Isabelle

Isabelle

N°8

Le Miroir

     C'était la brocante dans l'avenue où habite Isabelle. Elle voulait y participer.

Cette fillette sautillante, énergique, un peu espiègle, de cinq ans et demi, va en troisième maternelle. Ses parents coiffent ses longs cheveux blonds en deux tresses qui dansent sur ses épaules. Tu la verras très souvent vêtue d'une salopette jaune ou bleue, un t-shirt blanc et des baskets bleues.

Ses trois grands frères étaient occupés. Bertrand, un étudiant de dix-neuf ans, Benoît, treize ans, un fanatique d'ordinateur et de consoles de jeux et enfin, le poison de la famille, vous dira notre amie, Benjamin, sept ans et demi, celui qui partage la chambre avec elle. Lui, il dort au-dessus sur le lit superposé et elle en dessous.

Isabelle donc, désirait participer à la brocante. Mais voilà, personne ne voulait l'accompagner. Papa était en voyage d'affaires pour tout le week-end. Maman déclarait n'avoir pas une minute à cause de son travail, deux traductions urgentes à terminer. Bertrand étudiait ses examens. Benoît était parti avec son ordinateur jouer chez un ami dans un autre village. Et Benjamin faisait une partie de foot avec ses copains sur la place de l'église. 

Et bien, tant pis! se dit-elle. La brocante, je la ferai quand même, toute seule.


Elle choisit trois de ses poupées qu'elle ne souhaitait plus garder. Elle ajouta deux blocs de dessins à colorier à peine entamés, mais qu'elle n'aimait pas. Elle sortit le mouchoir rose brodé de tante Esther parce qu'elle ne le voulait plus. Elle prépara trois, quatre autres babioles. En tout, dix objets. Elle les rassembla sur son lit. Puis elle détacha une feuille blanche et alla frapper à la porte de son grand frère.

-Bertrand, tu veux bien inscrire en grand « chaque chose à cinquante cents » sur ce papier, s'il te plaît?

Bertrand le posa sur sa table et écrivit : « chaque chose à cinquante cents ».

-Voilà, petite sœur.

-Merci beaucoup.

Isabelle lui fit son plus beau sourire, rassembla les dix objets, ouvrit la porte de la maison et sortit. Elle rangea les choses à vendre les unes à côté des autres sur le trottoir, près de la dernière marche de l'escalier qui termine le jardinet en façade. Elle s'assit sur la seconde marche et posa la feuille avec le prix à côté d'elle.


Peut-être était-ce à cause de son ravissant sourire, ou bien car ça ne coûtait pas cher, mais une heure plus tard, tout était vendu. Notre amie se sentit soudain très riche avec les dix pièces de cinquante cents dans la poche de sa salopette.

Que vais-je faire de tout cet argent? se demanda-t-elle. Je sais ! Je vais me promener à la brocante de la rue. Je trouverai peut-être quelque chose que j'aurai envie d'acheter.

Elle s'éloigna en regardant les étalages.


Soudain, elle aperçut une vieille dame qui vendait différents objets en bois, surtout des petits animaux sculptés. Parmi eux se trouvait un miroir, de la taille d'une carte à jouer, cerclé d'un cadre en argent.

-Bonjour madame. Combien coûte ce miroir ?

La dame âgée regarda Isabelle de haut en bas.

-Tu es mignonne, répondit-elle, tu n'as vraiment pas besoin d'un miroir.

-J'aimerais quand même en avoir un, insista la fillette.

-Tu n'en as pas dans ta chambre ? 

-Non, il y en a seulement un dans la salle de bain.

-Combien d'argent possèdes-tu ?

-J'ai dix pièces de cinquante cents.

-Et bien, si tu me les donnes, promit la dame, le miroir est à toi.

Isabelle posa la poignée de monnaie dans les mains de la vieille dame. Elle saisit le miroir et le glissa dans la poche de sa salopette.

-Fais bien attention, petite fille. Ce miroir n'est pas comme les autres. Ne te regarde jamais dans ce miroir lorsque tu te trouves à l'intérieur d'une maison ou d'un bâtiment ou d'une école. On ne peut se regarder dans ce miroir que si et seulement si on est en rue ou dans un jardin ou dans les champs ou dans le bois. Et surtout, ajouta la vieille dame, ne mouille jamais ton miroir. Il t'arriverait un malheur.

Notre amie remercia et s'éloigna. Elle revint à la maison.


Le miroir dépassait un peu de la poche de sa salopette. Maman l'aperçut.

-Que tiens-tu dans ta poche, ma chérie ?

-Un miroir, maman.

-Tiens, où l'as-tu trouvé ?

