Kâ-a
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La pyramide du Kâ-a

     Voilà plus de cent trente ans, le prince aventurier Baral Gunaykan découvrit un objet fabuleux après dix ans de recherches. Pour une raison demeurée mystérieuse, il ne l'emporta pas avec lui, affirmant que l'humanité n'était pas mûre pour le recevoir. Il brisa la stèle, cette pierre plate de quatre-vingts centimètres dans sa hauteur, et où se trouvait gravé le plan d'accès à ce lieu qu'il quittait à présent. Il la brisa en dix morceaux qu'il partit déposer dans dix lieux sacrés à travers le monde. Il nota ces différents emplacements dans un carnet qu'il enfuit dans un endroit secret.

Le professeur Werly, archéologue à l'université de Tel-Aviv, en Israël, retrouva ce carnet enfui dans le mur des lamentations, à Jérusalem. Il proposa à ses enfants, David et Déborah, onze et neuf ans, d'entreprendre un grand voyage autour du monde, pour tenter de rassembler les dix morceaux de la stèle. Nos amis, avec l'aide à plusieurs reprises du professeur Allan Harper de New York et de sa fille Cindy, ont réussi à les réunir.


Le soir tombait et les gratte-ciel de New York s'allumaient à tour de rôle.

Dans un appartement au coin de la 47è rue et de la 4è avenue, l'ambiance chez les Harper était fébrile. Les dix morceaux de la stèle se trouvaient posés sur une grande table. Les enfants reconstituèrent le puzzle. Cela forma un triangle équilatéral. 

Le petit fragment manquant, celui disparu sur les pentes du Nyiragongo semblait de peu d'importance.

Un cercle parfait était gravé dans ce triangle. Au centre de ce cercle se trouvait un carré. Un carré divisé en un damier de huit fois huit cases. Certaines de ces cases, plus sombres que les autres, formaient le dessin d'un labyrinthe.

Tous restèrent muets un moment. Une difficulté imprévue venait d'apparaître. Où dans le monde, en quel lieu, fallait-il se rendre pour trouver l'entrée de ce chemin secret? Baral Gunaykan n'en parlait pas.

Les enfants émirent de nombreuses hypothèses, puis les deux papas, tous deux professeurs d'archéologie, arrivèrent à la même conclusion. Le signe du triangle, contenant un cercle, lui-même incluant un carré divisé en un damier de huit fois huit cases, comme le jeu d'échecs, est le symbole du sceau du pharaon Raménoteb IV qui vécut en Egypte vers 1500 avant Jésus-Christ.

- À cette époque, expliqua Harper, l'Égypte atteignait un des sommets de sa puissance. Le pharaon Raménoteb IV était apprécié par ses amis et craint par ses ennemis. Il développa le commerce avec tous les pays voisins, et même plus loin. Jusqu'en Chine, paraît-il. Les marchands s'enrichirent. La ville dans laquelle il habitait, sa capitale, prospérait. On ne pouvait compter les palais et leurs jardins luxuriants et chacun y menait une vie heureuse.

David, Déborah et Cindy écoutaient ce cours d'histoire avec passion. Harper reprit.

- Les livres évoquent peu cet homme, et pourtant, Raménoteb IV avait un fils : Raménoteb V. Quand il fêta ses vingt ans, son père l'envoya conquérir le haut Nil. Le fils partit à la tête d'une armée et revint après dix ans, victorieux. Il ramenait avec lui une épouse rayonnante, elle-même princesse héritière d'un vaste royaume, et un fils de cinq ans : Raménoteb VI. Le vieux pharaon organisa une fête somptueuse qui dura près d'un mois à travers toute la ville et le pays.

« Peu de temps après, pourtant, le texte hiéroglyphe retrouvé dans le tombeau de Raménoteb IV le montre clairement, le pharaon exila, c'est-à-dire bannit son fils, l'épouse de celui-ci et son petit-fils. Ils furent chassés vers les terres désertiques du haut Nil, en compagnie d'une centaine d'amis et de mille esclaves, choisis parmi les plus fidèles.

