Isabelle
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Le Serpent

     Torse nu et pieds nus, Isabelle jouait au bord de la rivière. Elle portait un short en jean bleu délavé.

Il faisait très beau et très chaud, ce jour-là. Elle s'amusait à jeter des cailloux dans l'eau et à regarder les ronds emportés par le courant. Les pierres l'éclaboussaient. Voilà pourquoi elle était à moitié trempée.

Tout à coup, elle escalada un talus de rocailles. Des cailloux roulèrent. Elle glissa et tomba dans l'eau. Elle se redressa, cette fois-ci dégoulinante de la tête aux pieds.

Elle se rendit compte que les pierres, en dégringolant, venaient de dégager l'entrée d'une tanière assez profonde.

De cette tanière sortit un serpent. D'abord la tête, précédée d'une longue langue fourchue qui se promenait à gauche, à droite. Puis, tout le reste du corps, interminable. Un long serpent jaune avec quelques écailles noires qui formaient des taches sombres tout autour de son corps.

Isabelle, terrorisée, ne bougeait plus, immobile sous le soleil brûlant. L'animal s'approcha d'elle en rampant puis redressa un peu la tête.


-Qui ose me réveiller ? Toi ?

-Tu… Tu parles ? murmura notre amie.

-Oui, je parle. Ça t'ennuie ?

Le serpent se glissa autour des pieds nus de notre amie. Il posa sa tête tout contre ses chevilles. La fillette tremblait de peur.

-Tu as peur de moi, dirait-on ?

-Oui, dit Isabelle. Tu vas me mordre?

-Ah ! Tu crains que je te morde…

-Oui. Et si tu es ve…ve…

Elle ne trouvait pas le mot.

-Venimeux, précisa le serpent. Peut-être que je suis venimeux. Tous les jaunes sont venimeux.

-Mais tu es jaune, s'écria Isabelle.

-Alors, je suis venimeux.

-Tu vas me mordre ? insista notre amie en tremblant encore plus fort.

-Peut-être pas, réfléchit le serpent. Si tu veux que je ne te morde pas, il faudra m'apporter trois choses.

-Je le ferai, promit Isabelle qui reprenait espoir. Que dois-je t'amener ?

-D'abord, apporte-moi une souris. Les souris courent vite, et puis elles habitent les greniers. Je n'ai pas de pattes pour monter si haut. Va me chercher une bonne souris bien tendre. Apporte-la moi demain, avant le soir. Sinon, je te retrouverai, et je te mordrai.


Isabelle courut à la maison.

-Je ne réussirai jamais à attraper une souris, songea tout haut notre amie en traversant le jardin. Le serpent va me retrouver et me mordre.

Elle s'assit au pied de l'escalier et se mit à pleurer. Son grand frère Bertrand descendait justement.

-Pourquoi pleures-tu, petite sœur ?

-Je dois attraper une souris.

-Tu veux attraper une souris ! s'étonna Bertrand en riant. Que vas-tu en faire ? L'apporter à l'école ?

-Non, ce n'est pas pour l'école.

-Si tu en veux une, il faut une souricière. Viens avec moi.

C'est bon, parfois, d'avoir des grands frères, se dit notre amie. Isabelle en a trois. Bertrand, 19 ans, est l'aîné. Il adore sa petite sœur. Il la prit par la main et l'emmena à la cave. Là, il saisit une planchette au dessus d'une vieille armoire. Un ressort y était fixé.

-Fais bien attention à cet objet. Il ne faut pas que cela devienne un piège à petite fille. Regarde bien. Ou plutôt, viens à la cuisine avec moi.

Isabelle s'assit à la table. Elle observait la souricière sans oser y toucher. Bertrand ouvrit le frigo et y prit du fromage.

-Tu vois, on accroche le morceau ici, on tire sur le ressort comme ça, on le cale bien. Maintenant nous allons placer ce piège au grenier. Suis-moi.

Ils montèrent tous les deux l'escalier et ils posèrent la souricière dans un coin sous les tuiles du toit.

-Et voilà. Si une souris vient manger le morceau de fromage, clac, le ressort s'abattra. Elle mourra tout de suite. Elle ne sentira rien. Et demain, tu la trouveras, tu n'auras plus qu'à la ramasser.

Isabelle fit un beau sourire à son grand frère.


Le lendemain après l'école, elle monta au grenier. Le piège avait fonctionné. Elle vit une souris morte. Elle hésita un instant avant de la toucher. Pourtant, il fallait…

Alors, elle la saisit par la queue et redescendit les escaliers. Elle mit ses tennis bleus en passant à sa chambre, pour ne plus sentir ce long serpent sur ses pieds nus, puis elle sortit au jardin.

Elle se dirigea au-delà du champ de fleurs, vers la rivière. Elle posa la souris devant le trou du serpent jaune et noir. Elle l'appela trois fois.

-Serpent jaune, serpent jaune, serpent jaune !

