Les quatre amis
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Yannick

     Jean-Claude et sa sœur Christine, Philippe, l'ami de Jean-Claude, et Véronique, la copine de Christine, passaient deux semaines de vacances en Bretagne. Les parents de Véronique invitaient les amis de leur fille. Ils louaient une vieille maison de pêcheur dans un petit port tranquille, pour le mois de juillet.

Un mardi matin, Véronique et Christine accompagnèrent la maman au marché. Après avoir acheté quelques provisions, elle demanda aux deux filles de ramener les vivres à la maison pour les mettre au frigo.

Pendant qu'elles avançaient dans les ruelles paisibles du petit village, elles entendirent le son d'une flûte. Tiens, d'où cela vient-il? se demandèrent-elles.

Poursuivant leur chemin, les deux fillettes aperçurent un garçon de leur âge, assis sur un mur. Il avait les cheveux bruns, un peu longs et tout à fait hirsutes. Ses yeux d'un bleu très clair faisaient rêver. Il était torse nu et pieds nus, seulement vêtu d'un vieux short en jean, mal coupé, sale et usé. Il jouait très bien de la flûte, d'après Véronique. Elle aussi pratique cet instrument. Elle ne le quittait plus des yeux.

Le garçon cessa et observa les deux amies.

-Bonjour, dit Christine. Comment t'appelles-tu ?

-Yannick.

-Moi, je suis Christine et voilà mon amie Véronique. Tu habites par ici ?

-Oui, répondit le garçon, au village.

-Tu joues très bien de la flûte, commenta Véronique. Moi aussi, j'en joue un peu. J'aimerais bien essayer avec toi.

-Si tu veux, murmura Yannick.

-On va porter les provisions à la maison et on revient.

Les deux amies coururent à la villa, déposèrent les affaires au frais et puis revirent près du vieux mur, mais Yannick avait disparu.


L'après-midi, nos quatre amis se baladèrent au village. Au port se trouvait une jetée qui protége les bateaux des tempêtes. Au bout de la jetée, se dresse un phare. Tous les quatre projetaient d'aller jusque-là. En avançant, ils aperçurent Yannick. Il travaillait parmi le tohu-bohu des bateaux de pêche que l'on déchargeait, une fois revenus. Christine et Véronique le montrèrent à Jean-Claude et à Philippe.

-Regardez, nous l'avons rencontré ce matin. Là, il sort du bateau, il porte une caisse de poissons entre ses mains.

Le garçon travaillait, sous la chaleur étouffante, à décharger les bateaux. Nos quatre amis l'observèrent un instant.

-Je trouve pas cela juste, affirma Jean-Claude. Nous, on profite des vacances. On n'a rien d'autre à faire que se baigner, s'amuser, et lui, il a notre âge, et il doit travailler dur. 

À ce moment précis, le fond de la lourde caisse que Yannick tenait entre les mains se brisa et tous les poissons se répandirent sur le quai. Un des marins rudoya le garçon en le traitant de maladroit. Yannick osa répliquer :

-Je ne suis pas maladroit, la caisse a craqué.

-Oh, ferme-la, toi ! Tu es aussi abruti que ton maudit père !

Yannick baissa la tête, mais les amis remarquèrent son visage devenu si triste, au bord des larmes. Tous les quatre enjambèrent le petit parapet de la jetée, sautèrent sur le quai et se baissant, ils aidèrent le garçon à charger les poissons dans une autre caisse. Tandis qu'ils les ramassaient, ils lui demandèrent s'il aimerait prendre une glace avec eux, après son travail.

-Je veux bien, mais je n'ai pas d'argent, murmura Yannick.

-Ça fait rien, on partagera, allez, on t'attend. Tu viendras ?

Ils dégustèrent leur glace ensemble sur le port. Dans la conversation, ils demandèrent à leur nouvel ami s'il devait travailler toute la journée. Il expliqua qu'il ne venait au port que l'après-midi. En le quittant, ils se donnèrent rendez-vous le lendemain matin sur la plage. Leur copain s'éloigna, silencieux. Il semblait abattu, malheureux.


Le lendemain matin, Jean-Claude, Christine, Philippe, Véronique arrivèrent tôt sur le sable. Yannick les précédait. Ils l'aperçurent à quelques centaines de mètres, au bout de la plage, là où les falaises dominent la grève de toute leur hauteur, vers le rocher Saint-Pierre. Cet immense éperon rocheux s'avance en mer et la surplombe d'un à-pic d'environ quarante mètres.

Nos amis crièrent, appelèrent, firent des signes, mais le garçon, qui pourtant les avait aperçus en se retournant, s'éloignait sans rien dire.

-Rattrapons-le, suggéra Jean-Claude.

