Divers enfants

Divers enfants

N°2

Marie-Ortie

     Un petit village à la lisière de la forêt. Une jolie maison blanche aux volets peints en bleu. Un couple marié de fraîche date venait de s'y installer. La jeune femme était enceinte.

En ce beau jour de mai, le bébé naquit. Le papa et la maman l'appelèrent Marie.

Un an passa.


Fin du mois de mai, au printemps suivant, le bébé Marie, âgé de presque un an, était installé au jardin sur une couverture près de sa maman. Le vent soufflait assez fort, en bourrasques. Une feuille d'ortie bien verte, détachée de sa tige, se posa sur la couverture.

Marie se déplaça à quatre pattes et prit la feuille dans sa main. Elle la regarda, la serra bien fort. Puis elle la porta à la bouche.

La maman, se tournant vers sa fille, prit l'ortie pour éviter un malheur. Elle poussa un petit cri.

Tu le sais, toi qui me lis, les piqûres d'orties font mal.

Pourtant, Marie, qui avait joué avec la feuille, qui l'avait tenue et chiffonnée dans sa main, ne pleurait pas et ne semblait pas avoir mal! Étrange, songea la maman.

Au soir, elle n'y pensa plus et les parents oublièrent l'incident.


Un an plus tard, âgée de presque deux ans, la petite Marie jouait à la balle dans l'herbe, au beau soleil de mai. Le ballon rouge roula soudain vers la haie au fond du jardin. Il se coinça au beau milieu d'un assez gros massif d'orties.

La fillette, vêtue seulement d'un petit short, et pieds nus, entra dans le massif d'orties. Elle écarta les plantes piquantes d'un geste vif de la main, se baissa, et reprit sa balle.

Sa mère, qui observait la scène, se précipita dans le jardin. Marie venait de ressortir du massif d'orties. Elle ne sentait rien et n'avait pas mal! Étonnée, la maman prit des gants et coupa une branche d'ortie. Elle frappa doucement le ventre, le dos, les bras, les jambes de sa fille, comme pour jouer. Sa petite Marie rit aux éclats.

La maman comprit alors que sa fillette n'était pas comme les autres enfants. Marie était insensible aux orties.


Plusieurs années passèrent, Marie avait maintenant presque sept ans. Tout le monde au village l'appelait Marie-Ortie. Elle rendait beaucoup de services à tous, partout. On lui demandait d'ôter les orties dans les jardins ou dans les prés. Elle les empoignait en les tenant à pleines mains et les arrachait de terre. Notre amie, en s'y prenant ainsi réussissait même à enlever les racines.

Elle acceptait volontiers de faire ces petits travaux. Elle se rendait souvent chez l'une ou l'autre personne après l'école.

- Marie-Ortie, quelques orties poussent dans mon jardin. Tu veux bien venir les enlever, demandait une vieille dame. Notre amie les arrachait puis elle recevait quelques bonbons.

- Marie-Ortie, je me pique toujours le long de ma haie, disait une autre vieille dame du village. Tu veux bien me débarrasser de ces orties ?

La fillette y allait joyeusement.

- Voici des galettes, prends-en quelques-unes, et je te remercie.

Puis notre amie se rendait à la ferme.

-Marie-Ortie, dans le coin près du talus, poussent une cinquantaine d'orties. Pourrais-tu les enlever? On se pique quand on passe là pour conduire les vaches au pré.

Elle dégageait le sentier en quelques instants.

-Tiens, voici une petite pièce, pour t'acheter ce tu veux au magasin.

La fillette devenait la mascotte de tout les habitants du village. Elle en était très heureuse.

Une année passa.


Notre amie avait presque huit ans. Elle découvrit un autre avantage au fait de ne pas se piquer aux orties. Elle coiffait ses longs cheveux en deux jolies tresses brunes. Tous les gamins du village, bien sûr, s'amusaient à tenter de les tirer. Toutes les fillettes qui portent des tresses le savent bien.

Marie-Ortie, poursuivie par les garçons, courait alors se réfugier au milieu du grand massif d'orties tout près de l'église, et là, aucun d'entre eux n'osait venir l'ennuyer ! Ça aurait fait trop mal à leurs jambes et à leurs bras.

Justement, un jour de mai, elle s'installa au milieu du massif d'orties. Couchée entre des hautes tiges, elle lisait un livre en paix.

Elle vit arriver trois limaces. Marie-Ortie n'aimait pas les limaces. Elle les trouvait peu attrayantes, avec leur bave gluante.

Notre amie voulut se lever, mais elle ne put plus remuer. Elle se sentait comme paralysée. Elle essaya, mais en vain, de bouger ses doigts, de déplacer ses pieds, impossible. Pas moyen de s'asseoir ou de se sauver. Elle voulut crier pour appeler quelqu'un, mais elle n'arriva même pas à émettre un son. 

