Divers ados

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N°1

La Vengeance de Zaoar

     Si les histoires d'horreur te font peur, si la nuit, tu fais vite des cauchemars, si tu es seul dans ta chambre à lire ces lignes et que l'orage dehors menace, alors ne va pas plus loin et sélectionne une autre histoire.

Si le craquement d'une armoire dans le silence pesant te fait sursauter puis rire, si les morts-vivants t'amusent, si tu aimes avoir un peu peur, continue...

     Quand le bus s'arrêta sur la place du village, là-bas, en Angleterre, l'homme à la canne blanche se leva. Le conducteur l'aida à descendre.

-Cela ira monsieur?

-Pouvez-vous me conduire jusqu'au pub, s'il vous plaît? Je crois que nous nous trouvons juste en face, d'après ce que l'on me dit.

-Oui, monsieur. Je vous aide.

Il faisait déjà noir malgré qu'il n'était encore que cinq heures et demie du soir. Une pluie froide et fine d'hiver infiltrait tout par son humidité.

Le chauffeur du car amena aimablement le voyageur jusqu'à la porte de l'établissement puis remonta dans son véhicule et démarra.


Lorsque l'homme entra dans le petit café, quatre joueurs de cartes occupaient une table. Deux autres lançaient des fléchettes dans un coin. Le patron du bar essuyait un verre. Un homme âgé assis sous le lampadaire jaune lisait son journal.

-On vous sert, monsieur. Oh, pardon, je n'ai pas vu que vous êtes non-voyant.

Le barman posa sa serviette sur le comptoir et vint aider notre visiteur à s'asseoir.

-Donnez-moi quelque chose de solide. Je vais en avoir besoin, dit l'homme à la canne blanche. À propos, le château de La Pie se trouve-t-il loin d'ici?

-À environ dix minutes, peut-être un quart d'heure en voiture. Mais à pied, cela peut être long, monsieur.

L'un des joueurs de cartes se tourna.

-Si vous m'accordez un quart d'heure pour terminer ma partie, je vous y conduis. Je passe devant le manoir de La Pie en retournant chez moi. Je vous déposerai devant le portail.

Trente minutes plus tard, notre homme se trouva devant l'entrée de la somptueuse demeure. Une véritable forteresse en briques jaunâtres, construite au siècle passé. Les tours à créneaux, les hauts murs, le pont enjambant les douves, tout cela paraissait assez lourd, démesuré, un peu orgueilleux.

 

Le voyageur dépassa les grilles d'entrée, qui n'étaient pas fermées, et, s'aidant de sa canne, tâtonna sur l'allée de sable et de graviers jusqu'à la porte principale. Il secoua plusieurs fois le heurtoir avant que l'on se décide à lui ouvrir.

Un homme, en livrée, lui demanda ce qu'il souhaitait.

-J'aimerais rencontrer votre maître.

-Monsieur ne reçoit pas à cette heure-ci. Il faut prendre rendez-vous.

-Alors, dites-lui que Le Corbeau vient rendre visite à La Pie.

-Vous me pardonnerez, monsieur, mais je dois vous laisser à l'extérieur. Ce sont les ordres.

Le maître d'hôtel referma la porte, gravit de somptueux escaliers, fort bien éclairés et assez heureusement décorés. Il entra, après avoir frappé, dans un grand bureau bibliothèque, aux murs garnis de livres et meublé avec goût. Un grand feu brûlait dans la cheminée.

-Monsieur?

-Oui, je vous écoute, Andrew.

-Un homme aveugle se trouve devant l'entrée. Il insiste pour vous rencontrer. Il vous fait dire que Le Corbeau vient rendre visite à La Pie.

Le maître du château se redressa.

-Tu as bien dit, Andrew," Le Corbeau vient rendre visite à La Pie"?

-Oui, monsieur.

-Oh, mon Dieu, cela fait dix ans déjà... Il est aveugle?

-Comme une taupe, si monsieur me permet.

-Laisse-le monter. Mais tâche que cela prenne quatre à cinq minutes, le temps que je me prépare à le recevoir...

Le maître d'hôtel s'inclina et referma la porte.


L'homme, appelons-le La Pie, se leva et se dirigea vers une armoire sombre. II ouvrit un tiroir et en sortit un revolver. Il vérifia que le chargeur contenait bien les cartouches prévues. II le posa sur le buvard de son bureau, avec un sourire.

