tu y entreras et tu y trouveras de la poussière bleue. Ramasses-en une bonne poignée et dissous-la dans l'eau de ton seau. Elle deviendra bleue, mais ne sera plus transparente.

-Et puis ? demanda Christine.

-Pour la rendre translucide à nouveau, il faudra y ajouter sept écailles de serpent bleu. Il te restera à mélanger le tout, mais tu devras utiliser pour cela la plume d'un oiseau bleu. Tu obtiendras alors une eau parfaitement pure et limpide. Tu pourras la verser sur toi. Mets-en partout, partout, insista le renard. Alors, tu pourras entrer dans la fourmilière et tu ne seras pas mordue.

-Je comprends, murmura notre amie, je te remercie.


Elle se tourna vers le grand cerf. Il se taisait. Puis Christine observa la fourmilière de loin, en silence. Même avec l'eau bleue... Entrer là-dedans, écarter les fourmis avec les mains... Même sans se faire mordre, elle en aurait partout sur elle. C'était trop effrayant. Elle baissa la tête.

-J'ai honte, murmura notre amie. Je crois que je ne pourrai pas t'aider.

-Je comprends, soupira son compagnon, c'est trop dangereux et terrifiant.

-Ces fourmis me font peur, expliqua Christine.

-Je vais te ramener chez toi, monte sur mon dos.


À ce moment-là, une biche s'approcha du cerf, et lui parla à l'oreille. Puis il se tourna vers notre amie.

-Attends-moi… Ou bien acceptes-tu de m'accompagner un instant ? Je te reconduirai chez toi juste après.

-D'accord.

-Je t'emmène sur cette île où toute ma harde se réfugie.

Ils arrivèrent rapidement à cette étroite bande de terre et de boue. Christine vit un troisième petit faon, mort de faim, comme les deux premiers. Il était couché sur une pierre plate.

Elle se tourna vers le grand cerf. C'était son petit. Notre aventurière vit des larmes couler des yeux de son compagnon. Elle le serra très fort autour du cou. Elle se sentait terriblement émue.

Elle scruta au loin la fourmilière géante, indifférente au drame des cerfs. Puis elle murmura à son oreille:

-Je vais tuer la reine. Conduis-moi jusqu'à la grotte bleue.


Christine remonta sur le dos de son compagnon. Ils traversèrent la forêt de sapins et la zone des marécages puis les hautes vallées faites de canyons et de rochers impressionnants. Ils finirent par découvrir la grotte bleue évoquée par le renard. Le cerf déposa notre amie à une centaine de mètres de l'entrée.

Elle s'avança prudemment sous le soleil. Déjà le terrain moitié bleu, moitié brun, l'étonnait. Quel drôle d'endroit! Elle s'arrêta un instant au seuil d'une caverne assez sombre et peu engageante. Elle vit surgir un grand lézard rouge.

-Où vas-tu ? demanda l'animal.

-Je viens chercher de la poudre bleue, expliqua Christine.

-Ah, tu veux fabriquer de l'eau bleue.

-Oui.

-Tu sais quel habitant vit dans cette grotte ?

-Non, s'inquiéta notre amie. Lequel ?

Le lézard regarda la jeune fille par les fentes étroites de ses yeux.

-C'est un énorme scorpion.

-Mon Dieu! s'exclama Christine. Il peut me piquer avec son aiguillon. Il est venimeux ?

-Très.

-Comment vais-je faire ? J'ai absolument besoin de cette poudre pour sauver des biches et des cerfs.

-Je veux bien te conseiller, proposa le lézard. Je vais d'abord te poser trois questions, pour tester tes connaissances. Si tu réponds correctement à chacune d'entre elles, je t'aiderai, sinon, pas.

-Je t'écoute, soupira notre amie.

-Première question. Sur la branche d'un arbre, se trouvent côte à côte une araignée, un serpent et un scorpion. Cela fait combien de pattes sur cette branche ?

Toi qui lis ce récit, tu peux essayer de deviner la réponse…

Christine réfléchit. Puis, elle affirma :

-Seize pattes.

-Très bien. Pourquoi seize ?

-Parce que l'araignée en a huit. Le scorpion huit aussi. Cela fait seize. Et le serpent n'en a pas.

-Deuxième question. Peux-tu me nommer un animal qui comme l'araignée tisse sa toile, mais n'en est pas une.

Notre amie prit son temps pour réfléchir. Elle ne connaissait pas la réponse. Elle finit par murmurer :

-Je crois que cela n'existe pas.