-Je ne l'ai pas trouvé. Je l'ai acheté à une vieille dame.

-Tu l'as acheté ! Avec quel argent ?

-Avec ce que j'ai gagné en faisant la brocante.

-Qu'as-tu vendu à la brocante, Isabelle?

Elle expliqua. Maman s'écria :

-Pas le mouchoir rose de tante Esther !

-Mais je ne l'aime pas.

-Que n'aimes-tu pas Isabelle ?  Tante Esther ou le mouchoir brodé ?

-Les deux, répondit la fillette en baissant les yeux.

Maman tendit la main vers Isabelle, prit le miroir et s'y regarda, avant que notre amie ait le temps d'intervenir.

Elle disparut aussitôt et Isabelle rattrapa le miroir qui allait tomber sur le sol.

Elle ouvrit la porte de la cuisine et courut au fond du jardin. Elle regarda et vit sa mère toute petite et qui surtout, ne pouvait pas quitter le miroir…


-Sors-moi de là tout de suite, cria maman. Fais quelque chose! J'ai du travail en retard! Délivre-moi le plus vite que tu peux.

Isabelle fondit en larmes. Elle ne savait pas comment s'y prendre pour déjouer le mauvais sort.

-Cela ne sert à rien de pleurer, fit remarquer maman. Et papa qui est en voyage... Va demander à Bertrand.


Isabelle glissa le miroir dans la poche de sa salopette, monta l'escalier et frappa à la porte de son grand frère.

-Qu'y a-t-il encore ? grogna le jeune homme.

-Maman est enfermée dans ce miroir. Elle ne peut pas en sortir et elle veut que je vienne te demander conseil.

-C'est quoi cette histoire de miroir où maman est enfermée? lança Bertrand. J'ai autre chose à faire qu'écouter tes blagues. Je prépare mes examens.

-Mais c'est la vérité, insista notre amie. Maman se trouve dans le miroir. Elle ne peut pas en sortir.

-Montre, commanda Bertrand.

Et tendant son pouce et son index, il le sortit de la poche de sa petite sœur et regarda. Aussitôt, il disparut.

Isabelle ramassa le miroir sur le tapis.

Elle se rendit de nouveau au jardin et là, elle vit sa maman et son petit grand frère. Ils s'agitaient tous les deux, minuscules et incapables de le quitter.

-Sors-moi de là, criait Bertrand. Je dois étudier mes examens. Je ne veux pas rester là-dedans. Délivre-moi.

La fillette se remit à pleurer.

-Cela ne sert à rien de te lamenter, gronda maman. Retourne à la brocante, retrouve la personne qui t'a vendu cette bizarrerie et demande-lui conseil.


Isabelle ouvrit la porte de la maison, longea le trottoir et chercha l'étal de la vieille dame.

Lorsqu'elle arriva à l'emplacement, l'espace était vide. Une marchande qui vendait des tasses et des assiettes interpella notre amie.

-Que cherches-tu, petite fille ?

-Je voudrais parler à la dame qui vendait des objets en bois.

-Elle vient de partir, répondit la marchande. Elle a rangé ses affaires il y a trois minutes. Tu peux encore la rattraper. Elle suit le chemin qui mène vers les champs, le pont de bois et puis, la forêt de sapins.

-Merci, madame, répondit la fillette.


Isabelle calcula qu'elle gagnerait du temps si elle traversait le jardin, passait le champ de fleurs, la petite rivière et puis, grimpait directement dans le bois. Elle arriverait sur la route la première et verrait ainsi la vieille dame s'approcher depuis le pont.

Notre amie courut à la maison, passa par le jardin, se glissa sous la clôture, se faufila dans le champ de fleurs, et s'apprêta à franchir la rivière.

Les cailloux sont lisses et souvent couverts d'une sorte de mousse dans le lit des ruisseaux.

Isabelle se dépêchait. Son frère et sa maman l'encourageaient sans cesse à aller plus vite. Elle ne prit pas le temps de faire très attention pour éviter de glisser. Une pierre était branlante et la fillette tomba à plat ventre dans l'eau.

Elle se releva mouillée de la tête aux pieds. Ses tresses dégoulinaient. Sa salopette et son t-shirt ruisselaient, trempés, et collaient sur sa peau. Mais surtout le miroir avait été plongé dans l'eau.

Elle entendit un premier « blub » puis un second et deux bulles assez grandes, comme des bulles de savon, sortirent de sa poche. Dans une se trouvait sa maman, toute petite, dans l'autre, son grand frère, minuscule lui aussi.

