Béatrice et François
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L'arbre à sorcières (Partie 1) - L'arbre creux

     Un dimanche après-midi, Béatrice sonna chez son copain François. Le garçon l'accueillit avec plaisir. Ils ont tous les deux sept ans. 

Il raconta à son amie qu'il avait vu un arbre creux lors d'une promenade, un week-end précédent, en compagnie de son papa, sa maman et ses petites sœurs, Olivia et Amandine. Il précisa qu'on pouvait se glisser à l'intérieur du tronc. Il n'avait pas eu l'occasion d'y entrer ce jour-là et il rêvait d'y aller avec elle. Avec la permission des parents, ils se mirent donc en route vers cet endroit mystérieux.

Tu trouveras sans doute l'un ou l'autre arbre de la sorte dans les forêts ou parfois à l'entrée d'un village. Il faut bien chercher. Ce sont souvent des vieux tilleuls ou des chênes et on peut parfois se faufiler à l'intérieur.

 

Béatrice fut bien surprise en apercevant l'arbre immense qui se dressait au coin du bois.

- Le voilà, venait de crier François. Regarde comme il est beau!

C'était un chêne énorme, encore bien vert, et dont le tronc était tellement large qu'il aurait fallu cinq ou six enfants se donnant la main pour en faire le tour. Ce tronc était creux. L'entrée fort étroite. On ne pouvait s'y glisser qu'à un à la fois.

Béatrice entra la première.

Un instant, son oreille frôla l'intérieur du fût du chêne. Elle observait l'ouverture vers le haut. On apercevait le ciel. Elle entendit une voix rauque prononcer un mot étrange.

- NDEKO.

Notre amie, intriguée, tourna la tête et n'apercevant personne, ressortit du tronc.

- Que dis-tu François?

- Moi, répondit son copain, je n'ai rien dit.

- C'est curieux, fit Béatrice. À l'intérieur du tronc, j'ai cru entendre une voix. Qui m'a parlé?

- Attends, j'y vais, proposa le garçon.

Il entra à son tour dans l'arbre et frôla avec son oreille, tout à fait par hasard, un endroit où poussait un cercle de champignons. L'endroit même où son amie venait de poser la sienne, il y a un instant.

Il ne faut jamais mettre ton pied ou ta main dans un cercle de champignons. Peu importe qu'il se trouve sur le sol, sur une vieille souche d'arbre ou sur un tronc. Dans tous les cas, cela s'appelle un rond de sorcières. Si tu y poses ton pied ou ta main, tu peux être transformé instantanément en grenouille ou en crapaud. Si tu y colles ton oreille, tu entendras parler une sorcière. Voilà ce qui arriva à nos amis.

François se trouvait donc à l'intérieur du tronc. À son tour, il écouta attentivement. Et il entendit prononcer des mots étranges...

-NDEKO.

Il répéta "NDEKO", très étonné.

Puis ce fut : LOMAMI.

- LOMAMI? interrogea François.

- TUMBA.

- TUMBA? Ça veut dire quoi?

Pendant ce temps-là, Béatrice finissait le tour de l'arbre afin d'inspecter les environs pour vérifier que personne n'était caché ou occupé à leur faire une farce.

 

Quand elle revint devant l'entrée du tronc, elle fut bien étonnée d'en voir sortir non pas son copain, mais une fille du même âge et qu'elle n'avait jamais vue.

La nouvelle venue regarda notre amie.

- Où est mon petit frère Henri?

- Ton petit frère Henri? répéta Béatrice.

- Oui, tu ne l'as pas vu? dit la fillette.

Elle regardait autour d'elle. Elle portait une robe brune cousue dans un tissu grossier. Une pauvre robe effrangée. Elle était pieds nus.

- Et où est la maison?

- Quelle maison? demanda Béatrice.

- Mais la maison en bois autour de l'arbre. La maison de la sorcière.

- La maison de la sorcière?

Notre amie ne comprenait plus rien.

- Mais oui. Et mes moutons?

- Comment t'appelles-tu? interrogea Béatrice.

- Louise, et toi?

- Moi, c'est Béatrice.

Louise s'approcha de notre amie.

- Pourquoi tu t'habilles comme un garçon?

- Tu n'as jamais vu une salopette? demanda Béatrice. Les filles aiment porter cela.

- Une salopette? Ça veut dire quoi?

Et soudain, en observant cette fillette pieds nus, dans une robe si simple et qui cherchait ses moutons et son petit frère Henri, notre amie eut une idée.

- Louise?

- Oui?

- À ton avis, nous sommes en quelle année?

- En 1702 évidemment, répondit-elle en souriant.