-Aveugle comme une taupe...Il ne le verra quand même pas.

Puis, il se dirigea vers un petit bar. II essuya deux verres et prépara une bouteille de vieux whisky. Il s'assit dans son grand fauteuil de cuir et des souvenirs, des souvenirs lointains, revinrent à son esprit.


C'était il y a dix ans. Un des pénitenciers les plus effroyables du monde. Le bagne de Guatemara. Un des derniers bagnes situés en plein cœur de la jungle. Bien sûr, ceux qui vivaient dans cette prison, des condamnés, n'étaient pas des enfants de chœur. Ils avaient dû commettre un délit extrêmement grave pour se retrouver à cet endroit.

Deux hommes partageaient une même cellule sordide. L'un se faisait appeler La Pie, et l'autre Le Corbeau.

Un jour ils se blessèrent tous deux au travail qu'on leur imposait. La Pie et Le Corbeau décidèrent aussitôt de mêler leurs sangs qui coulaient à leurs poignets. Ils devinrent ainsi frères de sang. Ils se promirent assistance pour leur vie entière. Ils se jurèrent de toujours partager le meilleur comme le pire. Le pire, ils le connaissaient pour l'instant. Mais un jour le meilleur pourrait venir. Qui sait... Ils en firent le serment l'un à l'autre.

Deux ou trois mois plus tard, travaillant à l'abattage d'arbres dans la jungle, le long d'une rivière aux eaux limoneuses, verdâtres, La Pie et Le Corbeau virent un tronc d'arbre que l'on coupait se briser soudain puis rouler en direction de la rivière, en dévalant la pente raide.

Le tronc s'effondra dans l'eau, provoquant une vague énorme et des remous importants.

Une pirogue passait justement, et, à cause de ces remous, une fillette tomba à l'eau. Le Corbeau plongea dans la rivière et sauva la vie de la petite. Il la rendit à son père. Les gardiens du bagne interprétèrent pourtant ce geste comme une tentative d'évasion. Le Corbeau se retrouva enfermé dix jours dans un cachot.


Le soir du second jour, il entendit murmurer son nom à travers le mur, par une fente entre les briques de sa geôle.

Il se leva et tendit l'oreille.

-Vous êtes l'homme qu'on appelle Le Corbeau?

-Oui, répondit-il.

-Écoutez-moi bien, monsieur. Je suis le père de la fillette à qui vous avez sauvé la vie. Je voudrais faire quelque chose pour vous remercier pour cet acte généreux. Je n'ai pas le pouvoir de vous faire sortir de ce bagne, mais je sais que ceux qui s'enfuient de cet endroit sont toujours repris parce qu'ils errent dans la jungle sans savoir où se rendre et sans l'argent nécessaire pour acheter les billets pour les bateaux ou les avions et repartir chez eux.

Le Corbeau écoutait en silence dans sa cellule.

-Alors voici, monsieur. Si vous réussissez à vous échapper du bagne, marchez une dizaine de kilomètres vers l'est dans la forêt. Vous parviendrez à une pyramide. Une des pyramides aztèques installées dans cette contrée. À un des angles, vous observerez la statue d'un crocodile en pierre brune. Regardez bien la direction qu'indique sa tête. Comptez, à partir de cet endroit, vingt et une niches. Dans la vingt et unième, vous apercevrez une tête de mort, un crâne humain. Faites-le pivoter de cent quatre-vingts degrés. Une porte s'ouvrira et vous passerez à l'entrée du lieu de réunion secret de la secte de Zaoar. Nous sommes les gardiens d'un des trésors les plus convoités autrefois par les conquistadors venus d'Espagne et du Portugal, mais qu'ils ne trouvèrent jamais. 

Le Corbeau, intrigué, se taisait toujours.

-Dites à ceux que vous rencontrerez que Pablo vous envoie et que vous avez sauvé sa fille. Vous recevrez autant d'or, de pierres précieuses, de diamants, de perles que vous pourrez porter dans vos bras. Malheureusement, je vous avertis qu'en sortant, on vous brûlera les yeux, monsieur. C'est la règle de la secte. Voilà tout ce que je puis faire pour vous. Je vous remercie pour mon enfant. Adieu.


Quelques jours plus tard, Le Corbeau retrouva sa cellule partagée avec La Pie. Ils échangèrent le secret.

