Christine
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La Grande Peur de Christine

     Christine revenait chez elle après une journée entière passée en forêt. Une longue randonnée comme elle les aime. Et une baignade. Le soir tombait, sombre, gris. Il ne pleuvait pas, mais le ciel nuageux menaçait. Elle se sentait fatiguée et avait faim.

Elle parvint à la maison et ouvrit la porte.

-Papa, maman, me voilà!

Personne ne répondit.

-Papa, maman!

Tiens, où sont-ils?

Elle sortit de la maison. Elle longea le hangar où son papa entrepose le bois qu'il coupe et vend à ses clients. Elle arriva près d'un grand chêne, où son père lui a installé une balançoire. Elle s'assit et attendit patiemment en se balançant.

Après un quart d'heure, elle réfléchit que ce n'était pas normal. Quand elle rentre, au moins un des parents est là. Elle retourna dans la maison.

-Maman! Je mangerais bien quelque chose. J'ai faim.

Elle leva le couvercle de la huche à pain. Vide! Il ne restait plus que des miettes. Avec le bout de son doigt, elle en prit quelques-unes qu'elle lécha. Elle ouvrit l'armoire à provisions. Vide, elle aussi.

Des voleurs seraient-ils venus chez moi? se demanda-t-elle.

Elle inspecta le contenu de la grande casserole dans laquelle sa mère cuit le dîner. Rien.

Elle alluma la lumière. À ce moment-là, Christine découvrit dans un coin de la pièce, près de l'escalier, une tache sombre, par terre. Elle s'en approcha et se baissa. C'était rouge foncé. Elle y frotta son doigt. C'était du sang!

Que se passe-t-il? songea notre amie de plus en plus inquiète.

Maintenant, sa crainte se transformait en peur. Son étonnement fondait, remplacé par l'angoisse.

Elle fit le tour de leur petite maison. Elle trouva la chambre des parents bien rangée. Elle monta à la sienne, par l'escalier en bois. Tout apparut en ordre également. Elle redescendit. Elle visita encore les armoires. Les planches étaient dégarnies. Elle ne vit plus rien à manger. 

-Oui, soupira-t-elle, des voleurs sont venus chez moi.


Christine ressortit. Elle fit le tour extérieur de la maison. Elle fouilla le hangar, scruta les environs et, comme elle n'y trouva rien d'anormal, elle retourna de nouveau dans la salle de séjour. La nuit était tout à fait tombée. Elle alluma la lumière qu'elle venait d'éteindre.

Elle vit en entrant quelque chose qui luisait sous l'armoire à provisison. Elle se mit à quatre pattes, et découvrit un revolver. Ses parents possèdent un fusil, mais pas de revolver.

La fillette le prit, le tourna, le retourna entre ses mains. Elle sortit le barillet. Il y manquait deux cartouches! Elle le remit en place, et glissa la sécurité. Puis, le serrant entre le pouce et l'index, elle ressortit de la maison. Elle grimpa agilement vers les hauteurs du grand hangar. C'est son domaine, là-haut. Elle y a ses cachettes secrètes. Elle déposa le revolver entre deux poutres, puis elle revint à la maison.

Elle écouta le silence avant d'entrer.

Il faisait tout noir maintenant. Elle songea qu'il était trop tard pour aller au village. Elle monta les escaliers et entra dans sa chambre. Elle ôta ses tennis et ferma sa porte. Puis elle ouvrit toute grande la fenêtre. Elle s'assit sur son lit et attendit son hibou, le cœur battant au rythme de sa peur. 


Chachou, le hibou qui lui apprit le langage des animaux quand elle était petite, arriva un peu plus tard. Notre amie n'avait pas même osé mettre son pyjama. Elle voulait être prête à redescendre ou à se sauver par la fenêtre à la moindre alerte.

-Bonjour Christine.

-Bonjour Chachou.

-Tu sembles toute pâle, s'étonna l'oiseau.

-J'ai peur. Je me demande où sont mes parents. Je ne sais pas ce qu'ils sont devenus.