-Oui, d'accord, répondirent les autres.

Ils le suivirent.

-Je ne sais pas pourquoi, mais on dirait qu'il ne veut vraiment pas nous voir, murmura Véronique. À la cadence où il marche, c'est comme s'il voulait nous éviter.

-On ne va pas tarder à le savoir. La plage s'arrête au pied des falaises, fit remarquer Christine. Impossible d'aller plus loin à moins de les escalader.

-Oui, tu as raison, le voilà coincé, observa Philippe.

Arrivé à l'endroit où les hauts rochers de la falaise barrent la plage car ils entrent en mer, Yannick pénétra dans l'eau froide et s'avança au milieu des vagues. Il entreprit de contourner en nageant la pointe des rochers.


Nos amis, intrigués par cet étrange comportement, firent demi-tour et empruntèrent un sentier qui mène tout en haut de l'éperon rocheux et puis longe le bord de l'à-pic. Ils traversèrent une bande de terre assez plate et parvinrent au-dessus de l'immense crique sauvage qui va du rocher Saint-Pierre à gauche jusqu'au Men-du à droite, un autre rocher immense et noir, qui s'avançe lui aussi en mer, à huit cent mètres de là. Entre ces deux promontoires, se trouve une plage sauvage et inaccessible où les lames de l'océan viennent se fracasser contre les rochers, les couvrant de leur écume et de leur bave.

-Regardez, le voilà, cria Christine, en pointant du doigt.

-Oui, ajouta Véronique, il saute de rocher en rocher.

Avec une remarquable agilité, Yannick passait en effet d'un rocher à l'autre, se laissant éclabousser par les vagues avec indifférence. II atteignit un étrange endroit que nos amis apercevaient d'en haut. Des vieilles coques de bateaux se trouvaient là depuis très longtemps, des simples embarcations, des bateaux de pêche et même deux chalutiers, laissés à l'abandon, un véritable cimetière de navires. On en visite quelques-uns en Bretagne.

Puis, le garçon disparut au pied de la falaise. Nos amis ne purent plus le voir.

-Venez, proposa Philippe, courons jusqu'à la pointe du Men-du. Là, on aura une vue sur les rochers qui se trouvent sous les falaises.

-Oui, dépêchons-nous, répondit Christine.


Tandis qu'ils marchaient vers le Men-du, une brume se leva de l'océan. Elle rampa vers les falaises et, s'épaississant, devint un véritable brouillard qui envahit toute la crique. On devinait à peine le sentier. Le soleil, éclatant jusqu'ici, fut bientôt réduit à un simple disque lumineux puis disparut derrière les nuages venus de l'Atlantique.


Les quatre amis hésitaient à poursuivre l'exploration quand une ombre apparut sur le sentier. Un vieux marin. II s'approchait, venant en sens inverse, et s'arrêta au moment de les croiser.

-Que faites-vous là, les enfants? Ne restez pas là, retournez chez vous ! C'est dangereux ici.

-Pourquoi monsieur? Où se trouve le danger?

-Vous venez sans doute de Paris ou d'ailleurs. Vous n'avez jamais entendu parler de la sirène des morts?

-La sirène des morts! s'étonna Philippe. 

-Comme je le disais. Vous n'avez jamais entendu parler des naufrageurs sur nos côtes. Des habitants, plutôt pauvres, qui autrefois, pendant les périodes de brouillard ou de tempête, allumaient des feux sur la pointe des rochers. Cela trompait les navires. Les marins se dirigeaient vers eux, croyant rentrer au port, mais, en fait, ils venaient se fracasser sur les rochers, surtout le rocher Saint-Pierre, presque toujours le rocher Saint-Pierre.

Les quatre amis écoutaient en silence, impressionnés par le récit du vieil homme.

-Le lendemain, les naufrageurs descendaient sur la plage et ramassaient, près de l'épave du bateau déchiré, les marchandises, les provisions, le mobilier, tout ce qui avait appartenu aux marins et aux passagers noyés.

L'homme se tut un moment. Il écoutait la brume.

-Or, un jour qu'ils accomplissaient leur sinistre travail, les naufrageurs s'en prirent à un assez gros navire. Le paquebot coula, avec tous ses biens et tous ses passagers: hommes, femmes, enfants, équipage. Le brouillard était très dense. La sirène du navire fonctionnait au moment de s'enfoncer dans la mer. La sirène continua à hurler alors que le navire se trouvait déjà en-dessous de l'océan.

Les enfants frissonnaient.

-Et depuis quelque temps, certains jours de tempête ou de brume, on entend encore la sirène des morts. On dit qu'elle attire les vivants. Par vengeance. Alors, ne restez pas là. Écoutez !

