Joël & Plume Bleue
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La Hourra Pass

     Joël, Patricia, la petite Samantha, le bébé Alice et leurs parents avaient quitté la peuplade anasazie depuis trois jours.

Depuis trois jours, ils traversaient, à l'allure de leurs chevaux, des régions impressionnantes de solitude et d'immensité. Des canyons aux pierres rouges, oranges, jaunes, que les couchers de soleil illuminaient de splendeur. Des régions désertiques, brûlées de soleil, où l'on ne croise personne pendant des jours et des jours, où il faut emporter à boire et des provisions avec soi, à moins d'être initié aux endroits que seuls les Amérindiens connaissent et où on trouve de l'eau. Des zones d'immenses rochers déchiquetés, de vallées profondes, des canyons infranchissables, qu'il faut contourner avec patience et toujours sous une chaleur implacable.

Depuis trois jours, ils allaient vers St-Georges, but de leur voyage.


Ce soir-là, ils s'arrêtèrent pour camper à un endroit d'une beauté fabuleuse. Une large vallée s'ouvrait, vallée dont les parois latérales découpées, verticales, mesuraient deux cents mètres de haut. Des rochers, qu'on croirait sculptés tellement ils étaient beaux et comme posés au hasard sur la terre rouge, s'éclairaient encore sous les derniers rayons du soleil. Large vallée de pierres et de sable.

Les parents allumèrent un feu pour cuire leurs provisions du soir. Tous mangèrent en silence, épuisés, les yeux tournés vers le ciel embrasé par le soleil couchant.

Puis Joël et Patricia s'éloignèrent de quelques mètres pour chercher un endroit sablonneux et s'y coucher pour passer la nuit.

Ils n'avaient rien pour se couvrir, ni sac de couchage, ni couverture. Pas même une veste à ôter et à rouler en boule pour y poser la tête. Tout avait été brûlé avec les chariots, tout était perdu. Samantha et le bébé Alice dormaient déjà, près de leurs parents.

Nos deux amis, étendus l'un près de l'autre à quelques mètres du feu, entre des rochers, espéraient ne pas être visités par un serpent, un scorpion ou d'autres animaux pendant la nuit.

Ils ne pouvaient pas se laver ou simplement se rafraîchir. L'eau était comptée. Ils gardaient sur eux leurs vieux souliers, un jean sale, déchiré, le même depuis New York, le garçon comme la fille, et une chemise qui ne ressemblait plus à rien.

Leur maman s'approcha d'eux. Elle leur donna un bisou à chacun, une caresse, un mot doux. Des larmes coulaient de voir ses deux enfants si négligés, mener une vie si dure pour leur âge.

-Dans quelques jours, on atteindra St-Georges, mes chéris. Papa trouvera un travail, on vivra enfin une vie normale. Vous pourrez retourner à l'école et exister comme les autres enfants. Ce sera fini de marcher des jours entiers, sans savoir si vous mangerez quelque chose au soir, sans connaître ce qui arrivera le lendemain, à travers l'infini des déserts. Terminé les peurs et les angoisses, la fatigue, avec le courage pour seul soutien. Vous aurez un toit, des vêtements propres, vous pourrez vous laver, vous mangerez à votre faim. Vous recevrez tout ce que des parents rêvent d'offrir à leurs enfants.

-Maman, répondit Joël, c'est dur, mais je crois que pas mal d'enfants de notre âge voudraient parfois vivre une vie aventureuse comme la nôtre. Plus tard, on se souviendra de ces jours interminables avec émotion et fierté d'avoir enduré tout cela. Et puis on n'est pas des mauviettes…

Les parents retournèrent près du feu les larmes aux yeux. Le frère et la sœur, la tête couchée dans le sable, regardaient les étoiles. Joël pensait à Plume Bleue, aux Anasazis. Son cœur se serrait en songeant à son amie… Il bavarda encore un peu, presque tout bas, avec Patricia, puis, épuisés par les dures journées, les deux enfants finirent par s'endormir.


Tout à coup, dans la nuit noire, une main secoua Joël. C'était Patricia.

-Que veux-tu ? chuchota le garçon.

-Regarde, là-bas, dans la vallée, je vois un feu.

Joël se redressa. Il aperçut la lueur rouge de quelques flammes. Un feu de campeurs.

-Bon, enchaîna le grand frère, et alors ?

-Ça fait peur, murmura Patricia. On ne voit jamais personne par ici.

-Ces gens sont peut-être des pionniers comme nous. Ou bien des cow-boys.

-On va voir ? demanda la fillette malgré ses craintes.

-Oui, si tu veux, répondit Joël.

Ma sœur est curieuse, et malgré sa peur, elle souhaite en savoir plus, pensa le garçon en souriant.