Il sortit, regarda la souris, la flaira un instant, et hop, il l'avala d'un seul coup.

-Très bonne, dit-il. Maintenant, voici la deuxième chose que je désire. Tu vas m'apporter une araignée. Moi, je ne possède pas de mains pour les tenir. Et je voudrais qu'elle soit vivante. Elles sont plus croquantes vivantes que mortes.


Isabelle retourna vers la maison. Elle se demandait comment s'y prendre. Elle déteste ces bêtes-là et ne voulait absolument pas en toucher une. Elle s'assit au pied de l'escalier et se mit à pleurer.

Benjamin, sept ans et demi, le plus jeune de ses trois grands frères et qui partage sa chambre, passa près d'elle.

-Tu pleures ? demanda le garçon. Tu es punie?

-Non. Tu oserais saisir une araignée vivante en main, toi ?

-Oui, bien sûr, affirma le garçon. Je n'ai pas peur de ces bestioles.

-Tu veux bien m'aider à en attraper une ? À la cave peut-être ou au grenier.

-D'accord. Viens, on va aller en chercher, ce sera amusant.

-Une me suffit, ajouta Isabelle, toute contente. Tu voudras bien la mettre dans une boîte d'allumettes ?

-Si tu veux, accepta le garçon.

Notre amie courut à la cuisine. Elle prit une boîte d'allumettes et la vida. Ensuite, avec son frère Benjamin, elle ouvrit la porte de la cave pour y chercher l'araignée. Ils descendirent l'escalier.

C'est bon parfois d'avoir des grands frères, songeait de nouveau la petite sœur.

À mi-chemin, le garçon se retourna.

-Que me donnes-tu si je fais ça pour toi ?

-Un gros bisou, promit Isabelle.

-Je m'en fiche, se moqua Benjamin.

-Cinq bonbons.

-Cinq bonbons ? répéta le grand frère pensivement.

Il observa sa petite sœur. Isabelle semblait avoir très peur. Il fallait en profiter, se dit-il.

-Je veux bien t'attraper une araignée et la mettre dans la boîte, mais je veux tous les bonbons, tous les chocolats et tous les desserts que tu recevras pendant une semaine.

-C'est beaucoup trop, s'indigna notre amie. Je vais mourir de faim.

-Tu n'auras qu'à manger des pommes de terre à la place, répondit Benjamin en remontant l'escalier.

-D'accord, céda Isabelle qui voulait son araignée. Je te donnerai tous mes bonbons, tous mes desserts et tous mes chocolats pendant une semaine.

Le garçon descendit à la cave. Il écarta une grande toile et aperçut une grosse araignée noire dans un coin, derrière un vieux meuble. Il la prit par la patte et la glissa dans la boîte d'allumettes qu'il tendit à sa petite sœur.

-Voilà ! Merci pour les desserts.

Ils remontèrent tous les deux au salon.


Isabelle traversa le jardin puis le champ de fleurs. Elle courut vers le terrain vague et posa la boîte d'allumettes devant le trou du serpent jaune et noir. Elle l'appela trois fois.

-Serpent jaune, serpent jaune, serpent jaune !

L'animal sortit. Il regarda.

-Je vais te mordre.

-Pourquoi ? murmura Isabelle.

-Je n'ai pas demandé une boîte d'allumettes. Je veux une araignée.

-Elle est dedans, affirma la fillette.

-Hélas, je ne possède pas de main pour ouvrir la boîte.

Notre amie l'ouvrit en poussant délicatement le petit tiroir. L'araignée sortit. Le serpent l'attrapa et la mangea goulûment.

-Bien croquante comme je les aime. Très bien. Maintenant, troisième chose. Je veux un bol de jus de sapin.

-Du jus de sapin ? s'étonna Isabelle. C'est quoi ? Ce qui monte dans les arbres et dans les plantes ? On appelle cela de la… de la sève.

-Non, pas de la sève, expliqua le reptile. Certains vieux sapins s'encombrent de champignons sur l'écorce de leur tronc.

-Ah oui, j'en ai déjà vu en me promenant dans le bois avec papa.

-Bien. Parfois au milieu de la nuit, lors de la pleine lune, et c'est le cas ce soir, certains d'entre eux gonflent très fort, créant une énorme bulle. Vers minuit, on entend un léger bruit, comme celui d'un ballon qui se dégonfle. Le champignon se déchire. Il en sort un liquide orange que nous, les serpents, nous appelons le jus de sapin. Malheureusement, nous n'arrivons jamais à temps pour le boire. Tu vas m'en apporter un bol cette nuit ou demain matin au plus tard.


Isabelle retourna à la maison. Une fois encore, le serpent lui demandait quelque chose d'impossible pour elle.

Tu oserais aller tout seul dans les bois à minuit toi? 

Elle s'assit au pied de l'escalier et se mit à pleurer. Benoît, son frère de treize ans, l'entendit.

