Christine
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Le Cirque

     Il pleuvait. Le chemin que suivait Christine n'était plus que flaques d'eau et boue. Elle revenait du village. Elle retournait à la maison.

Notre amie, âgée de dix ans habite dans une grande forêt avec son papa, bûcheron, et sa maman, qui gère les commandes et assure la scolarité de sa fille. En effet, elle ne va pas à l'école car le village se situe à deux heures à pied, à peine un peu moins à vélo, par un chemin mal entretenu.

En début d'après-midi, sous un grand soleil, elle était partie jusqu'au magasin avec une liste d'achats à faire pour ses parents. Mais au retour, un orage imprévu avait éclaté. 

À présent, Christine pataugeait dans la boue en tenant son vélo par le guidon. Ça éclaboussait à chaque pas. Ses baskets et le bas de sa salopette dégoulinaient. Mais surtout, elle grelottait car malgré qu'on fût au milieu de l'après-midi et en été, sous l'averse, il fait vite froid. La pluie ruisselait le long de ses deux tresses brunes.

Un moment elle avait songé s'abriter sous un arbre, mais c'est dangereux sous l'orage, et puis, à quoi cela servirait-il? Il pleuvait là aussi. Autant revenir à la maison le plus vite possible.


Tout à coup, elle aperçut une roulotte. Une vieille caravane en bois tirée par deux chevaux. Elle ne bougeait pas, les deux chevaux non plus d'ailleurs. Stoïquement, ils restaient immobiles sous la pluie. La roulotte penchait, car les deux roues de gauche s'enfonçaient fort dans la boue.

En longeant le véhicule pour atteindre sa maison, elle entendit de la musique. Soudain, la porte s'ouvrit. Un homme d'une quarantaine d'années, qui semblait fort aimable, lui proposa de venir s'abriter un instant.

Christine hésita. Ses parents lui ont appris à ne pas accepter d'invitation d'inconnus. 

Elle aperçut d'autres personnes qui lui souriaient. Un monsieur plus âgé, environ soixante ans, et deux autres un peu plus jeunes. Tous portaient des instruments de musique. Le plus âgé un violon, le plus jeune un violoncelle. Celui à gauche un saxophone, celui à droite une flûte traversière. Et trois dames se tenaient assises sur un banc. Cela la rassura.

Elle entra dans la roulotte au plancher incliné.

-Tu sais jouer? demandèrent-ils.

-Non, répondit notre amie. Je n'apprends pas la musique.

-Alors, chante, chante, chante, pour couvrir le bruit lancinant de la pluie et le fracas inquiétant du tonnerre.

Ils reprirent un morceau musical pour violon, violoncelle, flûte et saxo.

Christine les observa un moment, puis, emportée par la musique et par l'ambiance chaleureuse qui émanait de la vitalité joyeuse de ces quatre hommes et des trois dames, elle se mit à fredonner avec eux.

Ils chantèrent ainsi en chœur pendant environ un quart d'heure.


Tout à coup, ils s'arrêtèrent. Un rayon de soleil pénétrait par la fenêtre de la roulotte.

-Et voilà, on peut ranger les instruments, affirma le plus âgé. La tempête s'éloigne.

-Comment t'appelles-tu, jeune fille? demanda un autre.

-Christine, répondit notre amie.

-On est heureux de faire ta connaissance. Maintenant, dis-nous. Tu habites au village?

-Non, dans la forêt, pas tellement loin d'ici.

-Par hasard, demanda le plus jeune des quatre hommes, pourrais-tu nous aider? Ton père aurait-il un véhicule tout-terrain?

-Oui, répondit la fillette. Papa est bûcheron. Il utilise un tracteur pour se déplacer et pour travailler.

-Vois-tu, nous sommes solidement embourbés. Nous cherchions à atteindre les hameaux qui se trouvent de l'autre côté de la forêt, mais nous ne pouvons plus avancer d'un centimètre.

-Vous n'arriverez nulle part en passant par ici, expliqua Christine. Il faut contourner ces bois. Le chemin que vous suivez s'arrête au carrefour des trois routes.Vous ne pourrez pas aller beaucoup plus loin.

-Ah, répondit le vieil homme. On nous a mal renseignés...

-Il nous reste donc à faire demi-tour, conclut le plus jeune.

-Je vais aller chercher mon père si vous voulez, proposa notre amie. Il pourra peut-être dégager votre roulotte.

-Merci, répondit le violoncelliste. Explique-lui que tu viens de rencontrer sept membres du cirque qui s'appelle « Le double cinq ». Cinq d'entre nous jouent de la musique, les messieurs, et les cinq dames, nos compagnes, s'occupent des animaux, nous aident à les dresser et assurent le spectacle et tiennent la comptabilité.

-J'arrive, promit la fillette.