Ils s'approchèrent doucement en marchant, invisibles dans la nuit. Ils aperçurent quatre hommes, assis autour des braises. Nos amis tentèrent d'avancer le plus possible, sans se faire remarquer, en marchant à quatre pattes, puis en rampant jusque derrière un rocher, pour entendre ce qu'ils disaient.

-Tu es le dernier arrivé, Bobby. Ou tu joues avec nous, ou tu t'en vas. Mais maintenant tu décides. Si tu veux un quart de la mine d'or, tu dois prendre ta part de travail et de risque.

-Bon, répondit l'autre, mais j'aimerais en savoir un peu plus.

-Alors écoute, ce sera très facile, expliqua celui qui semblait être le chef de la bande. On va les attendre à la Hourra Pass. L'endroit conviendra très bien. La peuplade des Anasazis doit passer par là. Il n'existe pas d'autre sentier dans ces canyons. Ils quittent leurs territoires d'hiver, leur vallée, et ils se rendent dans leurs terres de chasse et de pâturage d'été avec leurs troupeaux, parce que leur rivière est à sec dès le mois de juin.

Bobby écoutait en silence. Nos amis aussi.

-Ils vont donc grimper vers nous sans nous voir, car nous resterons cachés parmi les rochers. Chacun de nous gardera deux fusils et des balles de réserve à portée de main. On sera comme au stand de tir. On tuera d'abord les guerriers, pour se mettre hors de danger, puis on abattra les femmes, les enfants, les vieux. On tuera tout le monde. Comme ça, pas de témoin survivant pour nous dénoncer. Et la mine d'or du canyon des Anasazis nous appartiendra. On se la partagera. Maintenant tu décides. Tu joues avec nous ?

-Je marche avec vous. Ça va, lança Bobby.


Nos amis horrifiés en avaient assez entendu. Les anasazis s'apprêtaient à quitter les territoires que nos amis connaissaient, ceux où ils venaient de passer leurs épreuves et où vivait Plume Bleue, pour remonter vers les territoires d'été. Et ils allaient tous être tués !

Joël et Patricia reculèrent en rampant. À quatre pattes, puis en courant, ils retournèrent au camp. Ils ne dormirent presque pas cette nuit-là. Surtout Joël. Il y pensa toute la nuit. Que pouvait-il faire ?

En plus, songea tout haut le garçon, il n'existe aucune mine d'or dans le canyon de Chelly.

Au matin, plus aucune trace des quatre assassins. Mais notre ami avait pris sa décision. Il allait retourner chez les Anasazis. Il était devenu un guerrier amérindien. Il devait les avertir. Des bandits les attendaient quelque part sur leur route pour les tuer tous, à cette Hourra Pass dont il ne savait rien et qu'il faudrait découvrir.

-Papa, je retourne chez les amérindiens, les avertir du danger qui les menace. Tu viens avec moi?

Le père de Joël répondit à son fils :

-Ecoute, mon grand. Je voudrais t'accompagner, mais je ne peux pas faire demi-tour. Je dois absolument arriver à St-Georges dans trois jours. Parce que celui qui va me donner du travail m'attend et si je ne me présente pas, un autre recevra ce boulot. Alors, de quoi vivrons-nous ? Je ne peux pas retourner chez les Anasazis. Nous avons déjà quatre jours de retard, à cause du temps passé prisonniers chez les Navajos.

-Papa, ils nous ont accueillis et sauvé la vie quand je marchais avec les trois petites, perdu dans le désert, répondit Joël. Je vais y aller. Tu me donneras un fusil, si tu veux bien, quelques cartouches, un peu de nourriture et j'irai les rejoindre et les avertir.

-Te rends-tu compte que tu vas traverser seul ces immenses déserts, ces vastes étendues. Si tu te trompes de piste, tu risques de mourir ! Trois jours dans cette fournaise…

-Je ne me tromperai pas, affirma le garçon. Je ne me tromperai pas parce que je suivrai la même piste que celle que l'on vient de parcourir. Je m'arrêterai aux mêmes endroits. Je longerai la même rivière qu'en venant.

-Mais tu seras tout seul, dans cette région désolée que tu ne connais pas, au milieu de ce désert implacable. Un enfant… insista la maman.

-Joël ne sera pas tout seul, déclara Patricia. Je vais avec lui. Je sais moi qu'à deux, on a moins peur. Même si je suis encore une enfant, et plus jeune que mon frère.


Devant un tel courage, une telle détermination, qui touchait à l'héroïsme, les parents s'inclinèrent.

Joël reçut de son père un fusil, avec dix cartouches. Il en plaça deux dans le barillet et les huit autres dans la seule poche pas trouée de son vieux jean usé. Ils emportaient de l'eau et des provisions pour trois jours. 