-Oh, moi les miens, je ne les connais même pas, fit Chachou.

-Oui, mais toi, un oiseau, c'est différent.

-Ah bon! Ils ont peut-être eu un accident...

Le hibou ne parle pas, bien sûr, il hulule, mais notre amie le comprend.

-Oh, Chachou, tu veux bien être gentil? Tu peux voir la nuit. Va faire un vol de reconnaissance aux trois chantiers de papa. Survole ensuite le chemin du village, tu apercevras peut-être mes parents, et comme ça, je courrai vite à leur rencontre.

 

Le hibou s'envola et revint une demi-heure après en disant qu'il n'avait rien découvert d'anormal.

-Ils reviendront demain, ajouta Chachou.

-J'espère, murmura Christine. Je n'ai rien eu à manger.

-Tu veux que je t'apporte une souris? proposa le hibou.

-Pour quoi faire?

-Pour te nourrir, moi aussi je mange des souris.

-Moi, je ne suis pas un hibou, dit la fillette. Je ne mange pas de souris.

-Si tu n'en veux pas, c'est que tu n'as pas si faim que ça.

Il partit. Christine resta sans bouger sur son lit et puis elle finit par s'endormir.


Quand elle se réveilla le lendemain matin, elle ouvrit sa porte.

-Papa, maman!

Mais ils n'étaient toujours pas revenus.

Elle arrangea ses deux tresses, et remit ses chaussures de toile.

-Je vais prendre mon vélo et aller voir moi-même à l'endroit où papa abat des arbres. Il a peut-être eu un accident, décida-t-elle.

Toute la matinée, elle roula sur des chemins de la forêt, d'une coupe d'arbres à l'autre, à jeun. Elle visita les différents endroits où son père, bûcheron, gère ses chantiers. Elle n'y remarqua rien d'anormal. Elle ne vit aucune trace ni de son papa ni de sa maman.


Elle revint à la maison vers douze heures. Elle commençait à avoir vraiment trop faim. Elle n'avait rien mangé depuis hier midi.

Elle entra et poussa un cri d'angoisse et de surprise. Elle vit les armoires en désordre, la table déplacée, une chaise renversée. Elle monta à l'étage. La chambre des parents apparut sens dessus dessous, le lit ouvert, les oreillers jetés par terre. On avait fouillé sa chambre aussi. Son armoire était ouverte, et toutes ses affaires dérangées.

Les voleurs étaient revenus, et ils cherchaient quelque chose... le revolver, sans doute. Heureusement, elle faisait son tour à vélo pendant ce temps.

-Des bandits tiennent mes parents prisonniers, réfléchit notre amie. Et cette tache de sang indique qu'ils ont tiré sur papa et maman! Ils les ont blessés. Pourvu qu'ils ne soient pas morts! Non, ce n'est pas possible... Quelque chose de grave s'est produit... mais quoi? Et que faire?

Christine redescendit l'escalier. Elle contempla le désordre partout.


À ce moment là, elle entendit le bruit d'un moteur. Elle sortit vite de la maison, en pensant aux bandits. Elle se cacha derrière le hangar et observa.

Une voiture tout-terrain avec une remorque approchait, un client de son papa. Christine le connaissait bien. Cette famille venait chercher du bois toutes les semaines.

Notre amie sortit de sa cachette. Elle voulait parler à quelqu'un. La dame est très gentille. Les enfants sont encore petits. Cinq et six ans.

Christine fut bien tentée de leur expliquer ses malheurs, mais elle n'osa pas. Le monsieur sortit de la voiture.

-Bonjour. Ton papa est là?

-Non.

-Et ta maman?

-Non plus. Mais votre remorque vous attend.

-Bon. Je vais détacher celle-ci, et on accrochera l'autre à ma voiture.

Ils séparèrent la remorque vide de la voiture et fixèrent celle remplie de bûches à la place.

-Puisque ton papa n'est pas là, dis-lui que je le paierai la semaine prochaine.