- Mon Dieu! s'exclama Béatrice. On n'est pas en 1702, mais plus de trois cents ans plus tard, Louise. Tu ne trouveras pas ton frère ici. Tu as été échangée dans l'arbre contre mon copain François. Et lui doit se trouver à ton époque, trois cents ans en arrière, en l'an 1702.

Les deux fillettes s'assirent par terre, contre le tronc.


Louise raconta qu'elle gardait les moutons pour ses parents.

Ils vivaient fort simplement dans les villages en ce temps-là. Les enfants n'allaient que rarement à l'école. Ils surveillaient les chèvres et les moutons et les aînés s'occupaient des plus jeunes pendant que les parents travaillaient aux champs.

- Mon père possède douze moutons, dit-elle. Je les conduis paître, et en même temps, je me charge de mon petit frère Henri. Et je te jure, ce n'est pas facile, ajouta Louise. Il est très turbulent et surtout très désobéissant. Il ne veut jamais m'écouter.

Béatrice observait sa nouvelle amie en silence. Pauvre petite fille... pensait-elle.

- On passait pas loin de l'arbre à sorcières, poursuivit Louise. Elle a construit sa maison tout autour du tronc. Une maison en planches avec une porte et deux petites fenêtres. C'est une méchante femme. Elle fait du mal dans tous les villages aux alentours et on en a tous peur. Mais Henri s'est approché de sa cabane. J'ai couru derrière lui, j'ai crié. Il n'a pas répondu. Alors, comme je ne le voyais plus, je suis entrée dans la maison de la sorcière. Je te jure que mon cœur battait vite. J'avais drôlement peur. Heureusement, je ne l'ai pas vue. Puis je suis sortie du tronc, et me voici devant toi.

- Et moi, raconta Béatrice, je suis venue avec mon copain François. Il voulait me montrer cet arbre creux. Quand il y est entré, il a entendu une voix. Moi aussi d'ailleurs. Des mots bizarres que je ne comprenais pas. Une voix étrange. Je crois que vous avez été échangés.

Louise était atterrée.

- Je ne vois qu'une solution, continua notre amie. Si tu veux retrouver ton petit frère et moi mon copain, il faut que nous allions à ton époque, en 1702, et pour cela, nous devons entrer dans l'arbre, et répéter les mots magiques.

Béatrice se glissa dans le tronc. Louise se serra contre elle. 

Notre amie posa son oreille au milieu du cercle de champignons, au milieu du rond de sorcières.

Elles entendirent NDEKO.

Elles répétèrent : NDEKO.

- LOMAMI, TUMBA.

- LOMAMI, TUMBA.


Il faisait bien sombre tout à coup. Béatrice comprit qu'elle était arrivée en 1702, au milieu d'une étrange maison ronde construite autour du tronc de l'arbre creux. Le cœur battant et se tenant toujours par la main, elles sortirent du chêne et passèrent ainsi directement dans la maison de la sorcière.

Elles observèrent une longue table couverte de poussière, une ou deux chaises branlantes, une petite cheminée. Quelques braises achevaient de s'y consumer. Des toiles d'araignée pendaient au plafond. Le plancher grinçait.

Une grenouille coassait sur la table, mais les deux amies n'y prêtèrent guère attention. Elles ne remarquèrent pas, en passant à côté d'elle, qu'autour de sa patte avant gauche, se trouvait une bague, une horrible bague de sorcière, avec une tête de mort sculptée.

 

Les deux filles sortirent de la cabane.

- Henri, Henri! cria Louise.

- François, François! lança Béatrice.

Aucun des deux garçons ne répondit. Soudain, Louise murmura :

- Vite, cachons-nous. J'entends des voix. Quelqu'un s'approche, c'est peut-être la sorcière qui vient.

 

Apeurées, elles se couchèrent à plat ventre derrière un taillis fait de broussailles. Béatrice vit arriver trois grands garçons. Ils semblaient âgés de quatorze, quinze et seize ans.

- Je les connais, chuchota Louise. Ce sont trois frères, des courageux. Le plus jeune surtout. Il s'appelle Louis, enfin, au village on le nomme tous Petit Louis. C'est le plus audacieux de tous les garçons des environs.

Petit Louis tenait un gros bâton en forme de gourdin à la main. L'aîné portait une longue fourche, son cadet serrait un couteau.

- Allons-y, encouragea Petit Louis en s'arrêtant un instant. Nous arrivons à la maison de la sorcière. On va lui régler son compte. Elle fait trop de mal dans nos familles. Suivez-moi. 

Les trois garçons entrèrent.

Les deux filles virent comme un éclair, puis entendirent un coup de tonnerre. Les trois garçons sortirent en courant, mais sans leurs armes.

- Raté, enragea l'aîné.