À ce moment, on entendit un sinistre "DOOOOON....DOOOOON", dans la brume.

- Mon Dieu, chuchota Véronique, venez, partons !

-Oui, d'accord, faisons demi-tour, murmura Philippe, tenant son amie par la main. 

Les quatre amis retournèrent au village.

Derrière eux, dans la brume, dans le brouillard venu de l'océan, ils entendaient le sinistre "DOOOOON", ressemblant sans doute à la sirène des morts dont le matelot avait parlé.


Tout en revenant chez eux, ils se posaient des questions : Yannick ! Pourquoi travaille-t-il ? Que fait-il là, entre le rocher Saint-Pierre et le Men-du, dans un cimetière de navires, à cet endroit inaccessible, sauf à la nage ? Pourquoi est-il si farouche et solitaire ?

Ils décidèrent de tenter de se renseigner au village, au petit magasin d'alimentation générale et qui vend aussi des jouets de plage. Ce n'était pas un simple caprice de curiosité. Le garçon semblait en difficulté et nos amis voulaient l'aider dans la mesure de leurs possibilités.

L'après-midi, comme il pleuvait, sans doute à cause de la brume ou du brouillard de tantôt, les quatre amis se rendirent à l'épicerie. La patronne attendait les acheteurs, seule dans son magasin. La pluie avait chassé ses clients. Nos amis en profitèrent pour lui poser des questions.

-Vous voulez savoir qui est Yannick, répondit la dame. Je vais vous raconter.

"Ce garçon vivait dans le phare avec son père jusqu'à l'automne passé. Son père en était le patron. Un travail important. Une grave responsabilité. Non seulement, il devait allumer le phare le soir et l'éteindre le matin et en assurer l'entretien, mais il décidait si les bateaux pouvaient partir en mer ou non. S'il estimait qu'il y avait un danger, une tempête annoncée, des vagues trop fortes, il allumait le phare de détresse et signalait ainsi aux pêcheurs soit l'ordre de rentrer, soit l'interdiction de sortir du port.

"Deux marins, deux frères, ne s'entendaient pas du tout avec le père de Yannick. Un jour de tempête, ils sortirent du bar, montèrent sur leur navire et s'éloignèrent vers l'océan. Ils avaient un peu trop bu, mais enfin, ce sont des hommes rudes. Boire un petit coup ne fait pas de mal … précisa la femme du magasin.

"Ce jour-là, le père du garçon n'alluma pas la lampe de détresse. Par vengeance, sans doute. Les deux hommes passèrent dans le bras de mer, longèrent le phare et quittèrent le port. Les deux marins périrent en mer.

"Apprenant la terrible nouvelle, les gens du village s'ameutèrent et coururent avertir les gendarmes. Ils vinrent au phare, pour saisir le père de Yannick, l'interroger et le mettre en prison. Mais à leur arrivée, ils ne trouvèrent que le garçon. Son père avait fui lâchement, abandonnant son fils. 

"On n'a jamais retrouvé le livre de bord, celui où les marins notent les faits de leurs voyages et les événements éventuels. Comme la boîte noire des avions, si vous voulez, ajouta la dame. Le père de Yannick l'a sans doute découvert et a dû le détruire pour éviter d'ajouter des preuves accablantes à son acte.

"Depuis, le garçon, ayant perdu sa mère à l'âge de cinq ans, habite chez sa grand-mère, quasi aveugle. II vit là comme un sauvageon. Ce n'est pas un bon ami pour vous, vous ne devriez pas jouer avec lui, les enfants. Vous, vous êtes des petits enfants bien élevés. Allez, il faut que je vous laisse, mon travail m'attend.

Nos amis sortirent du magasin.


Le lendemain matin, se produisirent les grandes marées. On appelle ainsi les journées où la mer se retire particulièrement bas, au loin, puis monte exceptionnellement haut ensuite. Cela se produit une fois par mois. C'est surtout intense aux équinoxes, bien sûr.

À marée très basse, on peut observer de jolis coquillages, ramasser des palourdes, des huîtres, découvrir parfois des objets qui traînent ensablés dans le lit de l'océan.

Jean-Claude annonça qu'il accompagnerait le papa de Véronique à l'aube. Philippe préférait faire la grasse matinée. Les filles étaient de son avis. Aussi, au soir, avant d'aller dormir, leur ami fixa un rendez-vous.

-Demain, je dessinerai une piste, à partir du rocher pointu, celui que nous prenons toujours comme point de repère. Vous la suivrez pour me retrouver ... quand vous voudrez bien vous lever. Je tâcherai de repérer Yannick qui y viendra sûrement et on vous attendra.


