Isabelle

Isabelle

N°20

L'Homme qui sculptait le bonheur

     Isabelle a cinq ans et demi. C'est une adorable fillette énergique et joyeuse aux longs cheveux blonds. Ses parents les lui coiffent en deux tresses qui dansent sur ses épaules. Vous la verrez souvent avec une salopette jaune ou bleue et des baskets bleues ou à peu près blanches.

Isabelle a trois grands frères. Bertrand, un étudiant, dix-neuf ans. Benoît, treize ans, un fou de jeux vidéos, d'ordinateurs. Et enfin, Benjamin, sept ans et demi. Il partage la chambre avec sa sœur. Il a choisi le lit superposé du haut, elle, elle dort en-dessous. Ils se disputent souvent, mais se réconcilient aussi vite.

Pendant que ses enfants vont à l'école et son mari au bureau, la maman fait des traductions pour des éditeurs et pour des gens du village. Quand on a quatre enfants à nourrir, on ne peut pas rester les bras croisés, dit-elle souvent.

Et le mercredi après-midi, Isabelle joue au facteur. Elle apporte les travaux de sa mère à tel ou tel endroit du hameau. Elle aime bien ça. Souvent, quand elle apporte aux clients les travaux de sa mère, elle reçoit un bonbon, un morceau de tarte, ou une galette. Ça lui fait toujours plaisir.


Ce jour-là, elle était allée assez loin, à l'autre bout du village. Elle revenait par une petite route en terre, bordée de hautes haies, quand elle longea une grosse maison de pierres grises assez jolie. Sur le côté gauche, se trouvait un atelier, installé dans une ancienne grange. On y avait accès par une double grande porte largement ouverte. La lumière du soleil éclairait cet espace.

Isabelle s'arrêta près d'une barrière blanche et regarda. Elle aperçut un homme d'environ soixante ans. Il sculptait. Il travaillait une pièce de bois avec un maillet et des ciseaux et y faisait apparaître une fleur, une rose.

Notre amie observa trois meubles dans l'herbe du jardin. Ils étaient décorés de lilas et de lys soigneusement travaillés. C'était très joli.

Elle s'appuya contre la barrière et regarda l'artiste au travail.

Tout à coup, le sculpteur, tournant la tête, remarqua le fillette. Il lui proposa de s'approcher.

Isabelle, qui n'attendait que ça, entra et resta debout près de lui. Elle se taisait. Elle aimait voir cet homme qui, ciselant le bois, faisait apparaître des merveilles.

Parfois, des petits copeaux qui se détachaient de la masse de bois, se posaient sur la salopette bleue de notre amie. Elle les prenait un à un et les plaçait dans la paume de sa main.

De temps en temps, le sculpteur levait les yeux et regardait Isabelle. Quelques minutes passèrent. Pour la fillette, c'était une découverte. Pour l'artiste, c'était semblait-il, un moment de grande émotion.

Isabelle vit soudain une larme ou deux couler sur les joues du vieil homme. Elle en fut bien étonnée.


Un instant après, le sculpteur eut un geste maladroit et la pièce de bois où il venait de faire apparaître la jolie rose, se fendit. Il posa ses outils, sortit la fleur de l'étau dans lequel elle se trouvait calée, et la tendit à la fillette.

-Tu la veux ?

-Oh oui! répondit notre amie avec un sourire radieux. Elle est très jolie, même sans sa tige.

-Alors, c'est pour toi. Comme t'appelles-tu ?

-Isabelle.

-Tu sembles bien souriante et joyeuse.

-Merci, monsieur, répondit Isabelle. Je peux revenir vous voir ?

-Reviens quand tu veux, murmura l'homme. Tu seras toujours la bienvenue.

Elle remercia et s'encourut vers sa maison.


Une fois arrivée chez elle, elle offrit la rose à sa mère.

-Je vois, ma chérie, que tu as rencontré le sculpteur du village. Tu n'as pas su lire ce qui est écrit au-dessus de la porte de sa grange.