- Non, dit Petit Louis. Ce n'est pas raté. Regardez les gars. Pendant la bataille, je suis parvenu à lui arracher cette bague. Sa bague magique. Voyez la tête de mort. Séparée d'elle, la sorcière perd tous ses pouvoirs.

- Tu es le meilleur, déclara son frère. Où allons-nous la cacher?

- Je vais la mettre dans l'étable ou dans la grange, chez nous, répondit Petit Louis.

- Ne fais pas ça, dit l'aîné. La sorcière risque de venir fouiller partout, déguisée en grenouille et si elle retrouve sa bague, elle se vengera.

- Écoutez mon idée, dit Petit Louis. On pourrait la cacher sur l'île, au milieu du lac. Quelques grosses pierres y traînent dans la boue. Je pourrais glisser la bague en-dessous d'une d'entre elles.

- Je n'ai pas appris à nager, regretta le second.

- Moi, non plus, ajouta l'aîné des trois frères.

En ce temps-là, les enfants allaient peu ou pas à l'école, et surtout, il existait peu de piscines. Ils apprenaient rarement à nager.

- Moi, je sais, affirma Petit Louis. Notre père m'a appris quand notre petite sœur s'est noyée dans la rivière.

 

Les trois garçons s'éloignèrent vers le lac. Béatrice et son amie Louise quittèrent leur cachette et les suivirent à distance. Elles pensaient avoir besoin de cette bague pour forcer la sorcière à leur rendre, l'une son frère, l'autre son copain. Arrivées près du lac, les deux fillettes se cachèrent à nouveau derrière des arbres. Elles préféraient ne pas leur parler.

Petit Louis plongea et nagea jusqu'à l'île. Là, il souleva une grosse pierre et plaça la bague en-dessous. Puis, il revint à la nage. Les trois grands repartirent vers le village.

- Il faudrait récupérer la bague, dit Louise. Mais je ne sais pas nager.

- Moi bien, précisa Béatrice.

Elle enleva ses baskets, mais garda sa salopette verte. Elle entra courageusement dans la boue, puis dans l'eau froide et elle nagea jusqu'à l'île. Là, grelottant un peu, elle se glissa entre les rochers. Elle eut bien du mal à soulever la grosse pierre sous laquelle se trouvait la bague. Elle dut même s'aider avec une longue branche en guise de levier. Enfin, elle la prit, la passa à son doigt et revint en nageant. Elle enfonça la bague au fond de sa poche.

- Et maintenant, on retourne chez la sorcière, dit-elle.

- Ah, si nos garçons savaient tout ce que nous faisons pour eux, ajouta Louise.

 

Les deux filles arrivèrent assez vite à l'arbre à sorcières.

Le cœur battant la chamade, les mains tremblant un petit peu, la langue et la bouche sèches à cause de l'angoisse, elles entrèrent dans la cabane sombre. La grenouille se trouvait toujours sur la table mais elle n'avait plus de bague à la patte.

Béatrice l'entendit coasser. Elle s'arrêta et l'observa un instant.

- Louise.

- Oui, répondit la fillette.

- Et si cette grenouille était la sorcière. Peut-être qu'elle ne peut plus se métamorphoser sans sa bague.

Louise ne répondit pas. Elle tremblait de peur.

 

- Tu es la sorcière? demanda Béatrice.

La seule réponse fut un coassement.

Notre amie sortit un canif de la poche de sa salopette. Elle ouvrit la longue lame et la pointa au-dessus de la tête de la grenouille.

- Parle. Es-tu la sorcière?

- Quel beau couteau! dit Louise.

- C'est un canif avec toutes sortes de lames et d'outils, mais ça n'existe pas à ton époque, expliqua Béatrice.

- Ça semble bien utile, admira Louise.

- Si tu réponds encore en coassant, insista Béatrice en se tournant vers la grenouille, je coupe une de tes pattes.

- Bon, bon, s'énerva la grenouille-sorcière. Que voulez-vous?

- Ma copine veut récupérer son petit frère et moi mon ami François. Où les caches-tu?

- Ils sont devenus, l'un comme l'autre, une nouvelle branche de l'arbre, et pour les retrouver, il faut que vous me rendiez ma bague car sans elle je n'ai plus aucun pouvoir.

Les deux filles se regardèrent un instant.

- Pas question, cria Béatrice. Si on te remet ta bague, tu vas nous faire du mal. Rends-nous d'abord mon copain et le petit frère de mon amie.

- Sans ma bague, rien n'est possible. Et vous, toutes seules, vous ne réussirez jamais, car pour récupérer toi ton petit frère et toi ton ami, il faudrait que vous ayez des doigts pourpres, comme les sorcières.