Ils réussirent à s'évader quelque temps plus tard. Ils coururent dans la jungle et parvinrent à la pyramide à la nuit tombée.

Ils eurent tôt fait de repérer la statue du crocodile.

Suivant la direction indiquée par la tête de l'animal sculpté, ils comptèrent vingt et une niches et observèrent un crâne humain. Ils le firent pivoter de cent quatre-vingts degrés et une porte s'ouvrit.

Au même moment, ils entendirent les sirènes d'alarme retentir autour du bagne.

Un homme en tenue violette les accueillit. Le mur se referma derrière eux.

-Nous sommes deux forçats évadés. On nous recherche. Nous venons de la part de Pablo. On m'appelle Le Corbeau. J'ai sauvé sa fille.

-Ils ne vous trouveront jamais ici, dit en souriant celui qui les recevait. Vous allez me suivre, monsieur. Vous pourrez emporter autant de pierres précieuses et d'or que vous pourrez soulever. Votre ami doit rester ici en haut. Cependant, je vous avertis qu'en sortant nous devrons vous brûler les yeux. Vous serez aveugle.

Les deux amis avaient bien débattu ce sujet. La Pie avait juré assistance à vie à son compagnon. Frères de sang, après avoir connu le pire, ils connaîtraient bientôt le meilleur. La Pie avait ajouté qu'il serait les yeux de son ami.


Le Corbeau suivit un grand nombre de couloirs souterrains en compagnie de l'homme. Ils descendirent des escaliers, ouvrirent des portes et en fermèrent d'autres derrière eux. Impossible de vous les décrire.

Enfin, ils parvinrent dans la salle du trésor. Une pièce grande comme celle d'un cinéma. Là se trouvaient une centaine de grandes urnes, toutes remplies, débordantes, de pierres précieuses, de diamants, de rubis, de saphirs, d'émeraudes, de perles rares qui brillaient de mille feux. Des colliers en or, des couronnes serties de cristaux, des bracelets incrustés...Une richesse incalculable.

-Voici, monsieur, l'un des trésors recherchés autrefois, mais jamais découvert. Nous, les membres de la secte de Zaoar, en gardons le secret. Servez-vous, monsieur. Vous pouvez emporter tout ce que vous voulez.

Le Corbeau ôta sa chemise, noua les manches et la boutonna. Il la remplit de pierres précieuses et de toutes sortes de bijoux en or. Enfin, soulevant avec peine son trésor, il se dirigea vers la sortie.


Il aperçut alors une curieuse bague en argent sur un des autels de pierres noires qui ornaient les murs de la salle du trésor. Elle représentait une sinistre tête de mort.

-Et ça, je peux prendre? demanda-t-il, indiquant la bague glissée au doigt d'une affreuse statue au regard menaçant.

-Vous pouvez emporter cette bague, monsieur, répondit celui qui le conduisait. C'est un anneau de Zaoar. Voyez. Une tête de squelette y est sculptée. Faites attention en le passant à votre doigt... Si vous glissez la bague la tête de mort tournée vers les autres, il ne se passera rien. Mais, si le visage du squelette est orienté vers vous, vous serez immédiatement atteint du mal de Zaoar. La moitié de votre corps se desséchera. Votre jambe rétrécira. Votre bras se pliera et ne sera plus qu'une griffe, collée à votre épaule. Vos cheveux deviendront blancs, et tomberont. Votre œil sortira de son orbite du côté atteint et pendra sur la joue. Votre lèvre se tordra en un rictus horrible. La peau de votre visage se ridera et se couvrira de lignes noires du côté atrophié.

 

Revenus près de la sortie, deux hommes vêtus de rouge empoignèrent Le Corbeau et un troisième, habillé en jaune, sortit une barre de fer plongée dans des braises. Le métal rougeoyait. Il l'approcha des yeux du Corbeau. L'homme poussa un hurlement de douleur. La dernière chose qu'il vit, fut la lueur rouge. Puis il sombra dans la nuit la plus noire.

On le reconduisit près de son comparse, qui, le prenant par les épaules, l'aida à sortir de la pyramide.

-Viens, dit La Pie. J'ai trouvé un bon endroit où tu pourras te cacher. Attends-moi ici. Pose le trésor au sol et surveille-le de ton mieux. Je vais juste prendre quelques pièces d'or et les échanger contre des tickets pour l'Angleterre. Bientôt, nous serons libres, heureux et riches dans notre pays. À tantôt, Corbeau.