-Tu as raison, félicita le lézard. Seules les araignées filent leur toile. Aucun autre animal ne le fait. Maintenant, troisième et dernière question. Parlons de la lune.

-Oui, je t'écoute.

-Elle change de forme. Elle apparaît parfois ronde, parfois en demi-lune et parfois un simple croissant. Explique-moi ce phénomène.

Christine se tut de nouveau pour réfléchir.

-Cela dépend de la position de la Terre, du soleil et de la lune. Lorsque celle-ci se situe entre le soleil et la terre, elle tourne vers nous sa face obscure, cachée. On ne la voit pas, car seul l'autre côté est éclairé. Mais lorsque la Terre se place entre le soleil et la lune, elle nous présente son hémisphère éclairé et donc bien visible.

-Très bien, bravo! Tu es une jeune fille très cultivée. Écoute-moi bien. Lorsque tu entreras dans la grotte pour prendre la poudre bleue, si tu aperçois le scorpion, sache qu'il est aveugle. Mais il peut t'entendre. Il percevra même ta respiration. S'il vient vers toi, ne bouge pas. Évite sa trajectoire. Et surtout aucun bruit. Mets-toi éventuellement pieds nus.

Le lézard s'en alla.


Christine entra dans la grotte. Elle estima qu'avec ses sandales de toile elle serait assez silencieuse. Elle les garda aux pieds. La caverne était sombre, mais pas toute noire, parce qu'un rayon de soleil la traversait.

Après vingt ou trente pas entre des stalactites et des stalagmites, elle sentit du sable bleu sous ses pieds. Elle se pencha et en ramassa une grosse poignée qu'elle glissa dans la poche de sa salopette. Puis, elle fit demi-tour, pour sortir.

À ce moment-là, elle vit une ombre se glisser sur les parois de la grotte. Le gigantesque scorpion avançait doucement vers elle.

Notre amie se retourna, mais sa retraite était coupée.

Regardant autour d'elle, elle aperçut une stalagmite assez grosse et décida d'y monter. Elle se tenait à présent en équilibre sur le pilier rocheux, comme une statue sur son socle.

Le scorpion s'approcha doucement. Fort vieux, il balançait de gauche à droite, en avançant. Son énorme aiguillon tantôt menaçait notre amie, tantôt inclinait à droite. Christine atterrée, tremblait et transpirait de peur.

Elle songea à sauter de la stalagmite pour changer de place, mais le scorpion l'entendrait. Elle se demanda si elle n'allait pas simplement se baisser. Mais serait-ce suffisant ?

Elle se retint un instant de respirer. Son cœur battait la chamade. L'aiguillon passa à quelques centimètres de son visage.

Elle se glissa ensuite dans la poussière et courut le plus vite qu'elle pouvait jusqu'à la sortie de la grotte. Mission réussie! Elle avait la poudre bleue.

Elle la montra fièrement au grand cerf, puis remonta sur son dos. Ils partirent en direction de la grotte aux serpents.


Christine est déjà allée à cette caverne. Découvre ou relis la première partie de ce formidable récit : Christine 15 : Le hibou.

Elle y avait autrefois rencontré le roi des serpents, un jour qu'elle avait eu besoin de lui, pour l'aider à guérir Chachou son hibou malade. Au moment de partir, le roi serpent l'avait avertie. "Si tu reviens un jour ici, petite fille, tu courras un grand danger. Tu as du cran, mais ne sois pas trop téméraire. Tu risquerais fort de mourir car un de mes serpents pourrait te mordre…"

Or, Christine devait à nouveau entrer dans son épouvantable domaine.


Le grand cerf s'arrêta à quelques dizaines de mètres de la caverne. Notre audacieuse aventurière observa les lieux un instant. Elle était à peine remise des émotions causées par le scorpion et voilà que tout recommençait.

Elle entra dans la grotte, doucement, la peur au ventre. Un serpent noir, assez long, s'approcha et s'enroula autour de ses chevilles.

-Pourquoi viens-tu chez nous ? Tu veux mourir ?

-Non, dit en tremblant notre amie. Je dois rencontrer ton roi.

-Bon, siffla le serpent, tu peux passer. Il vit au fond de la caverne, près du lac chaud.

Elle se faufila entre les parois rocheuses du défilé et entra dans un immense espace sombre au centre duquel se trouvait une longue pierre blanche.