« Les noms de Raménoteb V et de son fils furent effacés des frontons des temples, des stèles, des tombeaux. Ils n'apparurent plus dans aucun écrit. Le pharaon interdit que l'on prononce les noms de son fils et de son petit-fils en sa présence.

« Il fit même promulguer une loi désignant un autre successeur, un prince issu d'une famille amie, pour régner sur l'Égypte après sa mort.

« Pourquoi un tel bannissement ? D'après les textes et les hiéroglyphes retrouvés dans le tombeau du grand-père, ce rejet semble causé par la présence d'un anneau "diabolique" que le petit fils, Raménoteb VI, portait autour du cou en revenant des terres conquises dans le haut Nil.

« Le philosophe historien grec Hérodote, qui vécut vers 450 avant Jésus-Christ, eut la chance de se rendre à Alexandrie pour consulter des documents et des livres dans la fameuse et richissime bibliothèque de Ptolémée. Cette bibliothèque fut hélas détruite, brûlée par les Romains quand ils envahirent la ville quelques siècles plus tard. 

« Selon ce philosophe, donc, dix années après le bannissement, trois hommes venant du désert se présentèrent devant le pharaon Raménoteb IV. Ils apportaient des nouvelles de son fils et de son petit-fils. Le pharaon les reçut dans une chambre secrète de son palais et les écouta longuement.

« Les trois hommes décrivirent l'existence d'une pyramide monumentale, creusée au cœur d'une montagne. Une pyramide plus grande que celles qui se dressent sur le plateau de Gizeh.

« Il semble que le pharaon entendit encore d'autres nouvelles ahurissantes, d'autres descriptions de phénomènes tous plus incroyables les uns que les autres.

« Toujours est-il qu'en sortant de la chambre secrète, Raménoteb IV déclara ces hommes fous. Ils furent emmenés hors de la ville et jetés la nuit même dans les eaux du Nil où ils périrent noyés.

« Le savant Hérodote ajoute, dans ses écrits, qu'ils venaient d'un lac alimenté par trois rivières. Un lac situé au creux d'un gigantesque cratère, qui ne se viderait jamais, et qui étrangement, ne se remplirait jamais tout à fait non plus.

Se fiant à ces narrations, le professeur Harper s'adressa à la Nasa, et obtint des photos d'une région située aujourd'hui à la frontière entre le Soudan et l'Égypte, une région désolée de montagnes et de vallées profondes, entourées de déserts. On y confirme la présence d'un lac, qui reçoit l'eau de trois rivières, pas bien importantes, certes, mais dont le niveau reste constant.


Ils partirent pour le dernier voyage. Les deux professeurs, David, Déborah et Cindy. En avion, puis en voiture tout-terrain, puis à dos de chameaux, puis à pied.

Ils suivirent par quarante-cinq degrés à l'ombre une piste rocailleuse, contournant des roches basaltiques, des amoncellements impressionnants de pierres. La fournaise était telle qu'ils sentaient la brûlure du sable malgré les semelles de leurs chaussures. Ils ne pouvaient pas poser la main sur les roches exposées à la lumière sans ressentir une chaleur cuisante.

Ils croisèrent l'un ou l'autre berger qui gardait quelques chèvres et les observait passer, étonné. Ils traversèrent deux villages misérables, isolés du reste du monde. Aucun habitant de ces lieux désolés n'avait entendu parler de Baral Gunaykan et encore moins de la pyramide.

Enfin, nos amis aperçurent le lac au creux du cratère et y descendirent. Les trois enfants se précipitèrent pour y prendre un bain. Quelle fraîcheur ! Quel bonheur au milieu de cette chaleur ! Les papas ne tardèrent pas à les y rejoindre.

Le site était majestueux. L'étendue d'eau brillait au soleil au milieu d'un vaste cirque rocheux. Les rapides d'une rivière alimentaient le lac d'un côté. De l'autre, deux cascades assez proches s'y jetaient d'une hauteur de plus de cent mètres. Pourtant le lac ne se remplissait pas. Il ne débordait pas... Et l'évaporation ne suffisait pas à justifier la disparition des eaux qui dévalaient sans cesse. Il devait y avoir une autre explication.