Et La Pie s'en alla.

Quelques heures plus lard, Le Corbeau fut retrouvé et ramené en prison par les gardiens du bagne. Longtemps, tout le monde se moqua de lui, à cause du sac qu'il tenait à ce moment entre ses bras. Le sac fait de vêtements ne contenait que des cailloux, de vulgaires pierres du chemin...

La Pie, le frère de sang, l'ami, s'était enfui en Angleterre, emportant le trésor et laissant son compagnon à la merci de la chiourme de l'effroyable pénitencier.

 

Dix ans passèrent... Et ce soir, Le Corbeau vient rendre visite à La Pie...


La porte s'ouvrit. Le visiteur entra, s'appuyant sur sa canne blanche.

-Corbeau! murmura La Pie avec compassion. Viens, assieds-toi.

L'homme ne répondit rien. II demeurait immobile au milieu de la pièce.

-Si tu savais comme j'ai cherché après toi partout dans le monde! Je me demandais ce que tu étais devenu... Je conserve ta part du trésor... Tu me vois désolé pour ce qui t'arrive.

-Je crains, répondit Le Corbeau, que tu ne m'aies pas cherché beaucoup. Tu n'as même pas envisagé de me trouver dans le bagne où nous avions passé un temps ensemble. Je suppose que tu n'as pas dû être trop malheureux pendant ces dix années, en profitant du trésor, tandis que moi, je croupissais dans une cellule de Guatemara....


La Pie allait répondre, mais, soudain, celui qui se prétendait aveugle marcha vers le bureau, laissant sa canne blanche à terre. Sans tâtonner, il empoigna le revolver et le pointa précisément vers La Pie.

-Tu... vois? s'inquiéta l'autre.

-Oui, répondit Le Corbeau. On m'a relâché du bagne après un calvaire de neuf ans, voici bientôt un an. Les médecins font des progrès dans les cliniques, figure-toi. On m'a greffé une cornée sur chaque œil et j'ai retrouvé une vue parfaite. Et maintenant La Pie, je viens chercher ma part du trésor. Avant cela, cependant, je voudrais te remettre quelque chose, une toute petite partie du trésor que tu as oublié de me voler. Cette bague en argent. S'il te plaît, mon ami, passe-la à ton doigt.

-Mais… mais il ne faut pas t'en séparer, bégaya La Pie.

-Je l'exige, insista Le Corbeau en pointant le revolver.

Il présenta la bague de telle manière qu'en la glissant à son doigt, La Pie verrait la tête de mort tournée vers lui. Obligé, sous la menace de l'arme, il passa la bague à son annulaire.

Immédiatement, la moitié de son corps se transforma. Sa jambe se tordit. L'homme tomba sur le sol. Son bras se recroquevilla, sa main devenue griffe, se colla près de l'épaule. L'œil sortit de son orbite et pendit le long de sa joue. Ses cheveux blanchirent. Des rides noires apparurent sur son visage. Le côté droit du corps de La Pie se dessécha en quelques instants.

-À présent, poursuivit Le Corbeau, donne-moi la combinaison du coffre, pour que je prenne ma part de bonheur.

L'homme remplit un sac entier de pierres précieuses, d'or et de bijoux de grand prix, tout ce qui restait dans le coffre. Puis, s'apprêtant à partir, ajouta :

-La Pie, je te le rappelle, nous sommes frères de sang. Pour le meilleur et pour le pire. Nous l'avions juré. Jusqu'ici tu as connu le meilleur et moi, dans le bagne, le pire. Aujourd'hui, nous changeons les rôles. À ton tour de connaître le pire en souffrant dans ton corps devenu difforme, et moi, le meilleur, avec le reste du trésor. 

La Pie, au sol, dressa son seul bras et tendit son seul index utile vers son adversaire.

-Va-t'en Corbeau. Achète-toi un château. Entoure-le de murailles, de caméras et de bons gardiens. Offre-toi des hommes de sécurité compétents et efficaces, car à partir de cet instant, je n'aurai plus qu'une idée, poursuivit La Pie : t'abattre. J'y consacrerai le reste de ma vie. Je te le jure.

 

Dix années passèrent.