Les parents les virent s'éloigner tous les deux. Joël avait posé le bras sur les épaules de sa petite sœur et la serrait contre lui. La maman émue de les voir partir ainsi, seuls, dans ces vastes étendues retenait difficilement ses larmes…

Et eux, quand ils eurent dépassé les premiers contreforts dressés vers le ciel, et qu'ils se retournèrent une dernière fois pour dire au revoir aux parents, ils ne les virent plus à cause des roches derrière lesquelles ils se trouvaient. Ils ressentirent avec angoisse leur solitude, au milieu des déserts infinis.

Samantha, berçant sa petite sœur Alice dans ses bras, regarda longtemps dans leur direction.

Ils marchèrent trois jours.

Ils s'arrêtèrent le premier soir dans cette caverne qu'ils avaient occupée en venant. Ils passèrent la nuit dans un petit bâtiment en ruine, le deuxième soir. D'anciennes constructions en pierre où les Amérindiens entreposaient autrefois leur maïs en prévision de l'hiver.

Le troisième jour, ils entrèrent dans le canyon de Chelly dans l'après-midi et s'approchèrent du campement. Tout était désert ! La peuplade des Anasazis était partie ! Nos amis arrivaient trop tard !

-Oh non! tout cela pour rien, murmura Patricia.

Regardant autour d'eux, ils ne virent que des tentes vides. Plus de chèvres ni de moutons dans les pâtures. Plus de cris d'enfants, plus personne dans les champs. Tout était silence sauf un coyote qui hurlait.


Tout à coup, une fille sortit d'un tipi. Elle avait des cheveux noirs coiffés en deux longues tresses.

-Plume Bleue! cria Joël.

La jeune fille regarda vers eux. Et les trois enfants se précipitèrent l'un vers l'autre. Ils s'embrassèrent.

-Quel bonheur de vous revoir déjà !

-Vous courez tous un terrible danger, avertit Joël.

Et nos amis expliquèrent ce qu'ils avaient vu et entendu.

-La Hourra Pass...Cela te dit quelque chose ?

-Oui, je la connais. La tribu doit passer par là avant d'atteindre les territoires d'été. Ils sont partis ce matin, au lever du soleil.

-Et quand arriveront-ils à cette Hourra Pass ? Demain ?

-Après-demain soir. Ils l'atteindront après-demain soir, répéta Plume Bleue, songeuse.

-On peut les rattraper ?

-Non, ils sont déjà trop loin. Et puis, je ne veux pas m'éloigner, dit la jeune fille.

-Pourquoi n'es-tu pas partie avec eux ?

-Je reste parce que mon grand-père, un ancien sachem, se meurt. Mes parents ne voulaient pas qu'il soit tout seul, or il est incapable de marcher. Je lui donne à manger et à boire, je m'occupe de lui, jusqu'à sa dernière heure. Ensuite, je rejoindrai la peuplade, expliqua Plume Bleue. Mais venez, on va lui demander conseil.


Ils entrèrent dans le tipi. Le vieil Amérindien était couché sur une natte. Maigre et les yeux cernés. Ses cheveux blancs, assez longs soulignaient son visage marqué par la maladie.

-Dites-moi, murmura Cheval d'Argent.

Il écouta les yeux fermés le récit de Joël et de Patricia. Puis, pendant un moment, ce fut le silence. Nos amis se demandèrent même s'il ne s'était pas endormi. Mais tout à coup, il se tourna vers eux et parla avec force.

-Partez tous les trois vers le camp des Navajos. Demandez à leur sachem, devenu notre ami, grâce à vous d'ailleurs, de vous aider à rattraper notre peuple. Qu'il vous donne des guerriers pour vous guider. Vous passerez par la vallée des dieux comme on la nomme, et vous arriverez à temps par ce raccourci qui traverse leurs terres.

-Mais grand-père, je veux rester avec toi, s'inquiéta Plume Bleue.

Le vieil homme referma les yeux un instant. Puis, il les ouvrit.

-Je crois que le sachem des Anasazis n'est plus ici.

-Oui, répondit la jeune fille. Il ne reste plus que toi, moi, et nos amis.

-Alors, en tant qu'ancien chef des Anasazis, je commande ce village pour le moment. Je vous ordonne Patricia, Joël et toi, Plume Bleue, de vous rendre chez les Navajos et de m'abandonner ici. Sauvez la tribu. J'ai dit.

Quand le sachem prononce « J'ai dit », on obéit toujours. 