-Oui monsieur, je vous remercie, répondit poliment notre amie.

Christine regarda dans la voiture. Les deux enfants mangeaient des galettes. Elle qui avait si faim! Elle en aurait bien mangé une. Mais elle ne dit rien. Elle baissa les yeux.

-Au revoir, fit l'homme en souriant.

Il monta dans sa voiture. Au moment de démarrer, sa femme lui murmura :

-Tu as vu la petite! Elle est toute pâle! Et seule. Pauvre enfant!

L'épouse sortit une pièce de deux euros.

-Donne-la lui. Elle s'achètera des caramels.

-Tiens. C'est pour toi. Pour t'offrir des bonbons.

Une fois encore, Christine ressentit l'envie de dire quelque chose mais elle n'osa pas. Ils ne sont pas de sa famille et elle ne les connaît pas assez bien.

Elle remercia gentiment. Elle vit la voiture s'éloigner dans le bois puis disparaître. Elle glissa la pièce de monnaie dans la poche de sa salopette. Elle avait toujours faim.


Mais avec deux euros, songea notre amie, je pourrais m'acheter quelque chose à manger au village.

Christine monta sur son vélo et partit jusqu'au magasin. Il faut une heure et demie pour s'y rendre, car le chemin est en mauvais état. Des ornières profondes le traversent, remplies d'eau et de boue, et qu'il faut contourner. 

Après une heure et demie donc, elle arriva au village. Elle se précipita dans le magasin. Elle ne possédait que deux euros. Elle regarda, réfléchit, calcula. Pour finir, elle choisit un petit pain et un bâton de chocolat. Cela faisait le compte juste.

Elle ressortit et se rendit au parc de jeux. Elle s'assit sur l'une des balançoires. Quelques enfants jouaient près d'elle. Elle songea à leur chance, parce que leurs parents les attendaient à la maison.

Elle mangea le petit pain, miette par miette, pour le faire durer plus longtemps. Après cela, elle avait encore très faim...

Elle sortit le bâton de chocolat de sa poche. Elle pensa d'abord à le réserver pour ce soir… mais affamée, elle le mangea sans plus attendre. Tant pis pour le souper.

Elle remonta sur son vélo et retourna chez elle. Il n'y a pas de bureau de police dans son village.


Quand elle arriva près de sa maison, elle observa une vieille camionnette assez abîmée, garée sous les arbres. Elle ralentit et coucha son vélo dans l'herbe. Elle s'approcha du véhicule et l'examina attentivement. Elle ne vit personne à l'intérieur. Ça ressemblait à une voiture volée.

Puis, elle s'approcha de sa maison. Prudemment, elle contourna l'habitation. Elle passa en-dessous de la fenêtre qui donne dans la salle de séjour et elle écouta. Elle entendit deux voix, un homme et une femme.

-Tu crois qu'on va encore devoir l'attendre longtemps?

-Je ne pense pas, affirma la dame.

-Je me demande quand elle va se décider à revenir...

-Elle arrivera avant la nuit, répondit la femme.

-Bon, dès qu'elle se montre, on la prend et en route.

-Oui, bien sûr.

-Les bandits m'attendent, murmura Christine. Ils projettent de m'emmener prisonnière. Je ne vais pas me laisser faire.


Notre courageuse et débrouillarde amie pensa d'abord au fusil des parents rangé dans leur chambre. Mais jugeant cela trop risqué, elle préféra refaire le tour de la maison et passa derrière le hangar. Elle y entra sur la pointe des pieds et monta sous le toit. Elle se glissa à califourchon, c'est-à-dire une jambe de chaque côté d'une des poutres, et elle attendit.

-Je reste ici. Ils finiront bien par s'en aller.

Mais ils ne partaient pas. Le soir tombait. Il commençait à faire sombre. Christine regardait de temps en temps par la petite lucarne de la toiture. Tout à coup, elle entendit un bruit de moteur. Une véhicule approchait, les phares allumés. Quelle chance! Une voiture de police!