Jean-Claude partit à l'aube. Ses amis se levèrent plus tard, et, après le déjeuner, ils se dirigèrent vers la plage. 

Ils arrivèrent à ce petit rocher pointu, leur point de repère, et découvrirent qu'en effet, Jean-Claude avait tracé une piste qui s'éloignait du village et se dirigeait vers le rocher Saint-Pierre.

Bientôt, tout en marchant sur la plage, Philippe, Christine et Véronique, ne virent plus que deux traces devant eux. L'empreinte de pieds nus et celle de baskets. Les tennis appartenaient sans doute à Jean-Claude. À certains endroits, la trace des sandales de gym se trouvait au-dessus de celles des pieds nus, les effaçant à moitié. Donc Jean-Claude suivait Yannick.

Arrivés au pied des hautes falaises du rocher Saint-Pierre, la trace disparut car quelques petites vagues commençaient à envahir à nouveau le territoire abandonné en reculant. Mais sur un rocher plat, nos amis aperçurent le t-shirt de Jean-Claude, plié en forme de flèche indiquant la pointe du rocher.

-Il nous invite à entrer dans l'eau et à aller le retrouver de l'autre côté des falaises. On y va les filles ? suggéra Philippe.

-Sans nos maillots ?

-Nos  shorts sécheront. Allez venez !

Ils prirent le t-shirt de leur ami et entrèrent dans l'eau. Arrivés à la pointe du rocher Saint-Pierre, ils ne durent pas nager, mais se mouillèrent jusqu'à la ceinture. Tandis qu'ils avançaient, Véronique demanda à Philippe comment il pensait revenir puisque la marée montait.

-J'en sais rien, répondit Philippe. Mais puisque Jean-Claude nous attend de ce côté-ci, faisons-lui confiance. Cela ne va pas durer très longtemps, de toute façon. Regardez, la brume se reforme.

En effet, un épais brouillard, venu de l'horizon, approchait lentement, porté par le vent qui venait de se lever et soufflait vers les falaises.

-On risque de se perdre, craignit Véronique.

-Oui, dans le brouillard, on pourrait rater mon frère, ajouta Christine.

-Il ne doit pas se trouver loin. Chut. Ne parlez pas trop fort, dans la brume, tout s'entend.


Tandis qu'ils avançaient, ils aperçurent une ombre qui venait vers eux. Ils s'arrêtèrent tous les trois, inquiets. L'ombre s'approcha d'eux. C'était Jean-Claude !

-Content de vous voir.

-Salut ! Pourquoi nous fais-tu venir ici ?

-Suivez-moi, j'ai fait une découverte passionnante, expliqua le garçon. Et surtout pas de bruit, la brume porte les voix d'une manière incroyable.

-Oui, je sais, commenta Philippe, je viens de prévenir les filles.

-Venez, suivez-moi, répéta Jean-Claude à voix basse.

Les quatre enfants sortirent de l'eau, car ils marchaient vers les falaises de la côte sauvage. Ils progressèrent sur cette plage souvent inaccessible. Leur ami les conduisit auprès de la masse sinistre et sombre d'un navire échoué sur le sable, juste en-dessous de l'à-pic des hauts rochers.

-On va en faire le tour, murmura le garçon.

Ils contournèrent la coque qui s'enfonçait en partie dans le sable et qui faisait pencher le navire. Quelques petites vagues venaient mourir contre la proue. On n'entendait quasi rien, sauf les clapotis de l'eau.

Tout à coup, au milieu de la brume, ils perçurent le rugissement de la sirène. - "DOOOOON. DOOOOON.".

-La sirène des morts!, s'inquiéta Véronique. Elle nous attire.

-Ne vous laissez pas impressionner, affirma Jean-Claude, venez plutôt voir ma découverte.

Une échelle de corde pendait le long de la coque du navire.

-Tu es monté? demanda Philippe à son ami.

-Non, pas encore. Je vous attendais. Venez. Allons voir.

La sirène retentissait toujours. Le brouillard s'épaississait. Tout paraissait sombre, fantomatique, inquiétant. Un peu de vent soufflait, venant de l'Atlantique.


Jean-Claude grimpa le premier, suivi par sa sœur, suivie par Véronique; Philippe fermait la marche. Tous les quatre prirent pied sur le pont du navire, un petit bateau de pêche, comme tant d'autres, abandonné là. Il y avait de la lumière dans la cabine de pilotage.

-Suivez-moi, chuchota Jean-Claude. Allons regarder par la fenêtre.

Ils s'approchèrent tous les quatre du hublot.

Yannick était assis à une table. II tenait un livre d'une main, et de l'autre, il tirait sur une corde régulièrement et chaque fois qu'il tirait à la corde, la sirène retentissait ...