Le Corbeau vivait reclus, dans un château certes, mais il n'osait pas le quitter. C'était un gros manoir entouré de hauts murs, surmonté de barbelés électrifiés et de miradors. Des chiens de garde féroces couraient dans les jardins. Des hommes super-entraînés veillaient sur lui, jour et nuit. Jamais il ne se promenait, jamais il n'osait ouvrir une seule de ses fenêtres blindées, pour respirer l'air frais ou sentir le vent dans ses cheveux. Oui, il vivait reclus, avec la peur pour seule compagne, la peur d'être abattu.

Ainsi, dix années passèrent.


Une voiture s'arrêta devant le château. L'homme qui en sortit parut très diminué. Il s'aidait d'une canne. Il sonna.

Un des gardiens du château s'approcha.

-Monsieur désire?

-Dis à ton maître que La Pie vient rendre visite au Corbeau. Tu peux me fouiller. Je ne possède aucune arme et ne porte aucun poison.

-Restez à portée de voix, ordonna Le Corbeau à ses gardes. Mais refermez la porte et laissez-nous seuls. De toute façon, avec son handicap, il ne peut rien contre moi.

-Salut, Corbeau, lança son ancien compagnon en entrant. Dix ans de prison supplémentaire, dans cette cage dorée, ça doit commencer à te peser fameusement. Un peu d'air frais te ferait du bien...Tu n'oses même plus sortir de chez toi.

C'était exact. Il n'osait même pas quitter son palais pour aller acheter un journal ou des croissants au magasin du coin. Il avait trop peur d'être abattu par La Pie ou par un des tireurs d'élite envoyés et payés pour cela.

-Que viens-tu faire chez moi? demanda Le Corbeau.

-Je n'apporte ni arme, ni couteau, ni poison. Je viens seulement te rendre ta bague...et te proposer de la passer à ton doigt.

-Et comment comptes-tu m'obliger à la glisser à mon doigt? 

-Je ne vais pas t'obliger. Écoute mon récit. Ensuite tu voudras passer cette bague à ton index. Tu me la demanderas dans quelques minutes.

 Le Corbeau s'assit en face de La Pie et suivit en silence l'incroyable récit.


-Pendant neuf années, j'ai tout fait pour t'abattre, commença La Pie. Mais sans y parvenir. Tueur à gages, espions, tous échouèrent. Ne sortant jamais de ton château, terré derrière tes vitres blindées, tu vis enfermé comme dans une geôle. Impossible de t'atteindre.

"Il y a six mois environ, j'ai reçu la visite de quelqu'un que tu ne connais pas. Mon ancien associé, celui avec lequel j'avais monté un coup qui échoua et au cours duquel je fus pris, mis en prison, jugé et condamné au bagne.

"Cet homme, donc, vint me voir un soir. Il me demanda de l'argent. Je le reçus dans mon château. Je lui ai fait passer la bague au doigt, la bague de Zaoar.

"Immédiatement, la moitié de son corps se transforma. Sa jambe se tordit. L'homme tomba sur le sol. Son bras se recroquevilla, sa main devenue griffe, se colla près de l'épaule. L'œil sortit de son orbite et pendit le long de sa joue. Ses cheveux blanchirent. Des rides noires apparurent sur son visage. Le côté droit de son corps se dessécha en quelques instants.

"Il souffrait, se traînant sur le sol. Je n'aime pas voir le malheur des autres. Tu me connais. J'ai un petit cœur sensible. Après quelques minutes, je l'ai achevé de deux balles dans la tête, pour qu'il ne souffre plus.

"Ayant congédié mon personnel, je l'ai ligoté et je l'ai traîné dans mes couloirs. Oh, ce ne fut pas facile avec une seule main. Puis, dehors, je l'ai laissé tomber dans l'eau de mes douves, attaché à une grosse pierre. Il coula et disparut au fond de la vase et de la boue. Personne ne sait notre association et les policiers ne découvriront pas son corps.

Le Corbeau écoutait en silence le sinistre récit.

-Je croyais en être débarrassé, poursuivit La Pie, mais ce ne fut pas le cas. À partir de ce jour-là, plus précisément à partir de ce soir-là, il vint chaque nuit, me hanter. Je ne crois pas aux fantômes ni aux revenants. Des histoires tout cela, du moins c'est ce que je pensais jusqu'ici.