Un homme en sortit. Il mit son képi et vérifia son revolver accroché à sa ceinture. Il s'approcha doucement de la maison de notre amie.

-Quelle chance, se répéta la fillette tout bas. Pourvu qu'il attrape les deux voleurs. Quand il les tiendra à sa merci, je me montrerai, mais pas avant.

L'homme avança vers la porte en silence. II entra brusquement et cria.

-Haut les mains, tous les deux.


Christine sortit alors de sa cachette, et se dirigea vers la maison. Elle emportait le revolver trouvé sous l'armoire. Elle entra, l'arme au poing. Le policier recula. L'homme et la femme ne bougèrent pas. Notre amie regarda la scène un instant en silence.

-Bravo! félicita le policier. Comment t'appelles-tu?

-Christine, monsieur.

-Bien. Formidable! D'où vient ce revolver?

-C'est celui des bandits. Je l'ai trouvé sous l'armoire.

-Bon, passe-le moi.

-Non! Non! s'écria la femme. Ne le donne pas, Christine. Fais attention! Tu te trompes. C'est lui le voleur. Nous deux, nous sommes des policiers. Nous venions te chercher.

-Taisez-vous, vous autres. Christine, dit le gendarme, va à ma voiture. Ouvre la portière, puis le boîtier. Tu y trouveras mon portefeuille. Tu verras ma carte d'identité, avec le signe "Police". Alors tu me feras confiance et tu me donneras le revolver.

La fillette alla jusqu'à la voiture et trouva le portefeuille. Elle l'ouvrit. Le sigle "Police" sur la carte d'identité plastifiée acheva de la convaincre.

Elle revint.

-Si ça te rassure, conserve le revolver des bandits, ajouta le policier. Nous allons attacher ces deux voleurs, et comme je suis tout seul, tu vas m'aider. Je t'explique. Ces deux individus que tu vois là, l'homme et la femme, sont entrés dans ta maison. Ils voulaient voler l'argent de tes parents. Ils les ont menacés avec l'arme que tu tiens en main. Ton papa a tenté de chercher le fusil. Un des bandits s'en est aperçu et a tiré. Ta maman est intervenue. Il a fait feu une seconde fois. Tu peux vérifier dans le revolver, il manque deux cartouches. Ils ont blessé tes parents, mais n'aie pas peur, ils se trouvent tous les deux bien soignés à l'hôpital. Je venais te chercher pour te conduire auprès d'eux.

-Christine, dit la femme. N'écoute pas ce qu'il raconte. Nous sommes des auxilaires de police envoyés par nos supérieurs pour te conduire à l'hôpital, près de ton papa et ta maman. Lui, c'est un bandit déguisé en policier.

Notre amie ouvrit le revolver et compta les balles. Il en manquait deux. Donc l'homme venu dans la voiture de gendarmerie disait la vérité.

À sa demande, Christine sortit chercher une corde. Elle tenait toujours l'arme en main.

Elle revint avec la corde.

-Voilà le revolver, dit-elle.

-Je te remercie. Mais tu peux le garder si tu veux.

Elle le lui remit. Il le glissa en poche.

-Tu sais faire des nœuds, petite fille?

-Oui.

-Et bien, tu vas ligoter solidement la dame. Il ne faut pas qu'elle s'échappe. Et vous autres, n'essayez pas d'intervenir.

Notre amie attacha les pieds et les mains de la femme.

-Christine, tu te trompes, supplia la dame.

Mais elle fit des nœuds solides comme son papa lui avait appris. Le policier ligota l'homme.

-Nous ne pouvons pas les emmener avec nous. Ce serait trop dangereux. Mais, sitôt au village, j'enverrai une équipe les prendre pour les mener en prison. Va t'asseoir dans l'auto, on part.


Christine courut jusqu'à la voiture. Le policier démarra dans l'obscurité complète. Il n'alluma pas ses phares tout de suite. Mais, au lieu de rouler vers le village, ils s'en éloignaient. Ils s'enfonçaient dans la forêt.