- Viens, chuchota Louise, sortons. Je crois que j'ai une bonne idée.

Les deux fillettes quittèrent la cabane.

 

- Il faut avoir les doigts pourpres, a dit la sorcière, reprit Louise. Or, je connais une fleur peu ordinaire qui pousse dans les bois. On l'appelle la digitale. C'est un poison, mais ces fleurs en forme de petites clochettes sont pourpres. II suffirait de mettre une clochette à chacun de nos doigts comme des dés à coudre et nous aurions des doigts pourpres.

On trouve des digitales dans nos forêt d'Ardenne. Mais toi qui lis cette histoire, fais bien attention! Ne mets jamais, comme Béatrice ou comme Louise, ne glisse jamais au bout de tes doigts, une petite clochette pourpre de cette fleur appelée digitale, car elle contient un poison.

D'abord, tu risques de te faire piquer par une abeille car elles vont butiner là au fond. On ne les voit pas. Mais surtout, si tu joues avec une digitale, tu risques d'être malade. La digitale renforce le cœur et accélère son rythme. Donc, ne fais jamais cela! Mais ici, pour nos amies, il s'agissait de sauver l'une un petit frère et l'autre un ami.

Louise trouva une digitale, cueillit dix petites clochettes et en glissa une au bout de chacun de ses doigts. Puis, observant bien l'arbre, elle remarqua qu'une branche ne ressemblait pas aux autres. Elle semblait argentée. Elle saisit la branche entre ses mains, et au même instant, elle reçut son petit frère Henri qui se tenait à présent entre ses bras.

Le petit garçon pleura et remercia sa grande sœur de l'avoir délivré du maléfice de la sorcière. Il promit que désormais, il lui obéirait sagement.

 

- Je ne vois pas d'autre branche argentée, soupira Béatrice. À mon avis, mon copain m'attend à mon époque. Il faut que je retourne chez moi, Louise. Nous ne nous verrons plus. Mais, avant de nous quitter, je t'offre mon canif.

La fillette ouvrit de grands yeux.

- Tu me le donnes?

Des larmes coulèrent sur ses joues.

- Je n'ai jamais reçu de cadeau aussi extraordinaire de toute ma vie. On est trop pauvres chez moi. Merci Béatrice.

- Tu pourras retrouver tes moutons?

- Oui, là-bas, dans la petite clairière. Je n'aurai aucune difficulté à les rassembler. Merci pour ton aide.

- C'est moi qui te remercie, insista notre amie. Sans toi, je n'aurais pas réussi. Louise, nous ne nous verrons plus jamais. Nous sommes séparées par plus de trois cents ans. Trois siècles! Mais je te jure que tu restes mon amie pour toujours.

- Moi aussi, ajouta Louise. Je t'embrasse. Je n'ai malheureusement aucun cadeau pour toi, mais je t'offre mon amitié.

- Merci, chuchota Béatrice, émue. L'amitié c'est le plus beau des cadeaux.

Les deux fillettes se serrèrent sous le regard étonné de Henri. Puis, Béatrice entra à l'intérieur de la cabane de la sorcière. La grenouille, dénuée de ses pouvoirs, était toujours sur la table.

 

Notre amie passa rapidement devant elle, se faufila dans l'arbre et colla sa tête contre le tronc, dans le rond de sorcières. Elle répéta la formule magique dès qu'elle l'entendit.

- NDEKO, LOMAMI, TUMBA.

Quand elle sortit du tronc d'arbre, Béatrice ne vit plus la cabane. Elle n'existait plus à notre époque. Il ne restait que le rond de sorcières.

Elle chercha une digitale. Quand elle en repéra une, elle glissa un des petits clochetons au bout de chacun de ses doigts, comme des dés à coudre. Elle remarqua une branche grisâtre en observant l'arbre. Elle la saisit et reçut son copain François dans ses bras.


Ils s'échangèrent un bisou, et je crois bien que c'était la première fois, ce jour-là.

- Tu es l'amie la plus courageuse que je connaisse, remercia François. J'étais prisonnier de la sorcière et tu m'as délivré. Merci.

 

- Oh! François! regarde ce que j'ai là.

Béatrice glissa ses doigts dans la poche de sa salopette, après avoir retiré tous les petits clochetons de digitale pourpres et s'être lavé les mains abondamment dans un ruisseau. Elle sortit la bague à tête de mort de la sorcière. Elle n'y avait plus songé en quittant Louise.

Notre amie conserve cette bague et elle me la prête si je la lui demande. Je te la montrerai, si un jour je te conte cette histoire.

Mais elle n'est pas finie... Lis vite la suite de cette passionnante aventure: "Le livre de la sorcière", au n° 18.

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