Ils partirent donc tous les trois sous la conduite de Plume Bleue. Ils arrivèrent au coucher du soleil au campement des Navajos. Ils y furent bien accueillis. On leur donna à manger et à boire. Ils racontèrent au sachem, aux guerriers et aux Anciens de la peuplade, réunis pour l'occasion, ce qui se passait et la terrible menace qui planait.

Le sachem demanda quatre volontaires pour accompagner demain les enfants, profondément investis dans leur mission pour sauver les Anasazis. Tous les hommes levèrent la main. Il choisit les quatre meilleurs. 

-Vous suivrez le long sentier qui traverse la vallée que nous appelons la vallée des dieux. Les hommes blancs la connaissent sous le nom de Monument Valley. Vous passerez entre ces fameux rochers en forme de cône, témoins d'un océan asséché et dont l'érosion a laissé ces merveilles de pierre rouge, dressées vers le ciel, telles des tours immenses et majestueuses. Les dieux y posèrent leurs pieds quand ils créèrent le monde.

Nos amis écoutaient en silence.

-Si vous partez à l'aube, calcula le sachem des Navajos, vous arriverez au pied du grand escalier au soir. Là, vous camperez. Le lendemain après-midi, si vous marchez bien, vous atteindrez la Hourra Pass en même temps que la peuplade des Anasazis. Ne t'inquiète pas pour ton grand-père, Plume Bleue, j'envoie des hommes le chercher. Il passera, ici, parmi nous, ses derniers jours de vie, bien entouré et en paix.

Nos amis reçurent un tipi pour passer la nuit, puis ils partirent à l'aube avec les quatre guerriers volontaires.


Ils marchaient vite, en file, les trois enfants au milieu, en silence. Après des heures de progression épuisante, Patricia, âgée à peine de neuf ans, souviens-toi, n'arrivait plus à suivre. Alors, à tour de rôle chaque guerrier prit la petite fille sur son dos, et ils continuèrent à marcher.

Ils s'arrêtèrent un moment à l'ombre de ces grandes tours rocheuses. Ils mangèrent et burent de l'eau. Il était plus de midi. Puis, ils continuèrent à marcher, dans la fournaise, sur le sable brûlant, sous le soleil implacable, dans cette plaine immense, dans ce désert fait de pierres et de terre rouge, entre les massifs de roches déchiquetées d'une beauté fabuleuse. Ils parvinrent à un endroit hallucinant.

Une paroi presque verticale, une sorte de falaise titanesque de huit cents mètres de haut et dans laquelle un sentier, tel un escalier, est taillé dans la pierre. Il mène au plateau supérieur.

À mi-parcours, on passe près d'une cascade. Quand ils l'abordèrent, ils se précipitèrent sous la cataracte. Cela leur fit un bien incroyable. Ils se rafraîchirent longtemps et burent. Puis, trempés, ils achevèrent leur ascension. Ils atteignirent le bord supérieur du plateau au coucher du soleil. Les enfants étaient épuisés.

Ils mangèrent, puis ils se couchèrent sur le sol pour dormir sous les étoiles. Le lendemain, ils continuèrent leur route à l'aube.


Les quatre guerriers qui conduisaient nos amis étaient inquiets. Ce plateau n'appartenait pas au territoire des Navajos.

-Nous passons sur les terres d'une autre peuplade, expliqua un des hommes. Celle des Shoshones. Et ces Shoshones sont impitoyables !

Ainsi, hélas, chaque peuplade jugeait ses voisins autrefois.

Nos amis marchèrent toute la matinée sans être dérangés. Ils parvinrent au bord d'un précipice d'environ deux cents mètres de profondeur. Impossible à traverser, sauf par un pont, un pont naturel, en pierre, étroit. Un mètre de large au maximum. Il enjambe ce canyon de trente mètres de large.

Sur ce passage, on ne trouve rien pour se tenir, ni rampe, ni protection, bien entendu. Il ressemble à une arche de pierre qui joindrait les deux bords du canyon. Et en plus, il n'est pas droit. Il présente plusieurs angles. Vue de haut cela ressemble à la lettre Z.

Le pont était gardé par six hommes de la peuplade des Shoshones. Nos amis s'approchèrent en silence et demandèrent la permission de passer.

Les Shoshones regardèrent les quatre guerriers navajos et déclarèrent que ces hommes ne traverseraient pas le pont en pierre, posé là, dans leur territoire, par le Grand Manitou.

Nos amis s'éloignèrent et s'assirent un moment sur le sol, hors de vue des gardiens du pont. Les guerriers navajos prirent la parole.