-Vous vous trompez de côté, murmura notre amie.

-Je connais le chemin, répondit l'homme.

-Moi aussi, affirma Christine. J'habite dans ces bois. Si on continue par là, la route s'arrête dans moins d'une heure.

Il continua à rouler.

La fillette se retournant, aperçut sur le siège arrière un gros sac à dos mal fermé, rempli de provisions de nourriture... les mêmes que chez elle.


Soudain, l'homme arrêta son véhicule. Impossible d'aller plus loin. Trop de boue dans les profondes ornières.

-Allez, tu sors.

Il prit le lourd sac à dos et Christine aperçut encore mieux les provisions qui s'y trouvaient.

-Bon, maintenant on marche par là-bas. En avant.

-Je ne veux pas aller de ce côté, dit notre amie. Ça ne conduit à rien. Vous allez vers une région de hautes collines, où il n'y a plus de chemin.

Elle s'arrêta.

-Tu avances, oui ou non, cria l'homme.

Tout à coup, Christine sentit qu'elle s'était trompée!

-Vous n'êtes pas un policier. Vous êtes le voleur.

L'homme la gifla.

-Ah, tu t'aperçois de ton erreur, dit-il en sortant son revolver. Tant pis pour toi. Tu marches à mes côtés. Maintenant, tu restes avec moi.


Ils avancèrent pendant une demi-heure l'un près de l'autre. L'homme serrait toujours son revolver en main. Il faisait tout noir. Il se mit à pleuvoir. Christine grelottait toute mouillée, sans veste. Elle pataugeait dans la boue du chemin. Et elle avait toujours si faim!

-J'ai froid, monsieur.

-Tant pis, tu avances.

-J'ai faim aussi. Vous portez des provisions dans le sac à dos. Vous ne voulez pas me donner quelque chose à manger?

L'homme s'arrêta, se tourna vers la fillette et la gifla encore deux fois.

-Je suis sûre maintenant que vous n'êtes pas un policier, cria Christine. Je n'aurais pas dû vous écouter. Je n'aurais pas dû attacher les deux autres.

-Oui, tu n'as pas été très futée. Tant pis pour toi. Tu avances.

II prit Christine par la main, et la serra très fort, la forçant à marcher, puis il la lâcha.

-Si tu essaies de t'échapper, je tire dans tes jambes et je t'abandonne le long du chemin, je te préviens. Alors avance et reste à côté de moi.


Ils progressaient l'un à côté de l'autre, souvent dans la boue parce qu'on ne voyait pas où l'on marchait. Christine s'enfonçait parfois jusqu'aux chevilles, avec ses tennis. Elle tremblait de froid, trempée de la tête aux pieds. La pluie tombait serrée à présent.

Ils approchaient du carrefour des trois routes. Elle entendit un cri de renard.

Il chasse sur son territoire, songea notre amie.

-Hou, hou!

Un hibou.

Il chasse aussi sur ses terres. Puis Christine pensa tout bas. Moi aussi, je suis sur mon territoire. Je connais ma forêt par cœur. Je pourrais peut-être tenter quelque chose...

-Monsieur. Vous voulez aller de l'autre côté des hautes collines?

-Oui.

-Aucun sentier ne les traverse. II faut passer par le bois de sapins.

-Par le bois de sapins, dis-tu?

-Oui, parce que par où nous allons, là tout droit, nous arriverons au pied de hautes barrières de roches infranchissables.

-Je veux bien te croire, mais si tu me racontes des bêtises, gare à toi. Et tu restes à côté de moi.

Au carrefour des trois routes, Christine fit tourner le bandit vers la gauche. Ils prirent le mauvais chemin qui mène aux marais. Notre amie sourit dans la nuit.

Première victoire, songea la fillette. Je le mène où je veux. Je vais me battre et je vais gagner. Oui, je vais aller le perdre dans le grand marécage.


Il faisait tout noir. Elle ne voyait plus le bandit qui pourtant avançait à côté d'elle. Donc, lui ne pouvait pas l'apercevoir non plus. Mais elle entendait le bruit de ses pas dans la boue du chemin.