-Non, maman.

-C'est d'ailleurs assez effacé. Il est écrit « Au bébé heureux ». Dans le temps, cet homme ne faisait pas que des fleurs ou des fruits, il créait des têtes de bébés et d'enfants. Leurs visages étaient si beaux, comme émerveillés, rayonnants de joie, qu'au village tout le monde disait qu'il sculptait le bonheur. Oui, les expressions des enfants qu'il faisait apparaître dans le bois étaient souriantes, sereines, heureuses. Du jour au lendemain, il a cessé de sculpter des visages. Il n'a plus créé que des fleurs et des fruits. Je me demande bien pourquoi, ajouta maman.

Isabelle est une petite fille curieuse. Elle eut très envie d'apprendre la vérité.


Le samedi suivant, elle se rendit à l'atelier du sculpteur.

Elle s'appuya de nouveau contre la barrière. Elle attendait que l'homme lui fasse signe de venir. Dès qu'il l'aperçut, il l'invita et elle entra. Elle alla de nouveau se placer debout près de lui et le regarda travailler. Il décorait les portes d'un vieux meuble de quelques fleurs, des tulipes. C'était vraiment très beau.

Observant l'atelier autour d'elle, Isabelle aperçut un petit fauteuil en bois dans un coin sombre.

-Je peux prendre ce siège ?

-Tu peux, répondit le sculpteur, sans lever les yeux.

Isabelle alla le chercher, le plaça en oblique, à droite de l'artiste, et s'assit.

Les copeaux de bois volaient sur elle. Elle les ramassait les uns après les autres et les gardait dans la main comme l'autre fois. Puis, suivant son élan de curiosité et avec la franchise des petits enfants, elle posa sa question.

-Maman m'a dit que tu sculptais des bébés dans le temps, et des enfants heureux. Pourquoi maintenant tu ne fais plus que des fleurs et des fruits ?

L'homme posa son maillet et ses ciseaux sur son établi et se tourna vers la petite fille.

-Je veux bien te le dire. Mais je te préviens, c'est une histoire triste.

-Ça ne fait rien, répondit notre amie, j'aime bien les histoires.

Le sculpteur sembla plonger dans ses souvenirs. Après un moment de silence, il raconta...


" C'était il y a bien longtemps. Nous venions de nous marier mon épouse et moi, et d'emménager dans cette maison. Nous espérions avoir quatre enfants. Mais voilà, nous eûmes beau nous aimer, nous n'avons pas réussi à en avoir un seul. En ce temps-là, on ne réalisait pas tout ce que l'on réussit aujourd'hui dans les hôpitaux.

" Donc, nous n'avions pas d'enfant. Nous étions bien tristes. Tout le monde au village savait que nous ne pouvions pas avoir de bébé mais que nous espérions tellement en avoir un quand même, un jour.

" Un soir de printemps, une voiture s'est arrêtée devant mon atelier. Un homme en est sorti. Il tenait un bébé dans les bras. Il a sonné à la porte. J'ai ouvert.

-Bonjour, monsieur, m'a dit l'homme. La boulangère du village m'a conseillé de m'adresser à vous. Nous avons, mon épouse et moi, un tout petit bébé, comme vous voyez et nous partons pour un très long voyage de l'autre côté de la terre. Ce n'est vraiment pas une bonne affaire pour un nourrisson. Pourrais-je vous le confier pour quelque temps ?

" Je suis resté muet, ému, Isabelle. Je n'en revenais pas de joie.

" L'homme ajouta :

-Je vous paierai, bien sûr.

-Oh, il ne faut pas nous payer pour garder un enfant, ai-je répondu. Que viendrait faire de l'argent dans un tel bonheur ?

" L'homme me mit le petit dans les bras, me remercia et remonta dans sa voiture. Elle tourna au coin de la route.


" J'ai refermé la porte. J'ai couru près de mon épouse et je lui ai montré le bébé.

