Isabelle

Isabelle

N°2

La Sorcière

     Isabelle s'assit dans un coin du jardin pour réfléchir. Demain, à l'école, en troisième maternelle, elle pouvait arriver déguisée et elle se demandait vraiment comment elle allait faire. Elle songea d'abord à se costumer en ours, mais maman allait dire qu'un habit d'ours coûte trop cher. Et serait trop difficile à réaliser. Elle y pensait encore lorsque son copain Jay arriva. Il a cinq ans et demi comme elle. Il est américain.

-Salut, dit le garçon. Tu as l'air triste.

-Salut, répondit Isabelle. Je réfléchis parce que je veux me déguiser demain, et je ne sais pas quoi faire.

-Pourquoi tu ne t'habillerais pas en sorcière ?

-En sorcière, songea tout haut notre amie, oh oui! quelle bonne idée! j'aimerais bien. Mais je ne sais pas comment m'y prendre.

-J'ai un chapeau de sorcier, proposa Jay, un très beau. Tu sais, moi je viens des États-Unis. Mes parents habitaient la région de Boston. Et là-bas, il y a un endroit qui s'appelle Salem. Le village des sorcières. L'année passée, pour la fête de Halloween, papa m'a offert un grand chapeau de sorcier. Le marchand a dit que ce chapeau pourrait fonctionner dix fois. Moi, je ne l'ai mis qu'une seule fois. Alors, si tu veux, je te le prête.

-Merci beaucoup, dit Isabelle, ça me fait vraiment plaisir.

Le garçon courut chez lui et rapporta le chapeau à sa copine. Elle le posa sur sa tête. Un très bon début, se dit-elle.


Seulement, songea Isabelle, une sorcière ne s'habille pas avec un t-shirt blanc et une salopette jaune. Il faut que je trouve autre chose.

Elle alla près de sa mère.

-Maman, je vais me déguiser en sorcière, demain. Je voudrais mettre la vieille salopette en jean qui se trouve dans le garage.

-Oh oui, Isabelle, d'accord.

-Je peux la salir ?

-Oui, pas de problème. 

-Et j'aimerais couper dedans.

-Si tu veux. Elle est bonne à jeter.

C'est une vieille salopette que ses trois frères, Bertrand, Benoît et Benjamin portèrent chacun à leur tour quand ils étaient petits garçons. Elle est très usée et plus trouée qu'une vieille loque. Personne ne la met plus, sauf notre amie, pour aller jouer dans la boue de la rivière par exemple.

Isabelle enleva sa salopette jaune et passa la vieille en jean. Elle la salit en se roulant par terre dans le garage. Puis elle prit les ciseaux et coupa ici et là.

-Je commence vraiment à ressembler à une sorcière, se dit-elle tout haut. Il faudrait encore un t-shirt noir.

Malheureusement, elle ne possédait pas de t-shirt noir. Mais son frère, Benoît, celui de treize ans, en avait un.

Elle monta l'escalier et entra dans la chambre des grands. Elle ouvrit le tiroir où sont rangés les habits et trouva un beau polo noir. Elle le glissa en-dessous des bretelles de sa salopette. Bien sûr, il était trop grand, les manches pendaient un peu, mais pour une sorcière ça faisait très bien. Elle y créa des trous avec les ciseaux coupant par-ci par-là, et puis, très satisfaite, elle se regarda longuement dans le mirior de la salle de bains. Elle se trouvait parfaite.


Elle revint dans la chambre des aînés. Son grand frère, Bertrand, n'était pas là. Benoît, par contre, venait de rentrer.

-Salut Benoît. Comment tu me trouves en sorcière ?

Le grand frère, comme à son habitude, jouait installé devant l'écran de son ordinateur. Sans se retourner, il répondit :

-Oui, tu es très bien.

-Tu ne me regardes même pas, maugréa la fillette. Si j'étais une vraie sorcière, je te transformerais en lézard. Ainsi, tu pourrais rester collé à ton écran toute la journée.

-J'aimerais bien, répondit Benoît. Merci !

Elle sortit de la chambre de son frère en claquant la porte.