Elle anticipa la route sur laquelle ils se trouvaient. Elle songea à cette petite rivière qui croise leur piste. Et le long de ce cours d'eau, sur le côté, un grand tronc d'arbre déraciné gît dans la boue depuis longtemps. Il crée une sorte de barrage entre les deux rives, au raz de l'eau.

Quand on passera dans le courant, en traversant le gros ruisseau, on ne percevra que le bruit de nos propres pas dans l'eau, songea notre amie. Il ne m'entendra plus marcher à côté de lui. Si je m'arrête, il continuera seul. Il ne saura pas que je me tiens immobile. Il ne me verra pas. Puis, je me cacherai derrière le tronc d'arbre qui est couché, et je le laisserai partir. Il ira se perdre dans le marécage, et j'en serai débarrassée.

-Je sais à quoi tu penses, affirma l'homme. Tu prépares un petit plan pour t'échapper dans le noir, mais, je te préviens, ça ne marchera pas. J'ai un revolver, et, si tu te sauves, je n'hésiterai pas à tirer sur toi.

-Je n'oserais pas, souffla Christine. Je marche à côté de vous.

-Bien. N'essaie pas de faire l'idiote.

-Je ne saurais pas monsieur. Comment voulez-vous que je puisse m'encourir?

-Tu as raison. Tu ne peux pas t'enfuir. Et tu n'es qu'une petite fille.

On va voir ça, songea notre amie.


Ils arrivèrent à la rivière. Ils entrèrent dans l'eau. Le niveau du ruisseau montait à cause des pluies. Cela faisait encore plus de bruit que d'habitude. Ils pataugèrent dans l'eau et Christine s'arrêta. L'homme s'éloigna sans penser que la fillette demeurait immobile.

Elle fit un premier pas vers le tronc couché, un deuxième, puis un troisième. Elle sentit bientôt l'arbre contre sa hanche. Elle l'enjamba et se mit à quatre pattes de l'autre côté. Elle se coucha à plat ventre dans la vase. Elle la sentait entrer ses vêtements. Mais son plan semblait bon. Elle ne bougea plus.

Les parents préfèrent retrouver leur enfant couvert de boue qu'un enfant mort, se dit-elle.


Soudain l'homme cria.

-Où es-tu?

Notre amie comprit qu'il venait de s'apercevoir qu'elle ne marchait plus à ses côtés. Elle s'enfonça encore plus dans la boue. Elle lui vint même sur le dos. Sa salopette collait à son corps, imprégnée de vase.

-Où es-tu? cria-t-il encore.

Silence. Nuit noire. Peur.

-Ah, mais je te vois, dit-il tout à coup. Tu te caches là derrière... Sors de là et reviens près de moi, sinon, je tire. Je compte jusque trois. Un.

Impossible, réfléchit Christine. Il ne peut pas me voir, couchée dans la boue, derrière le tronc d'arbre.

-Deux! Attention, je vais tirer dans tes jambes, tu vas avoir très mal.

Christine tremblait autant de peur que de froid, à présent. Son cœur battait la chamade.

-Trois.

Pan!

La fillette entendit le coup de feu. Mais elle ne sentit aucune douleur.

-Sale gamine!

L'homme s'éloigna, sans Christine. Elle avait gagné!

Pendant plusieurs minutes, pensant qu'il restait peut-être pas loin à l'épier, elle ne bougea pas dans la vase. Elle n'entendait plus rien.

Puis, elle sortit de la boue, dégoulinante et grelottante de froid. Elle enjamba le tronc d'arbre, fit trois pas dans le petit ruisseau, puis remonta sur le chemin et courut dans le bois de sapins vers sa maison. Elle connaissait bien le chemin, et, malgré la nuit, elle n'allait pas se perdre.


Revenue au carrefour des trois routes, elle aperçut les faisceaux de deux lampes de poche. Les deux gendarmes? Elle courut vers eux et se montra dans la lumière.