Les trois limaces rampèrent sur son t-shirt. Marie-Ortie était horrifiée. Les limaces s'arrêtèrent sous son menton. L'une d'entre elles, celle du milieu, paraissait un peu plus grande que les deux autres et semblait tenir une petite couronne sur la tête. Celle à gauche apparut un rien moins laide que l'autre. Celle de droite avait un curieux faciès méchant. Elle parla la première.

-Écoute bien, fillette! Nous les limaces, nous mangeons les orties. Comme tu les arraches partout, tu nous prives de notre nourriture, et nous risquons de mourir de faim. Alors, à partir de maintenant, je t'interdis, tu entends bien, je t'interdis d'enlever les orties, sinon il t'arrivera un grand malheur.

La limace qui semblait aimable ajouta :

-Sois gentille ! Il s'agit de notre nourriture. Tu vas faire un effort ?

Notre amie allait dire oui, quand la grande limace du milieu prit la parole.

- Je suis la reine. Tu nous as bien comprises. Tu n'enlèves plus aucune ortie, à partir d'aujourd'hui, sinon gare à toi.

- Promis, chuchota la fillette.

- Méfie-toi, ajouta la reine des limaces. Si tu ne tiens pas ta promesse, il t'arrivera quelque chose de terrible.

Les trois vilaines bêtes s'en allèrent. Notre amie put enfin se redresser. Elle prit son livre et courut à la maison. Elle y arriva toute pâle et tremblant encore de peur.

À partir de ce jour-là, Marie-Ortie n'arracha plus d'orties pour personne.

Un an passa de nouveau.


Marie-Ortie avait à présent presque neuf ans. Elle jouait au jardin sous le soleil du mois de mai.

Chez les voisins, un bébé de bientôt un an marchait à quatre pattes dans l'herbe. Notre amie allait souvent jouer avec lui. Elle l'aimait beaucoup. Il est très drôle.

Soudain, le petit garçon se piqua très fort aux orties qui poussaient le long de la haie au fond de son jardin. La maman du bébé demanda à notre amie de bien vouloir, pour une fois, les enlever.

- Ces vilaines plantes repoussent toujours quand je les coupe. Mais toi, en les arrachant, tu enlèves même les racines.

La fillette, qui aimait ce gentil bambin, accepta de le faire, pour qu'il ne pleure plus. Elle débroussailla toutes les orties de ce jardin et les jeta à la poubelle.


Au soir, dans sa chambre, dans son lit, la fenêtre ouverte, notre amie crut apercevoir quelque chose qui bougeait sur l'appui de fenêtre. Elle reconnut les trois limaces dans le rayon de lune.

Elle voulut se lever de son lit, mais trop tard. Elle était de nouveau paralysée. Elle ne pouvait plus bouger. Elle voulut crier pour appeler papa ou maman, mais aucun son ne sortit de sa gorge.

Les trois limaces montèrent sur sa chemise de pyjama et s'arrêtèrent près de son menton. La méchante limace parla.

-Nous allons te punir. Un grand malheur va t'arriver.

La gentille se tourna vers la reine et prit la parole.

- Peut-être pourrions-nous lui pardonner. Après tout, elle n'a enlevé que quelques orties, pour le bien d'un bébé. Une fois seulement, elle nous a désobéi. Donnons-lui une ultime chance...

-Taisez-vous, lança la reine des limaces. Écoute, Marie-Ortie, je veux bien ne ne rien dire cette fois-ci, mais je te jure que c'est la dernière. Si tu arraches encore une seule ortie, nous te punirons. Te voilà prévenue. Compris ?

-Oui, promit la fillette. Je vous obéirai. Je ne toucherai plus jamais aux orties.

Et les trois limaces s'en allèrent. Marie-Ortie se rendormit.



Une année passa. Demain, Marie allait avoir dix ans, le deuxième dimanche de mai.

Ce jour-là, à l'église, monsieur le curé expliqua que des garçons du village venaient de découvrir la statue miraculeuse de la Vierge, celle qui trônait autrefois près de l'autel.

- Notre église, ajouta monsieur le curé, s'enorgueillissait de posséder une statue de la Sainte Vierge, en bois sculpté, très ancienne. On attribuait des miracles à cette statue. Elle guérissait des malades, dit-on. À l'époque de la révolution, il y a plus de deux cents ans, quelques paysans l'emmenèrent dans la forêt pour qu'on ne la brûle pas. Ils la cachèrent tellement bien que personne ne la retrouva plus après la guerre.

Les paroissiens écoutaient ébahis.

-Mais hier, trois garçons du village qui exploraient un vallon crevassé ont découvert une anfractuosité qu'ils ont visitée. La statue s'y trouvait. Cet après-midi, nous irons tous ensemble la chercher et nous reviendrons en procession la remettre ici dans l'église où elle gardera sa place.

Il faisait très beau ce jour là et tous les habitants du village se rendirent dans la forêt, des plus jeunes aux plus vieux. On portait les plus petits dans les bras. On poussait les plus âgés en voiturette.

On s'approcha de la statue à moitié enlisée dans la terre et envahie par des orties. Leurs racines pénétraient le bois. Elle risquait d'être abîmée si on les coupait avec des couteaux.