Elle entra dans la sienne. Benjamin terminait son devoir.

-Comment tu me trouves en sorcière?

Le garçon se retourna. Il tenait trois bonbons à la main. Ceux de sa sœur, chipés dans son tiroir.

-Tu es horrible, comme d'habitude, affirma Benjamin.

-Méchant! Et tu es un voleur! Je devrais te changer en mouche, tiens, comme cela tu pourrais te poser sur les bonbons et sur les confitures toute la journée.

-Quel bonheur! répondit Benjamin, ce serait génial.


Notre amie s'en alla furieuse. Elle descendit les escaliers et entra au salon. Papa lisait, assis dans le canapé.

-Dis, Papa, comment tu me trouves en sorcière ?

Il posa son journal et regarda sa fillette de haut en bas.

-Mon Dieu, s'exclama Papa, je crois que je viens de voir la plus jolie sorcière de toute ma vie !

Isabelle courut vers lui et l'embrassa en le serrant très fort. Elle ajouta:

-Toi, tu es mon gentil papa. J'aimerais bien te transformer en un beau grand chat. Je pourrais te prendre sur mes genoux et tu pourrais ronronner près de moi tout le temps.

-Tu ne me couperais pas les moustaches ? 

-Non, je ne couperais pas tes moustaches. Promis.

-Ainsi, ajouta Papa, je pourrais rester toute la journée au salon. Je ne devrais même plus aller travailler. Oui, change-moi en chat, ma chérie.

Notre amie quitta la pièce et entra dans la cuisine.


-Maman, comment tu me trouves, en sorcière ?

Elle se retourna, regarda sa fille et prit un air sévère.

-Isabelle ?

-Oui, maman.

-D'où vient ce t-shirt ?

-C'est celui de Benoît.

-Tu prends le nouveau polo de ton frère et tu coupes dedans !

-C'est pour faire sorcière, maman, tu m'avais permis.

-Enfin, Isabelle! Tu as quand même cinq ans et demi, tu peux réfléchir. Un tout nouveau t-shirt et le voilà bon à jeter.

-Oh, toi maman tu n'es jamais contente ! Si j'étais une vraie sorcière, je te changerais en... en un rhinocéros!

Elle nomma le premier animal qui lui passa par la tête.

-Très bien, répondit maman, un rhinocéros, comme ça, j'aurai deux cornes sur le nez et je pourrai te poursuivre quand tu fais des bêtises.

Isabelle sortit par la porte du jardin. Elle y retrouva sa poupée et elle joua un moment.


Après une demi-heure, comme elle commençait à avoir un peu faim, elle pensa à son goûter. Elle revint dans la maison. Elle ne vit personne dans la cuisine. Elle alla au salon, il était vide. Étonnée, elle appela.

-Papa, maman, Benoît, Benjamin ...

Bertrand, lui, revient plus tard.

-Papa, maman, cria-t-elle encore.

Aucune réponse. Notre amie était un peu inquiète.

-Tiens, où sont-ils ? D'habitude, ils ne me laissent pas toute seule à la maison.

Elle s'assit dans le canapé et alluma la télévision. À ce moment, elle entendit une voix derrière elle.

-Attention, tu vas m'écraser.

Elle se retourna et vit un lézard passer sur les coussins du fauteuil.

-Tiens! Un lézard qui parle...

-Je ne suis pas un vrai, je suis Benoît, ton frère. Tu m'as changé en lézard.

-Mon Dieu, murmura la fillette.


Puis, elle vit quelque chose tourner autour de sa tête. Elle enleva son chapeau et le posa sur la table du salon. C'était une mouche. Elle la chassa d'un geste de la main.

-Attention, tu vas me faire mal.

Elle ouvrit de grands yeux. 

-Je suis Benjamin, transformé en mouche !


Elle vit venir un chat du côté de la cheminée.

-Papa ? murmura-t-elle en tremblant.

-Oui, tu m'as changé en chat, ma chérie.

-Mon Dieu, songea Isabelle, et maman!

À présent, elle avait très très peur.