-Pourquoi pleures-tu, petite sœur?

-Je vais être mordue par un serpent. Il veut du jus de sapin. Et je n'ose pas aller lui en chercher.

Isabelle expliqua ce que le serpent jaune et noir lui demandait.

-Tu risquerais, toi, d'aller dans la forêt à minuit ?

-Évidemment, assura Benoît, je ne crains pas d'aller dans les bois à minuit. Tu sais, je vais chez les scouts. On fait des jeux dans la nuit, on s'amuse dans la forêt. Je n'ai absolument pas peur. Tu veux qu'on y aille ensemble tantôt ?

-Oh, tu voudras bien ? 

-Bien sûr, petite sœur. Tu sais, je joue toujours avec mes jeux électroniques, mais j'aime bien aussi te faire plaisir !

-Tu es gentil, lança notre amie en séchant ses larmes.

Décidément, c'est bon parfois d'avoir des grands frères.


Ce soir-là, Isabelle se coucha toute habillée. Quand maman et papa vinrent l'embrasser dans son lit, elle remonta ses draps autour de son cou pour ne pas leur montrer qu'elle gardait son t-shirt et sa vieille salopette en jean, celle qui a des trous mais qu'elle peut salir autant qu'elle veut.

Vers onze heures du soir, le grand frère entra dans la chambre des petits.

-Isabelle !

Elle s'éveilla.

-Viens.

-Je prends une veste ?

-Il ne fait pas froid, tu peux venir comme ça. Mets tes baskets.

Elle mit ses tennis bleus. Ils sortirent tous les deux par la porte du jardin. Ils se glissèrent sous la clôture qui sépare le jardin du champ de fleurs. Ils le traversèrent. Ils longèrent également le terrain vague, et puis ils entrèrent dans l'eau de la rivière. Isabelle donna la main à son frère pour ne pas tomber. L'eau froide lui vint jusqu'aux genoux.

Ils entrèrent dans le bois de sapins. Ils suivirent un petit sentier qui grimpait vers une vieille tour. 

La pleine lune brillait dans le ciel noir. Parfois, ils entendaient le cri d'un hibou ou d'un renard au loin. Le vent sifflait dans les branches. Isabelle n'avait pas peur car Benoît l'accompagnait, et avec lui, elle ne craint rien. Elle lui donnait la main. Elle tenait le bol dans l'autre.

Benoît et sa petite sœur s'assirent contre un tronc d'arbre où poussaient quelques champignons rouges et oranges.

-Tu crois que c'est là ? demanda le garçon.

-Je ne sais pas, hésita notre amie. Quand on entendra le bruit de baudruche qui se dégonfle, on le saura… Oh, écoute !

Et voilà qu'en effet, à peine plus loin dans la forêt, ils perçurent le petit son espéré.

Les deux enfants se redressèrent. Ils coururent et découvrirent un gros champignon orange, surmonté d'une bulle énorme, au pied d'un vieux sapin. Elle se déchira lentement et du liquide se mit à couler.

Isabelle tendit le bol. Il fut rapidement rempli aux trois quarts.

-Voilà, ça suffit, affirma Benoît. Il en aura assez comme ça, ton serpent. Viens. On va en profiter pour aller le trouver tout de suite. J'ai deux mots à lui dire.


Ils retraversèrent le bois de sapins et puis la rivière, et se retrouvèrent dans le terrain vague.

-C'est là, montra Isabelle, voilà le trou, sa tanière.

-Bon ! Mets le bol devant l'entrée, demanda Benoît, et appelle-le.

La fillette posa le récipient devant le trou du serpent. Celui-ci passa la tête et sortit de son antre.

-C'est bon, dit-il en lapant le liquide.

Il le but complètement.

Le grand frère saisit une grosse pierre et la tint à deux mains devant son torse. L'animal leva la tête, aperçut le garçon et recula un peu.

-Qui est-ce celui-là ? demanda-t-il.

-C'est Benoît. Il n'a peur de rien, pas même des serpents.

-Tu vois cette grosse pierre ? menaça le grand frère en la levant un peu plus haut. Si tu ennuies encore ma petite sœur, je te fracasse le crâne avec cette pierre. Et je ferai du jus de serpent avec toi.

-« Ouououh », trembla le reptile en retournant dans son trou, terrorisé.

-Viens, dit Benoît. On rentre à la maison. Il ne t'embêtera plus celui-là.

Isabelle et son grand frère, traversèrent à nouveau le jardin et entrèrent dans le salon endormi.

Avant d'aller dans sa chambre, la petite sœur lui fit un gros bisou.


Notre amie ne revit jamais le serpent. Je crois qu'il a très peur de Benoît. Il a quitté son trou pour toujours.

Peut-être qu'il vit au fond de ton jardin dans un autre trou. Ou bien, il est monté dans ta chambre et il se cache sous ton lit… Va voir à l'occasion, mais sois bien prudent.