Cette caverne était remplie de serpents. Elle en vit partout, sur le sol comme sur les rochers qui jonchaient la grotte. Certains observaient notre amie la tête en bas, enroulés autour de stalactites. Tous passaient leur langue bifide et tentaient de la toucher. 

Sur la pierre blanche, un serpent jaune se reposait. Il semblait endormi, la tête délicatement posée sur le bout de sa queue.

Christine le reconnut. Il ouvrit ses yeux jaunes et regarda la jeune fille. Il redressa la tête.

-Nous nous sommes déjà rencontrés, si j'ai bonne mémoire.

-Oui, murmura Christine en tremblant. 

-Et te voilà de retour...

-Oui, j'ai de nouveau besoin de toi.

-Je t'avais avertie que si tu revenais…

-Je sais, reconnut Christine et j'ai peur d'être mordue. Mais des cerfs, des biches, des faons sont en train de mourir de faim, parce que des fourmis envahissent leur territoire. Je veux les aider en tuant leur reine et pour cela, j'ai besoin de sept écailles de serpent bleu.

-Sept écailles de serpent bleu, répéta le roi. Cela peut se faire. Mais d'abord, tu vas subir une épreuve pour me montrer ton courage.

-J'en ai assez, s'écria notre amie. Je dois toujours être courageuse, moi. J'en ai marre! Je voudrais être comme les autres enfants, qui vont à l'école, et qui ne doivent pas sans cesse risquer leur vie.

-Comme tu veux, murmura le serpent en posant sa tête sur ses anneaux.

-Bon, il faut bien que j'accepte, enchaîna Christine. Que dois-je faire ?

-Je vais appeler une dizaine de mes serpents. L'un d'entre eux, celui que tu choisiras,  te mordra à la cheville.

-Tu n'es pas gentil, osa dire notre amie.

-Gentil ? Ça veut dire quoi ? Voilà un mot qui n'existe pas dans la langue des serpents.

-Cela signifie aimable, bon.

-Ah? Bon... Je ne connaissais pas ce mot-là non plus.

-Et si un serpent venimeux me mord à la cheville, s'inquiéta Christine, je vais mourir ?

-Oui, si c'est un serpent venimeux, tu mourras. Mais je te laisse choisir. Je suis gentil... 

-Il y en aura combien de venimeux parmi les dix ?

-Quatre.

-Bon, soupira notre amie, puisqu'il le faut…


Le roi appela dix serpents. Ils s'approchèrent de Christine. Elle sentit la peur l'envahir. Certains d'entre eux rampaient déjà autour de ses chevilles, avec une grande envie de la mordre. Notre amie, dont le cœur battait à toute vitesse, transpirait d'angoisse.

Elle les observa avec attention.

-Je ne veux pas le jaune. Les serpents jaunes sont toujours venimeux.

-Bien, accepta le roi.

Il chassa le jaune.

-Tu as raison, il était venimeux. Il en reste neuf, dont trois mortels.

-Celui-là, le grand gris, désigna Christine. Il va me faire trop mal avec ses longues dents.

-D'accord. Va-t'en, fit le roi. Il était venimeux. Il en reste huit, dont deux mortels.

Notre amie observa un petit nerveux qui remuait sans cesse entre ses pieds.

-Je ne veux pas celui-là non plus.

-Pars, ordonna le roi. Il n'était pas venimeux.

Notre amie en repéra un noir parsemé d'écailles jaunes.

-Et pas celui-là avec ses écailles jaunes.

-Va-t'en, autorisa le roi. Il était venimeux.

Il y en avait encore un dangereux parmi les six restants.

Christine élimina encore un rouge luisant, inoffensif, hélas...

Le roi des serpents prit la parole.

-Parmi les cinq qui restent, un seul est mortel. Maintenant choisis lequel va te mordre. Je chasserai les quatre autres.

Elle les observa chacun à son tour avec attention. Il y en avait un gris-argenté, un noir un peu moins long, deux verts, un grand et un petit, et un dernier tout blanc. Elle hésitait... Puis, soudain, elle sut lequel choisir…

Et toi, lequel aurais-tu pris?

Il restait là deux verts qui se ressemblaient. Ils devaient être frères ou père et fils. Si l'un avait du venin, l'autre aussi, étant de la même famille. Or le roi avait dit qu'il ne restait qu'un seul venimeux.

-Je prends le petit vert, dit-elle en le montrant.

-Bien, partez les autres.

-Il est venimeux ? demanda notre amie, pas trop rassurée.