-Il fait marcher la sirène des morts, souffla Véronique.

-Ce n'est pas la sirène des morts, précisa Philippe. II actionne lui-même celle de ce bateau. Venez, on va le saluer.

Ils entrèrent dans l'étroit poste de pilotage. Aussitôt, le garçon se redressa, saisit un sabre qui se trouvait à côté de lui et le pointa vers nos amis. II bondit vers eux.

Jean-Claude eut juste le temps de se baisser pour esquiver. Philippe sauta sur Yannick, lui fit une prise de judo et le fit tomber sur le sol. Son copain l'immobilisa contre le plancher tandis que les filles l'entouraient, prêtes à se lançer dans la bagarre.

-Écoute-moi bien, cria Jean-Claude. On ne te veut pas de mal. On aimerait juste devenir tes amis. J'enlève ton sabre, puis tu peux te redresser. Mais tu ne nous attaques plus.

-D'accord, murmura Yannick, en un souffle de voix.

Chacun se calma. Le garçon s'assit au milieu de nos amis et prit la parole.

-Je vais tout vous expliquer. Je vous fais confiance. Mon père était le gardien du phare.

Nos amis écoutaient. Ils connaissaient l'histoire mais leur nouvel ami allait la raconter d'une autre manière sans doute.


-Mon père était le responsable du phare. Certains marins ne l'aimaient pas parce que mon père se montrait très rigoureux. Par mauvais temps, il interdisait de sortir, et grâce à lui, jamais aucun accident ne s'est produit.

"Deux marins, deux frères, possédaient un bateau. Deux marins, je devrais dire deux ivrognes. Ces deux frères traînaient plus souvent au bar du bistrot du port que sur leur navire. Un jour de tempête, ils sortirent du café en titubant, tout à fait ivres. Ils préparèrent leur bateau, lâchèrent les amarres, et se mirent en route. II faisait un temps épouvantable.

"Bien entendu, mon père voulut leur interdire de sortir mais le phare de détresse ne fonctionnait pas, il était en panne. Alors, mon père prit un grand tableau, et à la craie, il écrivit en grosses lettres « SORTIE INTERDITE ». Au moment où le bateau passa près du phare, il brandit le tableau en leur signifiant son ordre.

"Les deux marins regardèrent le tableau mais ils insultèrent mon père et lui firent un bras d'honneur. Ils sortirent en mer. Leur bateau coula.

"Tout le monde crut que c'était la faute de mon père. Que pour assouvir une vengeance il les avait laissés sortir pour qu'ils meurent en mer. Quand les gendarmes arrivèrent pour le conduire en prison, il s'est enfui. Rester là ne servait à rien. Mais comment démontrer son honnêteté? Comme on ne retrouve pas leur livre de bord, mon père n'ose pas se montrer, car il ne peut pas pu prouver son innocence.

"Chacun l'accuse et dans le village, tout le monde le juge sans lui donner la moindre chance de s'expliquer. Ils le traitent tous de menteur et de lâche. Mon père n'est ni menteur ni lâche et moi non plus.

Les quatre amis écoutaient en silence le terrible récit.

"Depuis, je vis chez ma grand-mère. Elle est pauvre et je travaille pendant les vacances pour l'aider. Mais, comme dans le village, ils se moquent de moi, parfois, quand il y a la brume, je viens par ici. Je fais fonctionner la sirène de ce bateau abandonné. Et ces froussards là-bas, ils croient entendre la sirène des morts. C'est ma vengeance. Vous autres, vous êtes courageux. Malgré la sirène et le brouillard, vous êtes venus jusqu'ici... 

-On voulait comprendre, expliqua Jean-Claude. On aimerait devenir tes amis et peut-être t'aider, si c'est possible.

-Je vous remercie, murmura le garçon, mais maintenant, il faut partir. Vous ne pouvez rien faire pour moi.

-La marée monte. Par où pourrons-nous passer? interrogea Philippe.

-Je vais vous montrer un souterrain dans la falaise, répondit Yannick. Il permet de remonter dans la lande, là-haut. Je vais vous guider, mais gardez cela pour vous. Je compte sur vous, vous ne le direz jamais à personne.

-Jamais, à personne, répéta Philippe. Je te le jure.

-Moi aussi, fit Véronique, je te le promets.

-Moi, également, ajouta Christine, parole de lutin.

-Et moi, bien sûr, aussi, conclut Jean-Claude.

Ils quittèrent le navire, descendirent l'échelle de corde et entrèrent dans un souterrain caché dans les anfractuosités des roches écroulées. Il était formé par un chapelet de grottes, puis une sorte de cheminée ascendante assez difficile à escalader. Enfin, ils parvinrent dans la lande. Leur ami leur dit au revoir et nos amis partirent.