" Ce jour-là, Isabelle, le bonheur est entré dans ma maison. Je n'avais même pas demandé son nom. Je ne savais pas si c'était un garçon ou une fille. Nous avons vu, en lui donnant un bain ce jour-là, que c'était un garçon. Nous ne savions pas comment l'appeler, alors nous disions « notre petit garçon ».

" Nous pensions que le père ou la mère reviendrait vite, mais ils ne se manifestèrent pas. Une semaine, deux semaines, trois semaines passèrent. Rien, aucune nouvelle. Un mois, deux mois, trois mois. Toujours rien. Pas même une carte postale, un coup de téléphone pour avoir des nouvelles de leur petit. Six mois, un an, Isabelle ! S'en désintéressaient-ils ? Deux ans, trois ans !

" Et chaque jour avec lui était comme une semaine de bonheur.

" Pendant ces trois années, nous ne reçûmes, mon épouse et moi, aucun message des parents, pas un mot, pas une lettre, rien. C'était comme s'ils avaient oublié leur enfant. Nous, nous chérissions « notre petit garçon».

" Il nous appelait papa, maman. Comment aurais-tu voulu qu'il fasse autrement. Un enfant, qui a un an, deux ans et qui vit chez un homme et une femme les appelle papa, maman… Il était heureux avec nous. Il gambadait dans la maison, dans le jardin.

" Il venait souvent dans mon atelier. Il adorait me regarder sculpter, Isabelle. Je lui ai fabriqué ce petit fauteuil sur lequel tu es assise.

" Et il avait cette curieuse habitude de faire comme toi. Il ramassait les copeaux qui tombaient sur lui et il les tenait dans la main. Je lui ai offert une boîte en fer. Tu connais ces boîtes métalliques, on en voit chez les vieilles tantes et chez les grands-mères. Une boîte avec sur le couvercle un dessin désuet, un paysage bucolique, des enfants assis devant une cheminée, une vieille dame qui tricote. Ces bonbonnières ont une serrure qui fonctionne avec une petite clé en métal.

" Notre petit garçon rangeait un à un les copeaux dans la boîte, mais au moment de les y déposer, il donnait un bisou à chacun d'eux. Je lui ai demandé pourquoi il embrassait les copeaux. Il m'a répondu :

-C'est pour qu'ils ne soient pas tristes. Ils sont séparés de leur maman, le gros morceau de bois dans lequel tu tailles les visages d'enfants.

" Oui, petite fille, lorsque ce garçon est arrivé dans notre maison, le bonheur est entré chez nous avec lui. Et c'est pour cela qu'au-dessus de mon atelier, j'ai inscrit : « Au bébé heureux ».

" J'étais émerveillé, Isabelle, par ce petit bonhomme sensible qui donnait un bisou à chaque copeau avant de le ranger dans la boîte en fer. Comme c'était beau !


" Six mois ont encore passé. Cela faisait maintenant trois ans et demi.

" Un jour, une voiture s'est arrêtée devant chez nous. Un homme, que j'ai tout de suite reconnu, est venu sonner.

-Je viens rechercher mon bébé, a-t-il dit.

" Je lui ai fait remarquer que plus de trois avaient passé et que son bébé, c'était un petit garçon, à présent. Je pensais, sans le dire, « notre petit garçon ». Mais que voulais-tu que je fasse, Isabelle ? C'était son enfant et pas le nôtre.

« Nous avons préparé un sac avec ses affaires. Nous l'avons embrassé une dernière fois, mon épouse et moi, en retenant nos larmes. Puis l'homme m'a remis un chèque. Il a pris son enfant par la main, l'a installé dans sa voiture et s'en est allé.

" Et nous n'avons jamais revu « notre petit garçon ».

-Tu ne l'as jamais revu? s'étonna Isabelle.

-Jamais … Jamais, soupira le sculpteur. Et le jour où ce petit garçon a quitté ma maison, le bonheur s'en est allé avec lui. Et à partir de ce jour-là, je n'ai plus sculpté que des fleurs et des fruits. Je n'ai plus jamais créé de visage d'enfant heureux.