Nos amis aperçurent en nageant, l'entrée d'une grotte au pied d'un à-pic vertigineux. Ils sortirent de l'eau, longèrent le bassin et passèrent dans la crevasse.


Au fond, dans l'obscurité éclairée par les cinq lampes de poche qu'ils tenaient en main, se dressait une sinistre statue. Elle représentait un chacal, Anubis, le dieu de la mort, dont la tête en forme de triangle évoquait la stèle reconstituée et recollée qu'ils avaient emmenée avec eux. Le triangle comportait un cercle en son centre, lui-même décoré d'un carré. Ils comptèrent huit fois huit cases sur le damier du carré.

Nos amis se trouvaient, sans aucun doute, devant la porte d'entrée du passage menant au Kâ-a. Mais comment l'ouvrir ?

Cindy, très imaginative, apporta la solution. Elle fit remarquer que le relief de la stèle était le négatif exact de la sculpture en triangle située sur la tête du dieu des morts. Elle proposa d'appliquer cette stèle contre le bas-relief de la statue, comme une clé qu'on introduirait dans une serrure.

Les reliefs de l'un et de l'autre se complétèrent parfaitement. Ils tentèrent alors de faire pivoter l'ensemble vers la gauche puis vers la droite, comme le volant d'une voiture. Quand ils eurent tourné le disque de cent quatre-vingts degrés, ils entendirent un grondement sourd qui les fit reculer.

Ce bruit ressemblait à celui que feraient les pas lourds et réguliers d'un animal pesant qui viendrait vers eux, derrière la statue du chacal Anubis, et se rapprocherait de plus en plus. David évoqua la présence d'un tyrannosaure ou d'un reptile de la même espèce. Le bruit des pas s'intensifait. Ils étaient tous partagés entre l'envie de fuir et la curiosité de rester.

Soudain la statue des morts se divisa en deux, ouvrant un passage étroit au fond de la grotte, un long couloir tout à fait vide. Aucun monstre en vue. Un silence humide et angoissant invitait à la prudence.


Le sol de ce corridor était constitué de pavés blancs et noirs alternativement, d'environ deux mètres sur deux et placés l'un derrière l'autre, tout au long du passage. Nos amis avançaient lentement. Un mécanisme, situé à gauche du deuxième pavé permettait d'ouvrir et de fermer la statue-porte d'entrée à volonté de l'intérieur.

Les papas testaient chaque nouvelle dalle qu'ils abordaient, la martelant avec énergie à l'aide d'un bâton puis avec la semelle de leurs chaussures, à la recherche d'un piège ou d'une oubliette. Mais aucune d'entre elles ne bougeait. Par contre, plus nos amis avançaient dans ce long boyau sinistre, plus les ténèbres devenaient profondes et plus le silence se faisait oppressant.

Au moment où ils frappèrent le trente-troisième pavé, sur soixante-quatre sans doute, il se produisit une vibration soutenue.

L'instant d'après, derrière eux, à partir de l'entrée, le couloir se referma dalle après dalle. Chaque surface, sur laquelle ils venaient de marcher, n'était en fait que la face visible d'un cube énorme. Ils montaient à présent les uns après les autres vers le plafond. Chacun produisait un son sourd comme un coup de tonnerre. Le même bruit que celui entendu quelques minutes avant, derrière la statue d'entrée, et qui les avait fait penser à un tyrannosaure.

Peu à peu, le couloir se refermait. Les cubes broyaient et écrasaient tout ce qui se trouvait sur leurs surfaces lisses.

Sans plus rien tester, les deux papas et les trois enfants coururent vers l'extrémité du passage. Au-delà de la soixante-quatrième dalle, se trouvait une nouvelle statue, identique à la première. Ils présentèrent, comme tantôt, la stèle de Baral Gunaykan et la firent tourner de cent quatre-vingts degrés. Ils pénétrèrent dans une salle, juste à temps : le couloir venait de se refermer derrière eux.

Hors de danger à présent, mais isolés du reste du monde par soixante-quatre fois deux mètres de roche dure. Ils avaient franchi une incroyable serrure, celle de la porte, qui donne accès à la pyramide creuse où repose, depuis des siècles sans doute, le Kâ-a.