-Fais quelque chose! cria Bertrand. Ne nous laisse pas partir ainsi dans le vent. Frappe les bulles. Quand on touche une bulle de savon, elle éclate. Nous serons délivrés de notre malheur.


Isabelle courut d'une bulle à l'autre, et s'enfonça peu à peu dans la forêt. Elle passa à travers les ronces, les orties. Elle enjamba un tronc d'arbre, pataugea dans la boue, salissant ses chaussures de toile.

Enfin, elle réussit à atteindre la bulle de sa mère. Elle la toucha du doigt et comme prévu, la bulle éclata. Sa maman, mais une petite maman de cinq centimètres de haut tout au plus, tomba dans la main de notre amie.

Un instant plus tard, elle atteignit la bulle de Bertrand et l'ayant crevée, reçut dans l'autre main un petit grand frère de cinq centimètres également.


-Dépêche-toi de rattraper cette dame, s'énerva Bertrand. C'est sûrement une sorcière. Demande-lui ce qu'il faut faire. Cours !

-Une sorcière! s'inquiéta notre amie.

Elle n'y avait pas pensé.

Isabelle se dirigea vers le chemin qui traversait le bois. La pauvre fillette frissonnait dans ses vêtements mouillés et sales. Ses chaussures de toile étaient noires de boue. Mais surtout, elle avait peur.

-Ne nous serre pas si fort entre tes doigts, cria maman. Si tu fermes tes poings, tu nous écrases.

Isabelle s'arrêta. Elle plaça délicatement sa maman et son grand frère dans la poche avant de sa salopette. Ils se tenaient à présent tous deux debout, les pieds au fond de la poche. Leurs têtes et leurs mains dépassaient tout juste sur le bord.

Notre amie sourit un instant, songeant que si ses copains de classe la voyaient, ils la prendraient pour une maman kangourou qui porte ses bébés dans sa poche.


Elle parvint rapidement au chemin de terre qui vient du village et traverse la forêt de sapins. Elle observa un instant la route jusqu'au pont de bois, mais elle ne vit personne. La vieille dame, la sorcière, était sans doute déjà passée. Isabelle avait perdu beaucoup de temps en courant derrière les bulles pour les faire éclater.

-Avance, cria maman.

-Tu ne veux jamais que j'aille loin dans la forêt toute seule.

-Aujourd'hui tu as la permission.

-J'ai peur, murmura Isabelle.

-Tu as peur de quoi ? demanda Bertrand.

-Du loup.

-Il n'y a pas de loup dans ces bois, tu le sais bien.

-Il y a peut-être un renard.

-Le renard aura peur de toi, affirma maman.

-Ou bien, un hibou…

-Les hiboux dorment à cette heure-ci, expliqua le petit grand frère. Ils ne sortent que la nuit. Avance.

Tremblant de peur, s'éloignant pour la première fois vraiment de la maison, Isabelle s'enfonça dans le bois de sapins.

-Je suis toute seule, pleurnicha notre amie.

-Tu n'es pas toute seule, on vient avec toi, fit remarquer Bertrand.

-Oui, mais vous êtes trop petits pour me protéger.


Après avoir marché quelques minutes sur le chemin de terre détrempé par les récentes pluies, elle parvint, après un tournant, devant une étrange maison, aux murs peints en noir. Les tuiles du toit, les rideaux aux fenêtres, les volets, tout était noir. Elle était précédée d'un jardinet, rempli de tulipes noires. Ce ne pouvait être que la maison d'une sorcière.

Isabelle trembla plus fort dans ses vêtements mouillés. La petite fille grelottait de peur autant que de froid à présent. Elle n'osait pas s'approcher et refusait d'entrer. Bertrand eut une idée.

-Sors-moi de ta poche et pose-moi par terre. Je vais ramper sous la porte comme une lettre qu'on glisse et j'irai voir ce qui se passe à l'intérieur.

Au moment où notre amie empoigna la tête du petit grand frère pour l'extraire de sa salopette et le mettre par terre, il s'écria:

-Arrête! Ne me tiens pas comme cela. Tu vas m'arracher la tête. Prends-moi délicatement par les mains et ne tire pas trop fort.

Elle pinça les avant-bras et les poignets de son petit grand frère entre ses pouces et ses index et le posa sur le sol.


Du haut de ses cinq centimètres, il passa facilement sous la barrière, les tulipes noires et rampa sous la porte de la maison.

Tout était noir à l'intérieur. Les murs, les plafonds, les meubles, les tapis. Il aperçut une grande peinture accrochée au mur du salon, toute noire également. Il était marqué « Paysage dans la nuit ».