"Mais, dès le premier soir, dès que je fus dans mon lit, dès que j'ai fermé les yeux, il m'apparut, toujours précédé d'une odeur de moisi, de pourriture, de vase, une odeur effroyable. Il circulait autour de mon lit en gémissant ou en prononçant des mots souvent incompréhensibles. L'horreur! L'horreur pure, Corbeau. L'horreur pure.

"Au début, je crus que j'étais halluciné par un cauchemar. Mais si c'était un cauchemar, précisa La Pie, comment se fait-il que le matin, chaque fois, je découvrais tantôt un ongle, parfois un doigt, souvent des lambeaux de chair pourrissante sur le tapis et autour de mon lit... Un mort-vivant, une goule venait me hanter toutes les nuits!

"Je ne pouvais plus dormir. Dès que je fermais les yeux, je le voyais. Mes nuits devenaient un enfer. En quelques mois, je ne fus plus que l'ombre de moi-même. C'était effroyable, corbeau. Toutes les nuits, toutes les nuits et sans arrêt, dès que je tentais de dormir, même enfermé dans mes caves, même à l'hôtel, il était là, gémissant.

"Un jour, n'en pouvant plus, je pris l'avion pour l'Amérique centrale. Je revins à Guatemara. Le bagne est fermé, plus que des ruines. Plus personne là-dedans. II ne reste que des murs lézardés, envahis par la nature. Mais ce n'est pas cela que je voulais visiter.

"Je me rendis à la pyramide et j'y revis le crocodile, en comptant la vingt et unième niche. Je fis tourner le crâne de cent quatre-vingts degrés. Des hommes m'observèrent dans la pièce, là où commencent les couloirs secrets de la secte de Zaoar.

"Ils comprirent en me regardant. Je leur ai demandé s'il existait un moyen de me débarrasser de la goule, du mort-vivant, qui me hantait toutes les nuits. Ils m'expliquèrent, Corbeau, la vengeance de Zaoar, la vraie.

"Lorsque tu glisses la bague au doigt d'un homme et que tu le tues ensuite, son cadavre vient te hanter toutes les nuits sous la forme d'un mort-vivant et ce jusqu'à ton dernier jour. Incroyable, Corbeau, mais surtout terrifiant. Et cette vengeance de Zaoar dure tant que l'auteur du crime n'a pas convaincu quelqu'un d'autre de passer à son tour la bague à son doigt.

La Pie se tut un moment. Le Corbeau ne disait rien. 

-Je viens te libérer de la prison dorée dans laquelle tu vis depuis dix ans. Passe cet anneau à ton doigt. Tu seras à moitié desséché, mais tu sauras que jamais au grand jamais, ton ennemi juré, moi La Pie, je ne songerai à venir te tuer. Car si je venais t'abattre ensuite, Corbeau, tu hanterais mes nuits comme un mort-vivant jusqu'à mon dernier jour et ça je ne pourrais plus le supporter. Trop affreux. Mais, par contre, je serai délivré de l'horreur qui me hante actuellement. On y gagne tous les deux. On détruira la bague ensuite.

La Pie la tendit  à son ancien compagnon.

Le Corbeau la prit, hésita un instant et puis la glissa à son doigt.

Immédiatement, la moitié de son corps se transforma. Sa jambe se tordit. L'homme tomba sur le sol. Son bras se recroquevilla, sa main devenue griffe, se colla près de l'épaule. L'œil sortit de son orbite et pendit le long de sa joue. Ses cheveux blanchirent. Des rides noires apparurent sur son visage. Le côté droit du corps du Corbeau se dessécha en quelques instants.

-Voilà, dit La Pie. Maintenant, brisons cette bague afin qu'aucun de nous deux ne puisse, derrière le dos de l'autre, la glisser au doigt de quelque autre être humain vivant et, ensuite, débarrassé de la vengeance nocturne de Zaoar, venir tuer son vieil ami.

Ils écrasèrent la bague à coup de marteau. Ils la mirent en pièces, frappant à tour de rôle, chacun avec sa seule main restée intacte.

Au moment de partir, La Pie ajouta :

-Adieu, Corbeau. Tu sais, après tout, ce qui se passe n'est que normal. Nous partageons le meilleur, le trésor. Nous partageons le pire, le dessèchement de la moitié de nos corps. Nous sommes frères de sang...

-Adieu Corbeau...

-Adieu La Pie…

L'homme sortit. Il disparut sans retour dans les brumes de la nuit...