Les murs de la salle où ils se trouvaient à présent étaient décorés par d'immenses fresques admirablement peintes et parfaitement conservées.

La première représentait le retour victorieux de Raménoteb V. On pouvait le voir au centre du tableau, entouré par ses armées et embrassant son père, Raménoteb IV. On devinait les convives d'une fête somptueuse. Et surtout ils remarquèrent le petit-fils, Raménoteb VI, jouant avec un anneau couleur or, et qu'il portait autour du cou.

La deuxième peinture montrait le bannissement. Le pharaon Raménoteb IV, l'index tendu vers l'horizon, indiquait le désert. Raménoteb V, avec son épouse, son fils et ses amis s'éloignait, en une longue file morose, emmenant animaux et mobilier.

Le troisième mur illustrait la longue marche. Des hommes, des femmes se traînaient, épuisés par la chaleur, victimes du désert impitoyable.

Enfin, le quatrième tableau évoquait la construction, ou plutôt le creusement d'une pyramide dans une montagne. Ce qui intriguait surtout, c'était la présence du petit Raménoteb VI, tenant à deux mains l'anneau d'où sortaient des rayons étranges.


Nos amis n'étaient pas vraiment enfermés. Une ouverture permettait de passer dans une sorte de sas, mais tout retour en arrière semblait pour l'instant exclu.

Quittant la chambre aux peintures et le sas, ils empruntèrent un somptueux escalier décoré de statues d'animaux et constitué de sept cent septante-sept marches. Monumentale descente dans l'obscurité totale, sauf celle des lampes de poche, menant à plus de deux cents mètres de profondeur, au cœur de la montagne.

Ils arrivèrent à un balcon et poussèrent tous les cinq un cri d'admiration. Ils se trouvaient au soixante-quatrième étage, juste sous la voûte, au sommet en pointe, d'une colossale pyramide creusée dans le roc. Sa base, bien plus bas, était triangulaire, un triangle équilatéral.

L'endroit baignait dans une lumière blanche et bleutée à la fois, à peine perceptible. La base de la pyramide, comme chacune des trois faces latérales, avait une hauteur qui semblait dépasser les mille mètres ! C'était fabuleux, hallucinant, indescriptible.

Des escaliers descendaient dans l'épaisseur même des murs et permettaient d'accéder au rez-de-chaussée.

Nos amis observèrent le sol de l'édifice avec attention, depuis le balcon où ils venaient de s'arrêter. Le triangle équilatéral contenait un canal circulaire qui touchait la base des trois faces de la pyramide.

Au centre de ce cercle se trouvait un carré immense dont le sol apparut constitué de pavés blancs et noirs. Des murs se dressaient le long de ces cases et cela formait un labyrinthe, le même que celui gravé sur la stèle, mais ici, de grandeur démesurée.

Ils descendirent ensemble l'un des grands escaliers qui menaient à ce rez-de-chaussée et franchirent un petit pont au-dessus du canal circulaire. Ils se trouvaient à présent à l'entrée du labyrinthe, celui découvert et suivi par Baral Gunaykan voilà plus de cent ans.

Au cœur de ce labyrinthe devait reposer le Kâ-a.


Sans se tromper, grâce au plan de la stèle, et aidés par leurs torches électriques, ils suivirent le trajet sinueux sur ce damier gigantesque de 4096 cases. Chaque dalle mesurait exactement deux mètres sur deux. Aucune d'entre elles ne présentait un piège ou une oubliette.

Longeant les murs de plus de deux mètres de haut, décorés de figures étranges, ils parvinrent au milieu du carré.

Là se trouvait un second damier de soixante-quatre pavés, toujours de deux mètres sur deux, mais en or, cette fois. Ils l'observèrent un instant sans oser y poser les pieds.

Le silence régnait en maître au cœur de l'immense pyramide. L'émotion de David, Déborah, Cindy et des deux papas était à son comble.

Au milieu de cet échiquier en or se dressait une colonne de marbre blanc d'un mètre de haut. Et sur cette colonne reposait une pyramide de base triangulaire en or massif. Chacune de ses arêtes mesurait cinquante centimètres.