Tandis qu'ils marchaient dans le vent, dans la brume, pour retourner chez eux au village, pensant au récit du garçon, Philippe, tout à coup, rompit le silence :

-Et bien moi, mes amis, je pense que Yannick ne nous dit pas toute la vérité.

-Comment ! interrogèrent les filles en s'arrêtant. Que veux-tu dire par Ià, Philippe?

-Et bien, je me pose des questions, expliqua Philippe. Il vit chez sa grand-mère. Bon. Pourquoi travaille-il ?

-Parce qu'elle est pauvre, suggéra Jean-Claude. II travaille dur pour l'aider. Il lui donne tout l'argent qu'il gagne et ne garde rien pour lui. Il nous l'a expliqué.

-Peut-être. Et pourquoi vient-il vraiment ici ? ajouta Philippe. Il affirme qu'il aime faire peur aux gens du village. Et s'il voulait seulement éloigner les habitants de l'endroit du cimetière de navires où il se trouve...

-Mais pour quelle raison ? demanda Véronique.

-Justement, dit Philippe en donnant la main à son amie, très bonne question. Pour quelle raison ?

-Je ne vois qu'une manière de le savoir, réfléchit Jean-Claude.

-Ah oui ? Je t'écoute, répondit Philippe.

-On revient visiter les lieux quand Yannick n'y est pas, une nuit.

-La nuit! s'inquièta Christine.

-Au milieu de la nuit ! ajouta Véronique, en retirant sa main de celle de son copain.

-Oui, à la nuit, répéta le garçon. Reprendre le souterrain, monter sur le bateau et le fouiller. On trouvera peut-être un indice, on découvrira peut-être une explication.

-D'accord, conclut Philippe.

-Moi aussi renchérit Christine, je serai de l'aventure.

-Bon, si vous y allez tous les trois, ajouta Véronique, j'accompagnerai.

-Pourquoi pas ce soir? proposa Jean-Claude.

-Très bien. Ce soir.


Ce soir-là, nos amis se couchèrent tôt. Vers vingt-trois heures, ils entendirent les parents de Véronique se retirer dans leur chambre. Les garçons bavardèrent encore un peu, assis sur le lit. Puis, vers minuit moins quart, ils se levèrent. Ils s'habillèrent en sombre, jeans, t-shirt noirs, baskets. Sans bruit, ils poussèrent la porte de leur chambre et se retrouvèrent dans le petit couloir.

-Où restent les filles? souffla Jean-Claude.

-On ne peut pas les laisser tomber, souffla Philippe.

-Non, elles vont être furieuses si on y va sans elles. Viens, on va aller les réveiller.

-Laisse-moi faire, murmura Philippe.

Il ouvrit la porte de la chambre des filles. Elles étaient habillées, comme les garçons, mais elles étaient endormies chacune sur son lit. Philippe s'approcha de Véronique. Il la regarda d'abord, sous le rayon de lune. II la trouva bien jolie, avec ses deux longues tresses blondes. Alors, comme le prince charmant des histoires, il se pencha vers elle et lui donna un petit baiser sur le front pour l'éveiller. Véronique ouvrit les yeux.

-Oh ! Philippe ! Que fais-tu dans notre chambre ?

-On part au cimetière de bateaux. Et n'oublie pas ta lampe de poche, ajouta le garçon.

Les filles sortirent de la chambre. Les quatre enfants traversèrent le couloir, descendirent sans bruit l'escalier qui craquait à chaque pas et se retrouvèrent dans la rue éclairée par quelques réverbères. Pas de chance, un fine pluie froide tombait.

-On va être trempés, remarqua Christine.

-Tant pis, chuchota Philippe. On séchera plus tard, on n'est pas en sucre.


Ils sortirent. Ils marchèrent d'un pas rapide vers la plage, puis ils longèrent le chemin qui monte le long de la falaise et mène dans la lande. Ils eurent quelques difficultés à retrouver l'entrée du souterrain. Ils risquèrent d'allumer la lampe de poche et s'enfoncèrent dans la profondeur de la terre.

Après avoir descendu la cheminée rocheuse avec précaution, ils traversèrent les grottes, se faufilèrent à quatre pattes dans le petit souterrain tout en bas et débouchèrent enfin sur la plage.

Les masses sombres des barques du cimetière marin se découpaient, fantomatiques, sous le ciel un instant étoilé entre les nuages. La marée était descendante, presque basse. Ils n'eurent aucune difficulté à s'approcher du bateau où pendait l'échelle de corde. Il ne pleuvait plus.

-Éteins la lampe, ordonna Jean-Claude.