-Nous t'attendons! Merci pour ton aide.


Christine courut chez elle et entra au salon. Papa venait de revenir, interrompant son travail à cause de la pluie.

Il remonta sur son tracteur et réussit à désembourber la roulotte, à la tourner puis à la remettre sur la bonne route.

Les membres du cirque « Le double cinq » remercièrent avec ferveur et s'éloignèrent à la vitesse des pas de leurs chevaux.


Le lendemain, Christine dut de nouveau se rendre au village. La chaîne de la tronçonneuse de son père venait de se rompre. On en vend au magasin du bourg. Il faisait beau. Notre amie se remit en route. Elle atteignit les premières maisons au milieu de la matinée.

En revenant du magasin, elle entendit de la musique à l'orée du bois. Un son mélodieux.

Curieuse, elle observa les alentours et aperçut un jeune homme d'environ seize ans, appuyé contre un arbre. Il jouait de la flûte.

Christine s'approcha, s'assit sur une souche près de lui et l'écouta en l'observant.

Après quelques minutes, le garçon se tourna vers elle.

-On dirait que tu aimes ça.

-C'est vraiment très beau, très doux, mêlé au chant des oiseaux.

-Merci. Tu joues de la flûte?

-Non, on ne m'a jamais appris.

-Tu aimerais commencer? Comment t'appelles-tu?

-Christine. Et toi?

-Mon nom c'est Bidlo.

Notre amie sourit.

-Ce n'est pas un nom ordinaire par ici, précisa le jeune homme. Ça vient de mon pays, là-bas, vers l'Est. Je fais partie du cirque « Le Double cinq ».

-Hier, j'ai rencontré plusieurs de vos amis. Ils étaient embourbés près de chez moi.

-Ils m'ont parlé de toi. Approche, je vais te donner ta première leçon.

Christine s'assit près de Bidlo. Il apprit à notre amie à poser les doigts sur les trous. Il lui demanda de souffler. Le résultat ne fut pas très heureux, mais après quelques minutes, notre amie réussit à tirer quelques sons harmonieux de l'instrument.


-Tu vois, si tu prenais le temps d'apprendre, tu saurais bien vite jouer. Ce soir, nous donnons une représentation à 20 heures. Tu viendras?

-Je ne pense pas, murmura la fillette.

-Comment, tu ne penses pas? Tu n'aimes pas le cirque?

-Oh si, je crois que cela me plairait, mais les places coûtent cher. On n'est pas très riche chez moi.

-Ça, réfléchit Bidlo, c'est un problème. Mais vois-tu, dans la vie, quand il y a un problème, il y a toujours une solution. Réfléchissons... Voici. Présente-toi ce soir devant la caisse, et quand on te demandera de payer, tu diras : « Bidlo m'invite ». On te donnera la meilleure place gratuitement. Tu viendras?

-Merci beaucoup, répondit Christine. Mais je ne crois pas que je pourrai venir parce que mes parents ne veulent pas que je marche toute seule la nuit dans les bois.

-Voilà un second problème. Et quand il y a un problème, il y a toujours une solution. Il faut la trouver, murmura le jeune homme... Voici! Tu expliqueras chez toi que tu passeras la nuit ici, avec les gens du cirque. Je t'installerai un matelas et une couverture à terre dans ma roulotte. Le lendemain matin, tu retourneras chez toi après le petit déjeuner. 

-Merci beaucoup, sourit Christine.

-Alors, je te vois ce soir ?

-Je demanderai la permission à mes parents, affirma la fillette.

-Ça, c'est ton problème. Et quand il y a un problème, il y a toujours une solution.

Notre amie, heureuse et souriante, retourna chez elle.


Ses parents l'autorisèrent à retourner au village pour la fête.

Elle se mit en route bien à temps, emportant son souper emballé dans un sac. Maman lui confia quelques pièces de monnaie pour acheter une canette de limonade au magasin.

Dépassant les premières maisons, bien avant l'heure de la représentation, elle se rendit à la plaine de jeux et s'assit sur une balançoire du petit parc près de la rivière. Elle mangea son pique-nique et but à son aise.

Puis, entendant la musique et apercevant les lumières allumées, elle se dirigea vers la grande tente bleue et rouge.

Elle s'approcha de la caisse un peu inquiète, car elle venait d'employer son argent pour acheter sa boisson. 

La caissière lui demanda de payer sa place.

Christine murmura timidement que Bidlo l'invitait. La dame se tourna et cria :

-Bidlo! Tu invites cette jeune fille ?

-Oui, tante. Elle peut entrer. Offre-lui un siège au premier rang, de ma part.

-Tu as de la chance, affirma la dame. Mon neveu t'invite.

Et elle lui donna un ticket.

Notre amie s'assit, éblouie. La tente du cirque se remplit et puis, les premiers artistes arrivèrent sur la scène.