-Vous, les enfants, ils vous laisseront passer. Plume Bleue, tu sauras guider nos amis sur le sentier. Encore trois heures de marche vers ces hauts rochers qu'on aperçoit là-bas barrant l'horizon et vous atteindrez la Hourra Pass. Nous, nous allons faire un immense détour afin de pouvoir vous y rejoindre mais beaucoup plus tard. Nous n'arriverons peut-être pas avant la nuit. Ne comptez pas sur nous. Nous allons tout faire pour vous retrouver vite et vous aider à sauver la peuplade. Ne prenez pas de risques. Nous partons tout de suite.

Ils se levèrent et s'éloignèrent en courant.

 

Joël, Patricia et Plume Bleue retournèrent près des Shoshones. Ils demandèrent à leur tour la permission de franchir le canyon.

-Toi, la fillette anasazi, tu peux passer, dit un des guerriers en observant Plume Bleue. Les dieux protègent les enfants amérindiens.

-Merci, fit en souriant Plume Bleue, qui se garda bien de déclarer sa qualité de guerrière anasazi.

-Quand à vous autres, ajoutèrent-ils en se tournant vers Joël et Patricia, vous êtes des pionniers. Vous ne pouvez marcher sur ces roches sacrées que si le Grand Manitou accepte. Vous allez subir une épreuve.

-Ça recommence! chuchota Patricia.

-Toi, la petite fille, tu peux passer avec l'Amérindienne. Toi, le garçon, tu restes avec nous.

Plume Bleue et Patricia traversèrent donc le précipice en marchant sur l'étroit pont de pierre. Avancer sur un pont d'un mètre de large paraît simple. Mais au-dessus du vide, et sans barrière, cela fait très peur. À cette hauteur, c'était même effrayant. La petite fille se mit à quatre pattes tellement elle craignait de tomber ! Plume Bleue l'encourageait en la tenant par la main.

Quand elles parvinrent de l'autre côté, deux guerriers Shoshones qui les accompagnaient retinrent Patricia.

 

Joël attendait sur l'autre bord. On lui mit un foulard devant les yeux, une sorte de cagoule qu'ils nouèrent ensuite autour de son cou. Notre ami ne voyait plus rien ! Les deux guerriers, de l'autre côté du pont, ordonnèrent à Plume Bleue de se taire. À Patricia, ils ajoutèrent :

-Tu vas guider ton frère. Il ne voit rien. Tu peux changer de place et l'appeler par des petits cris. Il entendra le son de ta voix et il marchera vers toi sur le pont de pierre. Tu le feras aller vers la gauche ou vers la droite en te déplaçant latéralement. Tu ne pourras dire que des « Ah » et des « Oh », rien d'autre. « Ah » pour le faire avancer et « Oh » pour qu'il s'arrête.

Patricia comprit aussitôt la terrible responsabilité qui pesait sur ses frêles épaules. Elle tremblait de peur à présent. Elle cria.

-Joël, je ne veux pas faire cela. Si tu tombes dans le précipice ce sera ma faute. Je ne pourrai pas vivre en pensant que tu es mort à cause de moi. Je ne veux pas faire ça, jamais, jamais, jamais !

Joël sentait son cœur battre à tout rompre. Il savait que sa sœur n'était encore qu'une petite fille. Lui aussi tremblait de peur. Il serra les poings pour se maîtriser. Patricia ne voyait pas, d'où elle se trouvait, qu'il transpirait d'angoisse. Il cria vers l'autre côté du précipice.

-Tu m'entends, Patricia ?

-Oui, Joël !

-Écoute-moi bien. Je ne crains rien. Je te fais entièrement confiance. Je sais que tu feras ça très bien. Je ne vais pas tomber grâce à toi. Crie bien tes « Oh » et tes « Ah ». Souviens-toi, Patricia. En quittant papa et maman, tu leur a dit :"Joël ne sera pas tout seul. On a moins peur à deux. Même si je suis encore une enfant, et plus jeune que mon frère". Et bien, maintenant, montre ce que tu sais faire. À toi de me guider. Vas-y, commence.

Il y eut un silence impressionnant.

 

Patricia, les larmes aux yeux, lança :

-Ah.

Joël avança sur le pont.

Au début, cela se passa bien, mais au milieu du passage étroit, jeté au-dessus du vide, Joël, qui ne voyait rien, dévia lentement et s'approcha dangereusement du bord. Sa sœur cria « Oh ». Joël s'arrêta. Patricia se déplaça vers la gauche. Un peu trop.

-Ah.

Le garçon avança de deux pas.

-Oh.

La petite fille corrigea l'angle en se déplaçant à nouveau.

-Ah.

Joël se remit à marcher. Il tremblait de peur. Il sentait que s'il continuait dans cette direction, il risquait de tomber.

-Oh.