-Venez, on monte, commanda Philippe.

Ils grimpèrent tous les quatre à l'échelle de corde et se hissèrent sur le pont du bateau. La cabine de pilotage était tout à fait sombre et noire.

-Je ne crois pas qu'il soit là, souffla Jean-Claude.

-Non, moi non plus. Mais il faudrait aller vérifier, répondit Christine.

-D'accord, j'y vais, chuchota son frère.

Ils entrèrent dans la cabine. Personne. Ils trouvèrent une enveloppe posée sur la table. Elle n'était pas scellée. II était marqué : Yannick.

Christine la prit et regarda les autres. Philippe alluma la lampe de poche. La fillette ouvrit. À l'intérieur, se trouvait une lettre pliée en quatre.

"Mon Yannick,
Je ne pourrai pas venir avant mardi ou mercredi, mais après cela, je resterai quelques jours avec toi. Je cherche toujours à établir la preuve de mon innocence. Je te remercie pour tout ce que tu fais pour moi. Merci pour les provisions, pour les habits, pour ton courage, pour ton silence. Je t'embrasse très fort, Papa".

-Mon Dieu! murmura Jean-Claude. Je comprends tout à présent.

-Quel courageux garçon! ajoutèrent les filles.

-Notre ami travaille pour nourrir son papa, pour l'habiller et il ne garde rien du tout pour lui. Il donne tout à son père. Pour que son père puisse essayer de faire la preuve de son innocence. Et ils se voient ici, à l'abri des regards indiscrets, grâce à la sirène. Voilà donc le terrible secret de Yannick.

-Venez, remettons la lettre dans l'enveloppe et partons, insista Christine.

-Oui, mais au moins, maintenant, on connait la vérité et on pourra peut-être aider notre ami, conclut Philippe.

Ils retournèrent à la maison, se couchèrent et s'endormirent épuisés.


Le lendemain, une forte tempête bouleversait la mer. Les vagues en furie se fracassaient avec force le long des rochers de la falaise, faisant mousser et sauter leur écume. Le vent sifflait avec violence. La pluie était cinglante et froide. Nos amis envisagèrent d'aller faire un tour jusqu'à la côte sauvage, entre le rocher Saint-Pierre et celui du Men-du, pour aller voir éclater les embruns.

-Vous voulez aller vous balader par ce temps? firent remarquer les parents. Si cela fait votre bonheur, prenez vos imperméables et allez-y.

Nos amis s'équipèrent et partirent. Ils arrivèrent entre les deux gigantesques éperons, au bord de la falaise. Les lames y étaient les plus fortes, les vagues les plus puissantes. La tempête avait transformé la côté sauvage en un enfer tourbillonnant d'écume blanche, balayée de vents hurlants.

Soudain, ils aperçurent Yannick au milieu des rochers. Il était toujours pieds nus, torse nu, en short comme d'habitude, malgré le froid et la pluie. Il leur fit signe. II ne bougeait pas. Nos amis l'observèrent, étonné. Le garçon fit un autre signe.

-Il semble coincé ou blessé, cria Jean-Claude. Vite ! Descendons.

Tous les quatre se précipitèrent dans le souterrain, traversèrent les grottes et débouchèrent sur la plage. Les vagues se fracassaient les unes après les autres sur les rochers. En un instant, nos amis furent trempés d'eau de mer cette fois. Mais, se faufilant entre les coques des navires échoués au milieu des vagues, ils arrivèrent à l'endroit où se trouvait Yannick. Chaque lame, le recouvrait en passant. II grelottait de froid. II avait glissé tantôt et demeurait coincé entre deux rochers.

-Vite, prenez une barre de fer, là-bas, ou bien une planche, cria Philippe. Vite, on va le dégager du rocher. Créons un levier. Dépêchez-vous !

Les filles revinrent avec une barre de fer rouillée. S'appuyant sur un des rochers, tous les quatre tirèrent de toutes leurs forces. Le rocher bougea un peu et Yannick put lever son pied. Jean-Claude ôta sa veste et en revêtit son ami. Une lame les recouvrit tous les cinq. Ils étaient trempés d'eau froide de la tête aux pieds.

-Allons au bateau, proposa Yannick. Cela fait un long moment que je suis bloqué ici. Heureusement vous êtes venus ! Sans vous, je ne sais pas ce que je serais devenu ...


Ils accompagnèrent leur copain sur le bateau abandonné. Ils tremblaient tous de froid, ruisselants d'eau de pluie et d'eau de mer.

Tandis qu'ils se réchauffaient peu à peu, ils observèrent les vagues et la tempête s'acharner près d'eux.

-Oh regardez, s'écria Philippe, là-bas, à la pointe : une barque en perdition !