Le spectacle fut ravissant. Les uns jouaient de la musique, les autres dressaient les animaux. Elle vit des écureuils qui dansaient, des éléphants qui valsèrent, un perroquet très bavard, des singes très drôles et d'autres numéros amusants et joyeux. Le clown la fit bien rire.

Pendant l'entracte, elle resta sur sa chaise. On installait des grilles. Bidlo s'approcha d'elle.

-As-tu déjà vu un tigre ?

-Jamais, répondit Christine.

-Eh bien, tu vas en découvrir un. Il s'appelle Sultan. Le plus beau félin du monde. Et tu vas le voir danser tandis que je jouerai de la flûte.


Tous les gens revinrent sous la tente et reprirent leur place. Les trompettes sonnèrent et un grand tigre à la fourrure épaisse et chatoyante entra dans l'enceinte grillagée. Le dompteur, vêtu d'une peau de léopard, fouet à la main, revolver à la ceinture, cria :

-Bidlo, musique!

Le jeune homme prit sa flûte et se mit à jouer.

Mais le félin ne bougea pas. Il demeurait couché. Il grondait. L'homme, un peu ennuyé, s'approcha de son tigre et fit claquer deux ou trois fois le fouet en l'air.

-Allons, mon ami, il faut danser.

Mais il restait immobile. Le dompteur insista.

-Sultan ! Les gens que tu vois autour de toi ont payé leur place pour te voir danser. Si tu restes là sans rien faire, ils repartiront chez eux déçus. Nous allons devoir leur rembourser leur argent. Nous serons sans le sou. Nous n'aurons rien à manger ce soir. Mais toi non plus, je te préviens.

L'animal ne bougea pas.

-Essayons encore, fit le dompteur. Bidlo, musique!

Le jeune homme rejoua de la flûte. Mais le tigre semblait figé.


Christine se leva. Elle plaça ses mains contre les barreaux et passa sa tête entre eux.

-Jeune fille, retourne à ta place. Sultan pourrait venir te griffer ou te mordre.

-Je ne crois pas, répondit notre amie. Il me semble très doux, mais il a mal. C'est pour cela qu'il ne veut pas danser.

-Comment sais-tu cela ? interrogea l'homme qui tenait son fouet en main.

-Parce qu'il le dit. Moi, je sais parler avec les animaux. Et je les comprends.

Christine possède en effet ce don extraordinaire, qu'un hibou, qu'elle appelle Chachou, lui révéla quand elle était petite.

Elle se glissa entre les barreaux et s'avança vers le grand tigre.


Bidlo regardait médusé. Le dompteur, tout pâle, se demandait ce qui allait se passer. Les joueurs de musique semblaient pétrifiés et le public, attentif, gardait un silence impressionnant. On aurait entendu voler une mouche.

Elle s'approcha du félin. Elle lécha la paume d'une de ses mains et la lui tendit. Sultan passa la langue sur les doigts de Christine. Elle posa ensuite ses bras autour du cou de l'animal, s'appuya contre lui, et chuchota à son oreille.

Les gens retenaient leur souffle. Le spectacle était admirable de tendresse autant qu'inattendu. Cette jeune fille ne faisait visiblement pas partie du cirque. Elle ne portait pas de vêtement à paillettes, mais une simple salopette délavée et des baskets boueuses. Elle parlait à l'oreille du tigre, au milieu de l'arène. Chacun l'observait, ébahi et envahi d'admiration à la fois.

Christine se redressa.

-Bidlo, tu peux jouer de la flûte. Il veut bien danser un peu. Mais l'une de ses dents lui fait très mal. Il faudra le soigner après le spectacle.

Le dompteur reprit ses esprits.

-Bidlo, musique !

Le jeune homme se remit à jouer. Sultan se redressa et dansa. Il tournait sans cesse autour de notre amie.

Elle resta debout au milieu de l'arène. Le tigre s'approcha d'elle, rampa, s'éloigna, revint, dansa encore, puis partit par le passage grillagé jusque dans sa cage.

Un tonnerre d'applaudissements suivit, saluant l'exploit. Les gens admiraient le spectacle plus encore que s'il s'était déroulé normalement.


Quand tout le monde fut parti, le directeur du cirque, Bidlo et les autres se dirigèrent vers la cage de Sultan.

-Moi, je veux bien lui arracher sa dent avec une tenaille, proposa une femme d'une cinquantaine d'années. Je soigne mes singes de cette manière. Mais ton tigre me fait peur. J'hésite. Par contre, trouver un vétérinaire, et il en faut un spécialisé en grands fauves, ne sera pas facile.

Christine demanda si elle pouvait entrer dans la cage. Elle ne semblait vraiment pas craindre le grand animal.