À ce moment-là, dans le hall d'entrée, elle entendit un grand "Boum". Elle ouvrit la porte. Au pied de l'escalier se trouvait un énorme rhinocéros, avec ses deux cornes sur le nez !

-Isabelle, transforme-moi immédiatement en maman.

Notre amie, effrayée, prononça bien vite:

-Je veux que tu redeviennes tout de suite ma maman.

Mais le rhinocéros ne se changea pas en dame, pas plus que le chat ne redevint papa, la mouche, Benjamin et le lézard, Benoît. Elle les regarda tous les quatre très inquiète. Elle avait envie de pleurer.


-Si au moins tu nous donnais quelque chose à manger, fit papa.

-Oui, répondit Isabelle, j'y vais tout de suite.

Des larmes plein les yeux, elle entra dans la cuisine. Elle prit un bol, y versa du lait et le posa près de la cheminée pour le chat papa.

Ensuite, elle ouvrit un pot de confiture, et le mit sur la table du salon. La mouche s'arrêta sur la gelée de groseilles.

Pour son frère, le lézard, elle pensa que des biscuits conviendraient. Elle avait déjà donné des morceaux à un lézard un autre jour. Elle émietta deux Petits Beurres qui traînaient dans la cuisine, et les sema par terre au salon. Le lézard vint les manger.

Et le rhinocéros ! Ça mange quoi un rhinocéros ? De l'herbe ! Elle saisit une grande bassine, traversa le jardin, passa en-dessous de la clôture et alla dans le champ de fleurs. Là, elle ramassa le plus d'herbe et de fleurs qu'elle put en les arrachant. Quand le bassin fut rempli, elle le poussa dans le hall d'entrée, et maman rhinocéros se mit à croquer l'herbe et le foin.

Alors, Isabelle sortit, elle contourna la maison, elle s'assit sur les marches d'escalier qui donnent sur la rue et elle se mit à pleurer.


Bertrand, revenant des cours à l'université, la trouva en larmes.

-Eh bien, petite sœur, demanda son frère. Que se passe-t-il ? Tu es punie ?

-Pas encore, murmura Isabelle.

-Qu'as-tu fait comme bêtise ?

-Viens voir... Non n'entre pas par ici. Passe par l'autre côté, par le jardin.

Elle prit son frère par la main et l'emmena au salon.

Quand Bertrand vit le désastre, toute la famille transformée en jardin zoologique, il se tourna vers notre amie.

-Comment as-tu fait ?

-J'étais fâchée. Je leur ai donné des noms d'animaux et ils étaient tous d'accord.

-Eh bien, reprit Bertrand, soyez d'accord de redevenir des humains. 

La fillette se tourna vers le rhinocéros.

-Tu veux bien redevenir de nouveau maman ?

-Oui, d'accord, affirma le gros animal.

-Alors, je le veux, lança Isabelle.

Mais il ne se passa rien. Le rhinocéros ne se retransforma pas en maman...


-Quelque chose ne va pas, dit Bertrand. Je ne sais pas comment tu as fait pour les rendre ainsi, mais réfléchis...

Tout à coup, le chat papa se souvint.

-Je crois que tu portais ton chapeau de sorcière sur la tête, Isabelle.

-Oui, répondit la petite fille.

Elle reprit le chapeau jeté tantôt sur la table du salon et le posa sur sa tête.

-Voilà, papa, je voudrais que tu ne sois plus un chat, mais de nouveau mon papa.

Et tout doucement, le chat se retransforma en papa.

Puis, elle se tourna vers le hall d'entrée.

-Je veux que tu sois de nouveau ma maman et plus un animal.

Le rhinocéros redevint maman.

-La prochaine fois, quand tu me changeras, tâche de choisir une bête un peu plus élégante, s'il te plaît.

-À moi, dit le lézard.

-Benoît. Tu me promets que tu joueras parfois avec moi ?

-Oui, promis! Parole de lézard.

-Alors, je voudrais que tu sois de nouveau mon grand frère Benoît.

Et le lézard se transforma en Benoît.

-Voilà, soupira Isabelle, c'est fait !

-Et Benjamin, dirent papa et maman d'une seule voix.