Déborah fit un pas en avant. Elle s'apprêtait à effleurer la pyramide, mais son père l'arrêta en criant « stop, ne touche à rien ». Saisie, la fillette recula.

Le professeur Harper sortit une corde de son sac à dos et la mouilla en vidant sa gourde d'eau. Il fit un nœud coulant, comme pour un lasso, puis lança la corde sur la pyramide en or en lâchant l'autre bout, qui tomba sur le sol d'or. Il se produisit un coup de tonnerre retentissant. Une décharge d'électricité statique violente venait de se produire.

Si Déborah avait touché cette pyramide avec ses doigts, elle serait morte foudroyée. Le dernier piège avant le Kâ-a. La fillette frissonna.


Il restait à réussir à ouvrir la pyramide en or pour découvrir le fabuleux objet. Hélas, Baral Gunaykan n'en disait rien. Les trois faces semblaient constituées d'éléments rectangulaires formant une mosaïque. David imagina qu'ils pouvaient coulisser les uns par rapport aux autres à la manière des lattes en bois des boîtes à secret japonaises.

Ils essayèrent à tour de rôle de faire glisser ces petits éléments. Ils ne risquaient plus rien, car à présent la charge électrostatique avait été libérée. Après avoir tâtonné un bon moment, ils réussirent à provoquer un déclic, et la pyramide d'or s'ouvrit.

Elle était creuse.

Sur sa base, gravée d'un damier de huit fois huit cases en or, un anneau gris, rigide, parfaitement rond, mais dont la tranche était carrée, était posé.

Les deux papas s'en approchèrent et saisirent l'objet. Ils le présentèrent aux trois enfants.

- Le Kâ-a, murmura le professeur Werly avec émotion.

Il y eut un instant de silence.


- C'est tout ? murmura Déborah.

- Ne sois pas déçue, dit son père. Un cercle parfait représente l'infini, et en plus, c'est la forme géométrique choisie par de nombreuses cultures pour décrire Dieu.

- Quant à la tranche carrée, ajouta Harper, elle reproduit l'hypothèse de la quadrature du cercle, une évocation d'un des grands mystères des mathématiques.

- En plus, reprit l'autre papa, ce métal paraît si léger, et en même temps si résistant... J'ai l'impression qu'il est inconnu sur terre. Ce n'est ni de l'or, ni du cuivre, encore moins de l'argent ou de l'aluminium.

Les dessins situés sur les murs de la salle d'entrée leur revinrent en mémoire. Le prince Raménoteb VI tenait le Kâ-a en main ou autour de la tête sur ces représentations.

Les deux papas tentèrent de glisser l'anneau le long de leurs tempes, mais trop étroit, il ne passait pas. David et Cindy essayèrent à leur tour, sans succès. Mais Déborah, qui n'a que neuf ans, réussit à le glisser jusqu'au niveau de ses oreilles.

Elle perçut un son.


Les deux papas, David, et Cindy, observèrent alors la fillette parler avec quelqu'un. Nos amis n'entendaient que les bribes d'une conversation, un dialogue, comme au téléphone, quand on ne perçoit que les paroles de la personne située près de soi, mais aucune de celle placée à l'autre bout de la ligne.

- Oui, oui, j'entends...

- ...

- Déborah.

- ...

- Non, je ne suis pas la fille de Baral Gunaykan. Il est mort depuis longtemps.

- ...

- Oui, sur la Terre, la troisième planète en s'éloignant du soleil. Oui, en Égypte. Et vous ? La voie lactée ? C'est quoi ?

- ...

- Oui, je vous écoute...

Un long silence de Déborah.

- Non, je viens de faire le tour du monde avec mon père. J'ai vu bien des souffrances, des injustices, des guerres, la misère, l'ignorance, l'égoïsme, l'hypocrisie, l'humiliation, la maladie, l'oppression de l'un par l'autre. L'homme est le seul être vivant sur terre qui tue ainsi ou asservit ses semblables. Les animaux ne font pas cela. Parfois ils se battent, puis le perdant s'en va.

-...

- Oui, j'ai vu des gens pleurer. Des enfants meurent encore de maladie, de faim, de froid.

- ...