Tout le monde se tourna vers Marie-Ortie. La fillette craignait les limaces et n'arrachait plus d'orties depuis un an. Elle accepta pourtant, parce que tous insistaient, de faire une exception pour la Sainte Vierge.

Elle descendit dans la fente rocheuse et enleva une à une toutes les orties et leur racines, qui avaient pénétré le bois. Un travail délicat, minutieux, mais la statue n'en pâtit absolument pas. Elle ne perdit pas le moindre petit éclat.

Une heure plus tard, elle était parfaitement débarrassée et intacte. Tous retournèrent à l'église en procession et puis on organisa une grande fête au village.



Cette nuit-là, Marie-Ortie, étendue sur son lit, se tournait et se retournait, cherchant le sommeil. Elle était agitée. Demain, elle allait fêter son dixième anniversaire.

Soudain, elle aperçut des limaces. Mais cette fois-ci, elle n'en vit pas trois. Il en arrivait des dizaines, des centaines, des milliers!

Elle essaya de se redresser dans son lit, mais se sentit comme chaque fois tout à fait incapable de bouger ou de crier. Elle vit s'approcher la reine, menaçante. La gentille se taisait. La méchante prit la parole :

- On vient te punir.

Des milliers de limaces se glissèrent jusqu'au lit de notre amie. Elle tournait la tête dans tous les sens, dégoûtée, mais ne pouvait toujours pas se lever ou s'enfuir. Elles rampèrent sous les draps de la fillette et l'emportèrent, comme sur un tapis roulant, hors de sa maison, par le jardin, puis à travers les champs, jusqu'au fond de la forêt.

Elles entrèrent dans un gigantesque massif d'orties. Les tiges étaient hautes et les feuilles énormes, acérées, menaçantes, rouges.

- Voilà, proclama la reine. Je t'enferme, ici, dans notre palais rouge et je t'y laisse y mourir de faim. C'est ta punition.

Les limaces s'en allèrent.


Marie se rassura. Des orties, cela ne l'impressionnait pas du tout. Elle peut les arracher. Elle se précipita vers le mur de plantes et saisit les feuilles et les tiges à pleines mains, pour se frayer un passage et sortir de sa prison. Elle poussa un cri. Ces orties rouges la piquaient, douloureusement.

Elle essaya de dégager les branches à gauche, à droite, de se faufiler, mais le mur d'orties était à ce point serré qu'elle ne pouvait que se piquer.

Elle était enfermée dans sa prison d'orties rouges, pieds nus, dans sa robe de nuit bleue. Elle se demanda ce qu'elle allait devenir. Elle eut envie de pleurer. Les limaces l'abandonnaient là et la laissaient mourir de faim.

Tout à coup, elle se rappela la statue que l'on dit miraculeuse.

- Statue de la Sainte Vierge, je t'ai rendu service tantôt. Sans t'abîmer je t'ai débarrassée de toutes les orties qui t'envahissaient. Peut-être voudrais-tu faire un miracle pour moi ? Peut-être pourrais-tu venir me chercher ou m'aider à me sauver ?

Levant les yeux, elle aperçut une lumière douce, comme un brouillard lumineux. Elle y distingua la statue de la Vierge.

- Viens, Marie, murmura l'apparition, suis-moi.

Notre amie se leva. Elle s'avança vers le mur d'orties.

- Ne crains pas. Tu ne sentiras rien.  Marche à ma suite. J'ai entendu ta prière.

Marie-Ortie passa à travers le mur d'orties sans rien sentir. Précédée du brouillard lumineux dans lequel elle apercevait la statue de la Vierge, elle sortit du bois puis passa à travers les champs et les prairies jusque chez elle. Au moment d'enjamber la fenêtre pour pénétrer dans sa chambre, la statue de la Vierge ajouta :

- À partir de maintenant, Marie, je t'enlève ce don de ne pas te piquer aux orties vertes. Tu seras dès demain, une petite fille comme les autres. Tu ne pourras plus toucher les orties sans ressentir une brûlure cuisante.

- Ça ne fait rien, sourit la fillette. Merci. Merci de m'avoir délivrée…

Elle se remit dans son lit et s'endormit.


Le lendemain matin, sa maman l'éveilla.

- Marie, Marie, lève-toi ! C'est un grand jour aujourd'hui. Celui de ton anniversaire !

- Oh oui, maman, répondit la fillette.

Elle se précipita au salon et courut embrasser ses parents.

-Bravo pour tes dix ans, dit le papa. Te voici une grande fille à présent. Je ne veux plus qu'on t'appele Marie-Ortie, mais Marie, tout court. C'est ton prénom.

Notre amie courut au jardin et tout au fond, elle s'approcha d'une petite ortie verte, qui venait de pousser au milieu des rosiers. Elle tendit le doigt, elle la toucha et s'y piqua.

Marie était devenue une fillette comme toutes les autres. On ne l'appela jamais plus Marie-Ortie.