-Ah, je dois aussi changer Benjamin ? Je préfére qu'il reste une mouche.

-Pas question, affirmèrent les parents. Tu retransformes Benjamin aussi.

-Bien, murmura Isabelle. Benjamin, je veux bien que tu deviennes de nouveau mon petit frère…


Mais elle s'était trompée. Benjamin n'est pas son petit frère, puisqu'il a sept ans et demi et elle, cinq et demi.

La mouche devint un petit Benjamin de vingt centimètres de haut. Il se mit à pleurer debout sur la table du salon.

Notre amie éclata de rire, mais les parents et les grands frères regardaient, très sérieux.

-Enfin, ma chérie, que viens-tu de faire ? demanda papa.

-J'ai peur, gémit Benjamin. Si je vois un chien ou un chat, il va me mordre ou il va me manger en me prenant pour une souris. Et puis, tu imagines mes copains à l'école? Ils riront de moi en me voyant tout petit. Isabelle, tu dois me transformer en un plus grand garçon. Je veux retrouver ma taille normale.

-Je ne crois pas que le chapeau fonctionnera encore, chuchota Isabelle. Je l'ai utilisé quatre fois pour vous changer en animaux, et quatre fois encore, juste maintenant. Plus une fois quand mon ami Jay le portait à Halloween, l'an passé. Cela fait dix. Et mon copain a dit que le chapeau ne pouvait fonctionner que dix fois.

-Mais non, précisa papa. Le chapeau a travaillé une fois pour Jay, quatre fois pour changer la famille en animaux, et quatre autres fois pour nous retransformer en humains. 1 + 4 + 4 ça fait 9. Et ton ami a dit qu'il est bon pour dix fois. Il en reste une.

-Tu ne mangeras plus mes bonbons ? demanda la fillette fermement.

-Promis.

-Bon, concéda notre amie, je veux bien que tu redeviennes mon grand frère.

Benjamin grandit et reprit sa taille normale.


Isabelle sortit de la maison et courut chez Jay. Arrivée chez son copain, elle lui rendit son chapeau.

-Voilà, mais je l'ai beaucoup employé, expliqua Isabelle.

-Ça ne fait rien, répondit le garçon. Tu ne t'en sers plus ?

-Non, merci, répondit la fillette. Je le trouve trop dangereux. Je vais m'en fabriquer un avec mon frère. À propos, quand tu t'en es servi, qu'as-tu demandé ?

-Je ne me souviens plus, réfléchit Jay, c'était il y a longtemps.

Il se tut un moment.

-Oui, je me rappelle, dit-il soudain. J'ai demandé un gros camion dépanneuse.

-Et tu l'as reçu ?

- Oui. Mes parents me l'ont offert.

-Alors, ça ne compte pas, continua Isabelle. Qu'as-tu demandé au chapeau ?

-Je me souviens. Je n’aime pas beaucoup une de mes tantes très âgée, Esther… Quand elle me fait des cadeaux, ce sont toujours des biscuits mous, presque moisis, complètement périmés. Elle me dit sans cesse que j’ai l’air d’un méchant garçon qui se cache pour faire des bêtises. Et puis, elle pince les joues, et elle bave. Elle m'embrasse et après je dois aller me laver. À Halloween, j'ai demandé qu'elle ne vienne pas et qu'on ne la revoie plus jamais.

-Et elle est revenue ?

-Je ne crois pas, songea Jay. Papa, Maman !

-Oui ?

-On a revu tante Esther depuis Halloween ?

-Non, réfléchit le père de Jay, songeur. Tiens, elle ne s'est plus montrée depuis longtemps...

-En effet, ajouta la maman. On dirait qu'elle a disparu.

Jay ne revit plus jamais la tante Esther et personne ne sut ce qu'elle était devenue.

Et comme le chapeau avait fonctionné dix fois, à présent, impossible de lui demander de la faire revenir.


Isabelle retourna chez elle. Elle se fabriqua un chapeau en carton noir avec l'aide de son grand frère, pour aller à la fête des sorcières à son école, le lendemain. Elle remporta un beau succès vêtue ses loques noires et déchirées.