- Je me suis fait plein d'amis. Pablo et Lizeth, Nirvelli, Olivia, Jiao, Saranga, Erling et Kristina, Samuel, Khalil, Dazong, Lahia.

- ...

- Je crois qu'avec eux, on pourrait bâtir un monde meilleur, mais nous n'avons pas le pouvoir. Nous ne sommes que des enfants, et quand nous serons devenus des adultes...

Il y eut encore un long moment de silence. Les deux papas et David et Cindy observaient Déborah. Elle souriait. Soudain elle parla de nouveau.

- Comment ? À travers lui, ce que je demande existe ! Mais c'est terrifiant !

Nouveau silence.

- Oui, je vais le reposer à sa place. Je vous le promets. Le monde ne peut pas posséder un tel objet.

- ...

- Adieu.

La fillette retira l'anneau glissé autour de sa tête. Puis elle se tourna, rayonnante, vers les autres.


- C'est fabuleux, dit Déborah émerveillée. Le Kâ-a est à la fois un instrument de communication prodigieux et un outil qui peut créer n'importe quoi au gré de la volonté de celui ou celle qui le tient en main. Il a été perdu sur Terre par des gens qui vivent dans les étoiles de notre galaxie, la voie lactée.

Une galaxie comporte plusieurs milliards de soleils et de planètes qui gravitent autour.

Notre amie poursuivit son récit.

- Non seulement ils s'entendent à merveille sur chacune des planètes de cette partie de notre galaxie, mais ils ont créé une confédération qui regroupe des centaines de milliers de planètes. Cela représente une association fantastique qui rassemble des milliards de milliards d'habitants. En unissant leurs compétences, ils ont résolu tous leurs problèmes. Ils ne connaissent plus la faim, la misère, la maladie, la peur, la guerre. Ils vivent en paix. Chacun respecte l'autre. Plus de jalousie, de haine, de lutte, chez eux, précisa la fillette.

Elle ajouta que tous leurs élus, qu'on appelle les serviteurs généraux, possèdent un Kâ-a qui leur permet de communiquer avec leurs collègues ou avec la population chaque fois qu'ils le jugent utile ou de créer ce dont chacun a besoin.

- Et ce n'est pas tout, reprit Déborah qui poursuivait sur sa lancée. Cet objet concentre en lui la puissance universelle de chaque habitant des systèmes solaires de toute la galaxie. Si je prends le Kâ-a en main et que je regarde à travers lui, ce que je veux, existe.

Elle se tut. Un silence admiratif, impressionnant, dura quelques instants au cœur des cinq visiteurs de la gigantesque pyramide creuse.

- Précise ta pensée, demanda son papa, le professeur Werly.

-Je puis faire le bien comme le mal, instantanément, et avec une puissance inconnue sur Terre. En effet, le Kâ-a détient en lui la force, le pouvoir, de milliards d'individus sur des centaines de millions de planètes. C'est incroyable.

- Explique-nous encore.

- Je peux faire le bien, dit Déborah. Je regarde un enfant estropié et sa jambe guérit en un instant parce que je le veux. Je vois quelqu'un qui est très malade, à l'article de la mort, il recouvre la santé. Je peux créer une montagne de riz n'importe où et nourrir ceux dont les récoltes sont perdues. Je peux faire tomber la pluie sur les déserts. Je peux construire une route à travers les montagnes, ou creuser une pyramide, comme celle-ci, comme fit Raménoteb VI autrefois. Je peux bâtir des ponts au-dessus des mers ou des océans. Je peux relever des milliers de maisons après le passage d'un ouragan qui a tout détruit. Ce que je veux, existe. Le plus petit de mes souhaits se réalise. D'un seul regard, je peux créer des planètes... mais d'un autre, je peux les détruire.

Tous écoutaient. Aucun n'osait interrompre la fillette. Elle poursuivit et sa voix devint soudain bien grave.

- Je peux aussi faire le mal, affirma notre amie. Je peux détruire ces maisons, même des villes entières en un instant. Je peux couler des bateaux. Je peux lever des tempêtes, réveiller des volcans, anéantir un pays. Je peux tuer un ami si je m'emporte contre lui ne fût-ce qu'un instant... Je peux créer une montagne d'or et susciter la jalousie. Je peux lever toute une armée et devenir en quelques heures la souveraine du monde. Je peux asservir l'univers à ma seule volonté, décuplée par le Kâ-a, à l'infini.