-C'est toi Christine?

-Je vous demande pardon, madame. Je vous ai attachée avec la corde. Je ne savais pas que vous étiez des policiers. J'ai honte.

-Je te comprends, répondit la femme. À ta place, je me serais trompée aussi, ajouta-t-elle gentiment. On s'est détachés. On a entendu la voiture s'éloigner dans le bois. On vous a suivis de loin. On ne voulait pas te mettre en danger. On va te mener à l'hôpital chez tes parents, et, là, tu recevras enfin à manger et tu pourras te laver.

-Et le bandit? demanda notre amie.

-Nous ne pourrons pas l'attraper pendant la nuit. Il est armé et nous pas.

-Je peux appeler mon hibou. Il voit dans le noir. Je pourrais lui demander de se poser sur un arbre, près du voleur. Ainsi, vous vous approcherez de lui sans danger. Vous l'attraperez facilement. Lui, il ne pourra pas vous voir.

-Tu auras encore le courage et la force de nous mener jusque-là? Tu trembles de froid, dit l'homme.

-Oui, affirma Christine.


Elle retourna avec eux dans le bois. Elle appela son hibou et lui expliqua ce qu'elle attendait de lui. Il vola un moment. Il aperçut le bandit, qui n'avait guère avancé car il tombait souvent en butant sur des racines ou des branches mortes.

-Hou, hou, fit le hibou, se posant dans un arbre.

Les policiers obligèrent notre amie de se coucher à plat ventre pour éviter d'être blessée si on tirait. Les deux gendarmes avancèrent dans le bois, l'un par la gauche, l'autre par la droite, et crièrent :

-Haut les mains. Jetez vos armes, vous êtes cerné.

L'homme les jeta dans la boue. Les policiers les ramassèrent, ayant repéré avec soin où ils les avaient entendues tomber, puis se saisirent du voleur. Ils lui attachèrent les mains derrière le dos avec les menottes.

Ils revinrent à la maison de Christine. Ils récupérèrent la voiture officielle que l'homme avait volée à un de leurs collègues, et ils se rendirent au village.

Notre amie était fière. La petite fille, comme l'avait appelée le voleur, avait bien contribué à le faire prisonnier. Les petites filles sont souvent débrouillardes, se dit-elle.


La femme policier se tourna vers Christine.

-Si tu te contentes d’un sandwich pour commencer, on passe au poste de police. Tu raconteras tes exploits au commissaire, puis je te conduirai chez tes parents.

-Ça ira, affirma la fillette. 

Elle reçut un sandwich et une limonade pendant qu'on l'interrogeait.

Ils partirent ensuite à l'hôpital. La gendarme demanda à Christine d'attendre un instant dans le couloir. Puis elle ouvrit la porte de la chambre où se trouvaient les parents et dit en entrant :

-Madame, monsieur, je vous apporte votre petite fille. Trempée, épuisée, couverte de boue. Mais quelle courageuse enfant, et drôlement débrouillarde.

Elle raconta, pendant que notre amie embrassait son papa et sa maman, comment Christine, toute seule, venait de réussir à se débarrasser d'un bandit armé, en se cachant audacieusement dans le bois.

Elle s'assit sur leur lit. On lui apporta un plateau-repas qu'elle dévora de grand appétit. Puis, on lui installa un lit d'appoint et elle s'endormit près d'eux.


Elle passa la journée du lendemain à l'hôpital, près de ses parents. Elle put se laver mais dut remettre ses habits sales en attendant de revenir chez elle. Les vêtements du courage. Elle fut encore longuement interrogée par un commissaire.

Au soir, Christine et les siens purent retourner chez eux dans la forêt, heureux et soulagés de leur terrible aventure. Le bandit se retrouva en prison pour très longtemps.

Pendant plusieurs jours, notre amie fit les repas et les courses et s'occupa du bois dans la forêt, à la place de ses parents convalescents. Elle le fit très bien et avec grand plaisir. Elle était si heureuse de les avoir retrouvés.