-Tu le sauras quand il te mordra. Si une minute après, tu vis toujours, c'est qu'il n'était pas venimeux.


Christine vit ce serpent vert filer comme une flèche entre ses pieds. Elle sentit une morsure cuisante, juste au-dessus du bord de sa sandale de toile. Des larmes coulèrent sur ses joues. Mais elle ne voulut pas les montrer au roi. Elle les essuya du revers de sa main.

Une minute plus tard, elle vivait toujours.

-Il n'était pas venimeux, n'est-ce pas?

-Non, assura le roi des serpents. Il n'était pas venimeux. Tu es astucieuse et courageuse.

Notre amie reçut les sept écailles bleues.

-À la prochaine, dit le roi.

-Je ne reviendrai jamais.

-Tu ne me dis pas au revoir ?

-Non, tu es trop méchant.

-La prochaine fois que tu viendras, un serpent venimeux te mordra.

Elle emporta sans se retourner les sept écailles enfoncées dans une poche de sa salopette. Elle remonta sur le dos du grand cerf et retourna chez elle. Le soir tombait.


Elle demanda à Chachou son hibou de trouver un oiseau bleu et de lui apporter une de ses plumes.

Au matin, elle vit plusieurs plumes bleues posées sur son appui de fenêtre.

Christine prit un seau, la poudre bleue, les sept écailles bleues, une des plumes, et marcha vers la source près de chez elle. Elle versa de l'eau dans le seau, y mit la poudre bleue, puis elle ajouta les sept écailles. Elle remua le tout en trempant la plume apportée par son hibou.

Le grand cerf se tenait près d'elle et l'observait. L'eau était d'un bleu parfait et tout à fait transparente à présent.

Notre amie prit l'eau bleue et la versa sur elle. Sa peau devint bleue, partout, de la tête aux pieds. Elle monta sur le dos du cerf, qui la conduisit près de l'énorme fourmilière.

Là, elle sortit son canif, ouvrit la lame et rassemblant son courage, elle entra dans le monde des fourmis.


Ses pieds disparaissaient, s'enfonçant dans les aiguilles de sapin. Les fourmis montaient sur elle. Elle en sentait jusque dans ses basket et sur ses jambes. Elle avança le plus vite qu'elle pouvait.

Maintenant, ça lui venait plus haut que les genoux. Des fourmis grimpaient sur elle sans cesse. Elle en eut bientôt jusque dans les cheveux. Elle s'agenouilla et creusa avec les mains, à la recherche de leur reine.

Tout à coup, elle sentit une forte douleur à son coude droit. Elle regarda. Un tout petit point n'avait pas été teinté d'eau bleue. Et une fourmi l'avait mordue là.

Christine continua à chercher, malgré la douleur, au milieu de la fourmilière, le cœur battant la chamade.

Elle fouillait dans les aiguilles de pins quand soudain, dans une galerie sombre, elle en aperçut une énorme. La reine!

D'un geste rapide, précis et décidé, elle trancha en deux cet insecte indifférent aux malheurs des autres animaux.

Puis elle recula, fit demi-tour et se sauva aussi vite qu'elle put. Elle courut se jeter dans la rivière.

Là, toutes les fourmis montées sur elle se noyèrent, en même temps que disparaissait l'eau bleue qui colorait sa peau.

Elle nagea jusqu'à l'île où la harde se réfugiait. Les biches, les cerfs, les petits faons vinrent l'embrasser et la remercier. Puis, elle repartit chez elle, reconduite par leur chef.


Pendant trois jours, elle n'entendit plus parler d'eux. Mais le quatrième matin, elle s'éveilla au son d'un concert de bramements. Toute la harde se tenait sous sa fenêtre. Le grand cerf, les biches et les faons. 

-L'herbe repousse et les fourmis sont parties. Christine nous venons te remercier. Jamais nous n'avons vu quelqu'un déployer un tel courage. Il t'en a fallu pour trouver la poudre bleue, puis les écailles de serpent et pour aller dans la fourmilière. Tu es une vraie héroïne. Merci de tout notre cœur.

Notre amie sourit et les embrassa tous.

Le grand cerf ajouta :

-Tu peux nous demander ce que tu voudras et quand tu voudras. Tu resteras notre amie pour toujours.

Elle les regarda s'éloigner vers leur territoire délivré du malheur, puis elle se prépara pour d'autres aventures.

 

Et pourtant, Christine va retourner à la grotte aux serpents... Découvre la suite de ce passionnant récit au numéro 17 : Les quatre renards.