Il s'arrêta. Patricia une fois encore se déplaça au bord du précipice en regardant son frère. Elle ne remarqua pas une branche couchée sur le sol. Elle se prit le pied dedans et tomba sur un rocher tranchant. Elle poussa un cri de douleur.

-Ah.

Joël avança. Patricia cria.

-Oh.

Joël se demandait ce qui se passait, pourquoi il fallait sans cesse avancer puis s'arrêter, mais il ne pouvait rien dire.

Patricia regarda sa jambe. Son vieux jean était déchiré et elle saignait. Elle ne s'en occupa pas. Elle se redressa. Elle serra ses petits poings.

-Il faut que je sauve mon frère…

Elle se maîtrisa.

-Ah.

Et Joël sentit que la fillette parlait à présent d'une voix décidée, presque en colère. Colère contre les Shoshones, contre la peur, contre la route de l'Ouest qui lui imposait cette épreuve bien trop dure pour ses neuf ans. Les « Ah » et les « Oh » se succédèrent. Un dernier « Ah » et le garçon se retrouva dans les bras de sa sœur qui en pleura d'émotion. Joël retira sa cagoule.

Pour les Amérindiens, le Grand Manitou le tenait sous sa protection, mais le garçon savait que Patricia venait de lui sauver la vie ! Les Shoshones, impressionnés, les laissèrent repartir.


Deux heures et demie plus tard, car ils marchaient vite, vers la fin de l'après-midi, nos amis arrivèrent en vue de l'endroit appelé la Hourra Pass.

Hourra simplement comme « Hip Hip Hip Hourra ». Des pionniers qui, autrefois, cherchaient un endroit où ils pourraient changer de vallée, passer à travers les écroulements de rocher et puis descendre vers le fleuve Colorado, découvrirent ce passage. Ces gens furent tellement soulagés en y arrivant qu'ils appelèrent cet endroit la Hourra Pass.

Les trois enfants se trouvaient tout en haut et surplombaient le passage. Ils observèrent les lieux.

Du bas de cette immense vallée, montait un sentier qui franchissait le col. Ils aperçurent tout à coup les quatre cow-boys deux cents mètres plus bas qu'eux. Couchés par terre, dissimulés derrière des rochers, ils tournaient le dos à nos amis. Chacun avait posé un fusil à sa gauche, un fusil à sa droite, et une boîte de cartouches ouverte à portée de main.

Tout en bas dans la vallée, les trois enfants distinguèrent ensuite la peuplade des Anasazis. Hommes, femmes, enfants, poussant leurs troupeaux, commençaient à gravir le flanc de la montagne. Ils avançaient, sans le savoir, vers les bandits qui, tapis derrière leurs rochers, les attendaient pour les tuer.

 

-Trop tard, murmura Patricia.

-Il ne reste qu'une chose à faire, affirma Plume Bleue.

-Laquelle? demanda Joël.

-Prépare ton fusil. On va s'approcher le plus près possible des quatre hommes. Toi, tu ramperas vers eux, sans te faire voir. Tu resteras caché et tu ne bougeras plus. Tu oseras leur tirer dessus s'il faut ?

-Je crois, répondit le garçon.

-Moi, poursuivit Plume Bleue, avec ta sœur Patricia, si elle accepte, je vais marcher vers les bandits. Ils nous tournent le dos. On arrivera à leur hauteur. Deux petites filles sans armes. Avec un peu de chance, ils nous laisseront passer. Et quand nous les aurons dépassés, on continuera à descendre vers la peuplade. On courra à leur rencontre et on les avertira du danger.

-Et s'ils tirent sur vous ? s'inquiéta Joël. Vous serez en pleine ligne de mire…

-Et bien, soupira Plume Bleue, s'ils tirent sur nous, je compte sur toi pour nous protéger de ton mieux.

-Je le ferai, affirma notre ami.


Les deux filles s'éloignèrent. Elles se donnaient la main. Elles tremblaient de peur.

Joël rampa de rocher en rocher, de morceau de branche morte en crevasse desséchée sous le soleil. Il parvint à vingt mètres des bandits. Là, il remarqua une longue pierre derrière laquelle il pourrait se cacher et observer à la fois. Il s'y coucha à plat ventre.

Il songea qu'il n'était ni un chasseur, ni un tireur d'élite, loin de là. Il n'avait qu'une seule chose pour lui, son courage. Il vérifia que les deux premières balles se trouvaient bien engagées dans son fusil et arma. Il sortit les autres cartouches de sa poche et les posa à côté de lui pour pouvoir vite recharger. Il ne bougea plus.

Il avait un bon poste d'observation. Il voyait les quatre hommes et la peuplade qui continuait à monter vers lui. Il était seul contre quatre, mais il gardait l'effet de surprise.