Des larmes coulaient à nouveau sur les joues de l'artiste.

Isabelle se leva et lui donna un bisou.


Au moment de fermer la barrière, l'homme lui demanda :

-Tu reviendras ?

-Oui, promit Isabelle. Je reviendrai très souvent.

Elle retourna chez elle.


Le samedi suivant, notre amie revint chez le sculpteur. Elle entra joyeusement. Elle n'attendit plus d'être invitée, cette fois. Elle ouvrit la barrière blanche et entra hardiment dans l'atelier. Elle s'assit sur le petit fauteuil qui n'avait pas changé de place.

L'homme la regarda. Un rayon de soleil oblique, car on était près du soir, éclairait le visage de la fillette. Ses jolies tresses blondes glissaient à chacun de ses mouvements sur les bretelles de sa salopette bleue et sur ses épaules. Son sourire rayonnait de lumière comme celui d'un petit ange venu du ciel pour consoler le sculpteur.

Il venait de poser une nouvelle pièce de bois sur son établi. Il la serra dans son étau et commença à la tailler au burin et aux ciseaux. Mais il ne la regardait pas. Il observait Isabelle. Il s'imprégnait de son sourire.

Notre amie ne parlait pas. Elle restait immobile, assise près de lui. Les copeaux volaient dans toutes les directions. Certains tombaient sur elle.


Isabelle aperçut une boîte en fer, un peu rouillée, sur un coin de l'établi. Elle reconnut celle décrite par le sculpteur et dans laquelle, autrefois, le petit garçon posait les bouts de bois.

-Je peux prendre la boîte sur mes genoux?

-Oui, c'est celle dont je t'ai parlé. Je l'ai préparée pour te la montrer.

Notre amie l'ouvrit. Elle compta cinq copeaux.

-Il n'y en a plus beaucoup, murmura la fillette.

-Ce sont ceux qui restent, soupira le sculpteur. Vois-tu Isabelle, quand « notre petit garçon » est parti, cette boîte était remplie. Mais parfois le soir, quand nous étions trop tristes mon épouse et moi, nous ouvrions la boîte, et nous prenions un petit bout de bois qu'il avait embrassé. C'était un peu comme s'il était encore là, comme si son aile d'ange nous caressait le visage un instant. Puis nous jetions le copeau au feu. Les étincelles s'envolaient par la cheminée. Alors nous leur parlions, comme si elles pouvaient comprendre. "Allez dire à « notre petit garçon » que nous l'aimons, que nous ne l'avons pas oublié, que nous espérons qu'il vit heureux …".

Isabelle tenait une poignée de copeaux dans la main.

-Tu veux que j'en remette dans la boîte? demanda-t-elle.

Toujours sans regarder l'œuvre qu'il sculptait, mais avait-il besoin, après tant d'années de l'observer pour réussir ses créations, ici une grappe de raisins... Sans quitter des yeux le visage de la petite fille donc, et après une ombre d'hésitation, il murmura:

-Oui. Bonne idée.

Isabelle versa les petits copeaux dans la boîte. Elle, elle ne les embrassait pas.


Soudain, elle tourna son regard vers l'établi et s'écria :

-Regarde, tu t'es trompé. Tu n'as pas sculpté des raisins, tu as sculpté une petite fille heureuse.

Sans y prêter attention, fasciné par Isabelle, l'homme venait de créer, pour la première fois depuis si longtemps, un visage d'enfant heureux, un visage qui ressemblait fortement à notre amie...


Depuis ce jour-là, elle va souvent chez cet artiste. Le fauteuil n'a pas bougé de place. Il est toujours prêt à la recevoir.

Et, depuis qu'elle lui rend visite, on raconte au village que cet homme crée de nouveau des visages heureux. On dit qu'il sculpte de nouveau le bonheur !


Je dédie cette histoire à feu Franç et Renée Delvaux, qui m'ont tant aimé quand j'avais de six mois à trois ans.