Bertrand entendit un bruit, un râle régulier. Il écouta. Cela venait d'une des chambres. La sorcière dormait et ronflait. Rassuré, le jeune homme regarda autour de lui et aperçut un vieux livre sur la table du salon. Un grimoire.

Il réussit à s'y hisser et se mit à quatre pattes sur la couverture du grimoire. Il parvint à déchiffrer le titre « Formules magiques des sorcières ».

Malheureusement, le jeune homme si petit ne réussit pas à ouvrir ce grand livre. Il n'avait pas la force nécessaire pour pouvoir tourner les pages. Il sauta donc sur le tapis noir et sortit rapidement de l'horrible maison.

-Isabelle, tu dois venir. J'ai découvert un vieux livre dont il faut tourner les pages, celui des formules magiques. Maman et moi, nous lirons les mots, tu les répèteras et ainsi tu nous délivreras de notre sortilège.


Elle glissa son grand frère dans sa poche et rassembla son courage. Elle osa entrer dans la maison de la sorcière. Son cœur battait la chamade. Ses mains tremblaient. Elle entendit les ronflements.

Elle s'approcha de la table basse du salon et ouvrit le livre.

À la deuxième page se trouvait inscrit « Comment transformer les cailloux du chemin en pièces d'or ».

-Cela ne nous intéresse pas, déclara maman. Tourne la page.

-« Comment gagner cent mille euros en cinq minutes ».

-Laisse tomber, on ne vient pas pour ça, déclara Bertrand. Tourne.

Plus loin se trouvaient d'autres formules magiques, qui pourtant semblaient passionnantes. " Pour faire obéir papa ou maman ". " Comment transformer mon petit frère ou ma petite sœur en chat ou en souris ". " Comment faire disparaître la maîtresse d'école pendant une demi-heure ou lui faire apparaître une moustache ". "Comment transformer une fourmi en bâton de chocolat ".

-On perd son temps, s'énerva maman. Si la sorcière se réveille…

-Tourne plus vite les pages, fit Bertrand, toutes ces formules ne nous concernent pas.

Dommage, songea Isabelle. J'aimais bien la dernière.

Enfin, ils aperçurent celle qu'ils cherchaient : " Comment faire retrouver leur taille normale aux gens devenus minuscules ". En dessous se trouvait inscrit " Do. Do. Si. La. La ".

-Allez ma chérie, pressa sa mère. Dépêche-toi. Prononce la formule magique.

Isabelle prit les mains de sa petite maman de cinq centimètres entre son pouce et son index et la regardant droit dans les yeux, elle prononça.

-« Do, Do, Si, La, La. », maman.

Hélas, elle ne grandit pas. Notre amie se tourna vers son frère également posé sur la table.

-« Do, Do, Si, La, La » Bertrand.

Mais le jeune homme ne retrouva pas sa taille normale, non plus.

-Ne dis pas notre nom. Prononce seulement la formule magique.

Isabelle recommença.

« Do, Do, Si, La, La », sans dire « maman ».

Rien ne se produisit. Pourquoi cela n'allait-il pas ?

As-tu une idée, toi qui me lis ?

Mais oui, bien sûr ! « Do, Do, Si, La, La ». Ce sont des notes de musique ! Il ne fallait pas prononcer la formule, il fallait la jouer.

Les vraies sorcières possèdent toutes un xylophone.

Isabelle se redressa et observa les lieux. Elle aperçut un xylophone rangé dans une vitrine. Elle le prit sans faire de bruit et le posa sur la table du salon. Puis, saisissant une baguette, elle joua les notes « Do, Do, Si, La, La » en regardant sa maman qui retrouva aussitôt sa taille normale. Elle recommença en se tournant vers Bertrand qui grandit en un instant.


Mais la sorcière s'éveilla à cause du tintement de la musique. Elle descendit l'escalier, qui grinçait abominablement.

C'en était trop pour Isabelle. Elle sauta dans les bras de sa mère qui s'encourut avec sa fillette vers le chemin qui conduisait au village.

Bertrand tourna par curiosité la dernière page du livre des sorcières. Il était marqué : " Comment faire disparaître une sorcière pour toujours". Il mémorisa la formule magique " Do, Ré, Mi, Fa, Sol, La, Si, Do ".

Le jeune homme empoigna la baguette et frappa rapidement les notes. La sorcière disparut.

Ils retournèrent tout joyeux à la maison, prêts pour d'autres aventures.


Toi, si tu as peur des sorcières, tu sais ce qu'il faut faire. Tu prends ton xylophone et tu joues « Do, Ré, Mi, Fa, Sol, La, Si, Do ». De jour comme de nuit, tu les feras disparaître et tu pourras dormir en paix. Bonne nuit.