Le dompteur la suivit, revolver au poing. On ne sait jamais quelle réaction soudaine peut se produire. Notre amie se pencha de nouveau sur le félin, le caressa et lui parla à l'oreille un long moment.

-Voilà, dit-elle, en se redressant. Il veut bien que vous lui arrachiez la dent, madame, mais il demande que je reste près de lui. Il a très peur.

-Cela me paraît dangereux, fit remarquer le dompteur. Nous ne te connaissons pas et si le tigre te griffe, ce sera terrible pour toi.

-Je ne crains rien. Il comprend. Et puis je l'aime bien et lui m'aime déjà beaucoup également. Il me fait confiance.

La dame approcha sa tenaille en tremblant un peu. Quand elle fut tout près de la dent de l'animal, elle demanda à Christine de le prévenir qu'elle allait l'arracher d'un coup sec. La fillette murmura quelque chose à l'oreille de Sultan. La femme saisit la dent avec doigté et beaucoup d'habilité. Le tigre poussa un feulement épouvantable. Notre amie faillit être renversée quand il se cabra, mais elle s'accrocha à son cou et ne tomba pas.

-Je vais encore rester près de lui un moment. Il me le demande. Je vais le caresser pour qu'il s'endorme. Puis, je viendrai vous rejoindre.

-Regarde, montra Bidlo. Tu vois la roulotte rouge, là-bas à droite. J'ai posé un matelas et une couverture sur le sol. Tu n'auras qu'à te rouler dedans, ça ira ?

-Très bien. Vous savez, je ne suis pas une mauviette.

-Je m'en aperçois, félicita le jeune homme. Tu es à la fois simple et audacieuse. Bravo ! À tantôt.

Et tous se retirèrent pour la nuit.


Au matin, Bidlo ouvrit les yeux. Il regarda à côté de lui. Il ne vit personne sur le matelas et la couverture n'était pas dépliée. Inquiet, il se leva, sortit de la tente et s'approcha de la cage du tigre.

Aussitôt, il appela tous les autres membres du cirque. Tous approchèrent et regardèrent. Ils virent le plus beau spectacle de leur vie…

Christine s'était endormie contre le ventre de Sultan. Lui avait glissé une de ses pattes sous son visage pour qu'il ne repose pas sur les planches rugueuses. Son autre patte couvrait son corps, comme une couverture, pour qu'elle n'ait pas froid pendant la nuit. Il avait les yeux grands ouverts et regardait notre amie tendrement.

Elle s'éveilla. Elle se saisit d'abord un instant, puis se redressa. Elle caressa le tigre puis sortit de la cage. Après le déjeuner, elle s'apprêtait à retourner chez elle.

-Ne pars pas. Tantôt, à quatre heures, nous donnerons une représentation spéciale pour le village, annonça le directeur du cirque. Nous invitons tes parents. Christine, je compte sur toi. Tu joueras avec Sultan dans l'arène devant tout le monde.


L'après-midi, on ne savait plus où placer les gens. Le cirque était bondé malgré les sièges supplémentaires installés partout. Même les escaliers étaient envahis.

Lorsque vint le grand moment, Christine arriva, marchant fièrement à côté du grand félin. Elle fit un clin d'œil à son papa et à sa maman, assis au premier rang. Ils regardaient leur fille caresser le fauve, non sans inquiétude. Puis Bidlo sortit sa flûte et se mit à jouer.

Notre amie dansa avec Sultan.

La séance se déroula, d'une fascinante beauté et d'une grande tendresse. L'émotion à son comble.

Christine jouait avec le tigre. Il faisait semblant de la renverser en la poussant avec une patte, puis il la retenait avec l'autre. Un instant, il bondit sur elle. Elle l'empoigna, se débattit et se redressa en riant. Ensuite Sultan se coucha sur le dos. Ce fut au tour de notre jeune fille de sauter sur lui et de rouler entre ses pattes.

Le tigre grogna, faisant semblant d'être en colère, puis se redressa. Parfois, il tournait sur lui-même. Christine courait derrière lui. Elle réussit plusieurs fois à monter sur son dos. Elle lui imposa un tour de piste, puis Sultan, simulant une ruade, la fit tomber sur le sol. Mais aussitôt, d'un bond, il la rattrapa pour qu'elle ne se fasse pas mal.

Le jeu entre la jeune fille en baskets et salopette et le grand tigre émut profondément les gens. Ils passèrent des minutes inoubliables.

Quand le spectacle se termina, un interminable tonnerre d'applaudissements salua le miracle de fraîcheur, de sensibilité et de vie.


Le directeur du cirque proposa à Christine de rester avec son équipe. Elle jouerait avec Sultan tous les jours.

Mais notre amie refusa. Elle aimait bien le grand félin, mais elle souhaitait repartir dans sa forêt, rester avec ses parents, et vivre d'autres aventures auprès d'eux.