Plume Bleue et Patricia, serrées l'une contre l'autre, parvinrent à la hauteur des quatre bandits. Leur chef se tourna vers elles.

-Que faites-vous là, vous deux ?

Patricia répondit :

-Monsieur, on va rejoindre nos parents là-bas.

Elle montra du doigt un coin éloigné de la vallée.

-Vous n'avez rien à faire par ici, petites filles. Disparaissez… Toi ! Toi l'Amérndienne, tu ressembles à une enfant des Anasazis.

Plume Bleue ne répondit rien.

-La fille avec des tresses noires, viens ici, cria le chef. L'autre, va-t'en.

Et Plume Bleue, bien obligée, lâcha la main de Patricia.

-Couche-toi à plat ventre à côté de moi, l'Amérindienne. Si tu bouges, je te flanque une balle dans la tête.


Patricia se retrouva seule ! Elle vit la peuplade des Anasazis, là, en bas, dans la vallée. La fillette aurait voulu s'enfuir ou se cacher ou retourner vers son frère. Mais les Amérindiens approchaient. Ils se trouveraient bientôt à portée de tir. Alors, elle eut ce courage extraordinaire de continuer à marcher et puis de se mettre à courir vers eux.

-Chef, regardez la petite fille. Elle va les prévenir. Il faut l'abattre.

-Si tu tires maintenant les guerriers vont entendre et réagir. Elle ne court pas très vite. Laisse-la avancer encore un peu vers eux. Que la peuplade s'approche encore un rien. Nous sommes presque à portée de fusil. Toi, l'Amérindienne, tu ne bouges pas, dit-il en se tournant vers Plume Bleue qui tentait de s'échapper.

Soudain, Patricia qui courait toujours et sautait de rocher en rocher, entendit les premiers coups de feu ! Les balles sifflaient près de ses oreilles. Encore une fois, elle aurait pu se cacher, se mettre à plat ventre, ne plus bouger. Elle mourait de peur. Mais elle rassembla son courage, un cran hallucinant !

Elle courut sans se retourner. Elle courut sans s'occuper de rien. Elle courut à travers tout, sans contourner les ronces et leurs picots, sautant les rochers, glissant, tombant, s'écorchant, se redressant toujours, et criant à la tribu :

-Arrêtez-vous, arrêtez-vous. Reculez.

Elle entendit alors deux autres coups de feu.

Joël s'était dressé. Voyant qu'on tirait sur sa petite sœur, il visa et tua deux des bandits ! Maintenant, il devait recharger son fusil. Il se recoucha derrière les rochers. Un des deux hommes survivants se retourna vers notre ami et le menaça de son arme. Mais à ce moment-là un des guerriers anasazis qui courait vers Patricia aperçut le bandit, tendit son arc et l'abattit d'une flèche en plein cœur.



Le chef, voyant que l'affaire tournait mal, et se retrouvant seul, s'enfuit en direction du précipice du Colorado en emmenant Plume Bleue comme otage. Il fit avancer la jeune fille sur un sentier de plus en plus à pic, six cents mètres au-dessus du fleuve.

Joël le suivit. Il ramassa les huit balles et en glissa deux nouvelles dans le fusil de son père. Il remit les six autres dans sa poche. Puis il marcha derrière eux sans se montrer, sans se faire repérer, à courte distance.

Patricia pendant ce temps rejoignit la peuplade. Les Anasazis étaient sauvés.

Le bandit et sa prisonnière marchèrent le long du précipice jusqu'au coucher du soleil. À aucun moment, Joël ne put intervenir parce que Plume Bleue se trouvait sans cesse à côté du chef. Comme il n'est pas un tireur expérimenté, notre ami n'osait pas tenter d'abattre le dernier homme. Il se contenta de suivre.

Pendant ce temps, les guerriers anasazis arrivèrent au poste d'observation des malfrats. Que du rocher. Pas de terre ni de sable et donc pas de trace. Ils n'avaient aucune idée de l'endroit où se trouvait le cow-boy et les deux enfants. Patricia se taisait, anxieuse, à leur côté.

 

Joël était seul. Il se retourna plusieurs fois pour voir si les guerriers arrivaient. Il aurait bien voulu être aidé par quelques uns d'entre eux.

Le chef des bandits s'arrêta et s'assit.

-Toi, tu restes là, à deux mètres, pas plus, dit-il à Plume Bleue.

Le sentier n'avait qu'un mètre de large. La paroi abrupte d'un côté, dressée comme une falaise et l'immense profondeur du précipice en à-pic surplombant le grand canyon de l'autre.

-Tu ne bouges pas et tu te tais, cria le chef.