En effet, vers la pointe du rocher Saint-Pierre, une barque, détachée sans doute d'un navire, et sans occupant, balançait, livrée à la furie des flots.

-Comme d'habitude, expliqua Yannick. Elle va s'écraser le long du rocher Saint-Pierre. C'est toujours là que les navires s'éperonnent et coulent. C'est là d'ailleurs que je fouille, depuis des mois, tous les jours ou à peu près, l'eau et le sol, pour trouver le coffre dans lequel se trouverait le livre de bord, celui des deux marins ivres morts en mer. Regardez, la barque va se fracasser.

Nos amis suivirent le frêle esquif des yeux mais, à la dernière minute, un tourbillon fit tourner la barque sur elle-même puis l'envoya se fracasser, non pas contre le rocher Saint-Pierre mais huit cents mètres plus loin, contre le rocher du Men-du.

-Et là, demanda Jean-Claude, tu as déjà cherché ?

-Non, non réfléchit le garçon, jamais.

-Et si le bateau des deux marins avait été dévié lui aussi par le tourbillon en direction du Men-du ?

-Tu as peut-être raison ...

-Allez, venez, allons-y. Tu tiens le coup ?

-Oui, ça va, remercia Yannick, grâce à ta veste. Et toi ?


Nos amis, trempés, dégoulinants, enlevèrent tous leurs vestes pour être plus agiles. En jeans, t-shirt et tennis, ils affrontèrent les vagues. Le vent sifflait sa rage. Sautant de rocher en rocher, ils se dirigèrent vers du Men-du, noyé dans la tourmente. Et là, toujours sous la pluie et dans le vent, au milieu des vagues impétueuses qui les recouvraient parfois, ils se mirent à chercher avec ardeur. Tout à coup, au milieu du fracas, Véronique poussa un cri :

-Venez !

Les autres s'approchèrent.

-Regardez, là, entre les rochers ! Je vois une espèce de petit coffret coincé !

Ils parvinrent à extraire la boîte entre deux passages d'énormes lames d'eau froide, et la ramenèrent au bateau.


Christine, qui garde toujours un canif sur elle, tenta d'ouvrir le coffre. Ce fut laborieux, mais, enfin, elle réussit. Quand enfin la serrure sauta, ils découvrirent un cahier noir avec «LIVRE DE BORD» inscrit en grosses lettres sur le fond sombre de la couverture.

-Le livre de bord du navire des deux marins, s'exclama Yannick.

Ils tournèrent fébrilement les pages, et, à la dernière, ils lurent la confession des deux marins dessaoulés :

"Nous sommes partis en mer, malgré que l'homme du phare nous l'ait interdit. On lui en voulait à cause de son intransigeance pourtant prudente et responsable et nous le payons cher. Au moment où j'écris ces lignes le navire est en train de couler. Puisse cet homme retrouver notre livre qui le disculpera de toute faute et prouvera son innocence. Dieu sauve nos âmes ! Pardon..."

Les deux marins avaient signé au bas.

-Ton père est tout à fait innocenté, maintenant, affirma Philippe.

-Oh oui, grâce à vous, mes amis.

Le garçon, les larmes aux yeux, embrassa ses copains.


À ce moment, la porte du petit habitacle s'ouvrit et un homme entra.

-Papa ! cria Yannick.

L'homme regarda nos amis :

-Qui sont-ils ? demanda-t-il, le regard inquiet.

-Des amis, cria Yannick. Des vrais amis, les meilleurs de toute ma vie, Papa. Regarde ce qu'ils ont trouvé.

-Le livre de bord ! Je suis sauvé, s'émut le papa du garçon.


Nos quatre amis, Yannick et son père empruntèrent le souterrain, pour remonter dans la lande. Pour la première fois, le père du garçon osa traverser le village. Il se dirigea droit vers la gendarmerie, sous le regard réprobateur des habitants, qui le suivaient des yeux.

Parvenus tous ensemble à la gendarmerie, ils furent reçus par un haut gradé qui regarda attentivement le livre de bord et lut la confession ultime des marins. II reconnut leur écriture.

II se tourna ensuite vers le père de Yannick :

- Plus de problème, mon gars. Tu n'as commis aucune faute. Tu peux retourner au phare, et, à partir d'aujourd'hui, je t'en nomme de nouveau le responsable. Nous te rendons toute notre confiance. Excuse-nous de t'avoir injustement soupçonné.

Dès ce jour-là, le papa de Yannick reprit son emploi au phare. Son fils n'eut plus besoin de travailler. Il put enfin passer des vacances, des vraies vacances, avec ses quatre nouveaux amis, Jean-Claude, Christine, Philippe et Véronique.