Déborah reprit, à court d'haleine. Elle tremblait.

- Les habitants de la Terre ne sont pas mûrs pour posséder un tel objet. Sauf quelques-uns peut-être, et encore... Si sincères, si loyaux, si droits que nous soyons, nous avons tous au moins une petite fêlure où passe parfois de la colère. On trouve en chacun, comme en moi, des traces d'agressivité, de jalousie. Dans le monde, des gens ne pensent qu'à exploiter les autres. Il y a encore trop de haine, trop de violence, trop de femmes et d'enfants qui subissent l'égoïsme des hommes, qui souffrent de la guerre, qui vivent dans la peur. J'en ai rencontré pendant notre voyage. Imaginez que le Kâ-a tombe entre les mains de ces chefs de guerre qui refusent que les fillettes aillent à l'école, et qui ne pensent qu'à faire le mal et semer la terreur et la mort partout...

Exaltée, elle pensait à toutes ces petites filles qui subissent l'arbitraire, l'injustice, la brutalité, de certains hommes imbus de ce qu'ils croient être leur force ou leur droit dans beaucoup de pays. Elle reprit avec calme.

- Et moi-même, pourtant je ne suis pas bien méchante, mais si quelqu'un me bouscule, me contrarie, me punit injustement, ne m'arrive-t-il pas de lui en vouloir, d'avoir un instant de colère ? Si à ce moment terrible je tiens le Kâ-a entre mes mains, ce que je désire, par le pouvoir de cet anneau, existe. C'est effrayant, hallucinant. Personne ne peut détenir un pouvoir pareil sur notre terre. Qui ne garde pas en soi une trace de malveillance, d'avidité, de jalousie? Nous ne sommes pas prêts.

- Qu'allons-nous faire ? demanda son père.

- J'ai promis de remettre le Kâ-a à sa place. J'ai promis qu'on cacherait de nouveau les dix morceaux du labyrinthe à travers le monde. Il faut que des siècles passent avant que des gens reviennent ici. Peut-être qu'à ce moment-là, ils pourront emporter cet anneau avec eux. Si les hommes réussissent enfin à éradiquer le mal planté au cœur de chacun.

- Comment Baral Gunaykan, un homme, pouvait-il savoir tout cela ? demanda Werly. Comment fit-il pour communiquer avec le Kâ-a ? Seul un enfant comme toi, ou comme Raménoteb VI, peut le glisser sur ses oreilles...

- Le prince voyageait avec sa petite fille, la princesse Lila Gunaykan.


Dès qu'ils eurent replacé le Kâ-a dans la pyramide, un passage s'ouvrit pas loin d'eux. Ils se retrouvèrent au bord du lac du cratère. Le soir tombait.

 

Les deux papas entreprirent un long voyage, au cours duquel ils cachèrent les dix morceaux de la stèle en dix lieux connus d'eux seuls. Ils confièrent leurs notes à une clé USB qu'ils placèrent là où ils pensaient que personne ne la trouverait avant peut-être mille ans.

David, Déborah, et Cindy de son côté, retournèrent à leur maison ou appartement. Ils reprirent l'école enrichis d'extraordinaires aventures et d'un merveilleux cercle d'amis autour du monde.

Ils espèrent un jour communiquer avec eux tous grâce aux prodigieuses techniques d'aujourd'hui.


Toi qui as lu ces lignes, tu as devant toi deux formidables aventures possibles.

La première, partir à la recherche de cette clé. Elle est cachée à un endroit où on ne la trouvera pas avant des siècles, paraît-il. Mais si tu es très habile...

La seconde, la plus belle des deux, c'est de respecter celle ou celui que tu rencontres sur les chemins de ta vie, de tâcher de l'écouter, de l'aimer, et de lui donner envie d'en faire autant, afin que le mal sorte enfin du cœur de chacun. Cette aventure-là, tu peux la commencer ici et maintenant.

Tout de suite... autour de toi.