L'homme sortit une gourde de son sac à dos et but. Pour cela, il posa son fusil et son revolver à côté de lui. Il fouilla encore son sac et y prit quelque chose à manger. Joël se dissimulait pas loin, mais avec Plume Bleue dans son champ de vision, il n'osa pas intervenir.

Son amie le sentit-elle ? Avait-elle un plan ? Elle se leva et recula d'un pas.

-Où vas-tu ?

-Je vais faire pipi.

-Bon, là derrière les rochers. Mais pas plus loin. Je te préviens que je tire si tu t'encours.

Elle s'éloigna un peu et sortit ainsi du champ de vision de Joël.

Alors, le garçon s'approcha, et, tenant fermement le fusil de son père, il cria :

-Haut les mains, mettez-vous debout, vite.

Surpris la gourde dans une main et la nourriture dans l'autre, le bandit dut se lever. Il lâcha tout. La gourde tomba sur le sol et l'eau imbiba les caillloux.

-Plume Bleue, cria Joël.

-Oui ?

-Va ramasser ses armes.

Mais là, le garçon venait de commettre une erreur…

Le fusil et le revolver se trouvaient presque aux pieds du bandit. Il aurait d'abord dû faire reculer le cow-boy avant de demander à son amie de s'approcher. Joël n'y avait pas pensé.

Plume Bleue avança se sachant sous la protection de son copain, mais au moment où elle se baissa pour prendre le fusil, l'homme fit un bond et, saisissant son révolver, il empoigna la jeune fille.

-Je la tue, si tu ne lâches pas ton arme immédiatement.

Et Joël dut jeter au sol le fusil de son père.

-Et maintenant tu t'approches.

Le bandit repoussa Plume Bleue près du garçon.

-Placez-vous au bord du précipice. Et regardez vers moi.


Les deux enfants se tenaient à quelques centimètres de la paroi abrupte. Il ne fallait qu'un pas, à faire à reculons, et ce serait pour tous les deux la chute mortelle.

-Je vous donne le choix, expliqua l'homme. Ou bien je vous abats tous les deux d'une balle dans le cœur, ou bien vous faites un pas en arrière. Vous choisissez quoi ?

Nos amis se taisaient. Joël prit la main de Plume Bleue dans la sienne.

Juste à ce moment là, deux flèches vinrent se planter dans la poitrine du cow-boy, et l'homme tomba mort.

Les quatre guerriers navajos venaient de rejoindre nos amis. Ils avaient vu la scène et ils étaient arrivés à temps. Le quatrième assassin gisait sur le sol. Les guerriers le poussèrent du pied et le corps tomba dans le précipice.

Ils se dirigèrent ensuite, avec Joël et Plume Bleue, vers le camp des Anasazis.

Toute la peuplde rassemblée les entoura avec force bravos. Le sachem organisa une fête et un grand feu en leur honneur, à l'endroit même de la Hourra Pass.

Les quatre Navajos retournèrent ensuite vers leur territoire, couverts de mercis.

Nos amis ne tardèrent pas à aller se coucher,  épuisés. La nuit fut calme.


Le lendemain, le sachem fit venir les trois enfants près de lui. Les guerriers et les Anciens les entouraient, debout, disposés en demi-cercle.

-Plume Bleue, on va t'expliquer le chemin qui mène d'ici à St-Georges. Tu conduiras Joël et Patricia à cette ville où ils retrouveront leurs parents. Vous y arriverez dans quatre jours. On vous prépare de l'eau et de la nourriture pour votre marche.

-D'accord, répondit Plume Bleue. Et je pourrai vous retrouver dans nos terres d'été, je connais le sentier qui y mène.

-Mais avant cela, nous, guerriers et Anciens des Anasazis, voulons vous décerner, Joël et Plume Bleue, une troisième plume. Vous l'avez largement méritée, car votre audace a sauvé la peuplade.

Nos amis, émus, remercièrent.

-Quant à toi petite fille, continua le sachem, en s'adressant à Patricia, tu n'es pas guerrière. Mais cette nuit, mes hommes et moi nous avons décidé de t'honorer. Ce que tu fis en courant vers nous, malgré les balles qui sifflaient à tes oreilles, toute seule, pour nous avertir, témoigne d'un courage hallucinant. Aussi, unanimement, nous voulons, Patricia, te nommer guerrière de la peuplade anasazie !

Patricia, émue, fondit en larmes en serrant le sachem dans les bras. Il lui offrit sa première plume, en présence des guerriers et des anciens qui applaudissaient.


Le soleil allait se lever, il était temps de partir.

Joël accrocha le fusil de son père à son dos. Il prit sa petite sœur par la main. Il posa son bras sur les épaules de Plume Bleue et ils s'éloignèrent vers St-Georges.

L'aube était lumineuse et pleine d'espérance.