Christine
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Le garçon qui se taisait. La Maison au fond de la forêt : Partie 3.

     Il bruinait, ce matin-là. Tout était gris. Le vent sifflait le chant de l'automne et la source aux eaux bleues, derrière la maison, était gorgée d'eau.

En plus, Papa, malade depuis hier, restait au lit. Il appela Christine.

Mais rappelons tout d'abord qu'ils habitent au cœur d'une grande forêt. Âgée de dix ans, Christine aide souvent son père, un bûcheron. Maman gère l'approvisionnement et les comptes. Ils ne sont pas très riches. Ils ne peuvent pas payer un assistant pour les aider si plusieurs commandes de bois arrivent en même temps.

-Ça m'ennuie de te demander cela ma chérie car il fait mauvais, il pleut. Mais voudrais-tu aller jusqu'à l'endroit où j'ai coupé des bûches vendredi. J'ai laissé une remorque le long de la route. Si tu avais le courage de la charger, ce serait formidable. Un client va passer tantôt prendre sa livraison. Maman viendra te chercher à midi avec le tracteur.

-J'y vais, répondit notre amie en souriant.

Christine préfère travailler en compagnie de son père, mais s'il faut y aller seule, elle y va.

Elle arrangea ses deux longues tresses. Elle passa sa vieille salopette en jean et glissa son canif dans sa poche. Elle se prépara un en-cas pour dix heures, qu'elle emballa pour l'emporter. Elle remplit sa gourde qu'elle accrocha à une ceinture, bien que quand il pleut, elle n'a jamais très soif. Elle mit sa veste, et la voilà en route.

Ce n'était pas tellement loin de sa maison, à vingt-cinq minutes environ. Elle commença par assembler le bois coupé puis elle le chargea dans la remorque.

Porter une bûche et la mettre dans la cheminée, ce n'est guère fatiguant. Mais quand elles sont mouillées, qu'elles sont sales, qu'il faut répéter ce geste cent ou deux cents fois sur une même matinée, c'est un travail dur. On se salit. On se fait mal aux bras, au dos. On s'enfonce des échardes aux doigts.


Un peu avant onze heures, Christine sentit un coup de fatigue. Elle avait un peu froid, elle avait un peu faim, mais elle avait bien avancé. Elle s'assit sur une souche d'arbre et écouta le murmure des gouttes de pluie qui tombaient des arbres et des feuilles.

Elle entendit soudain un autre bruit derrière elle. Elle se retourna. Elle pensait apercevoir son ami renard ou un autre animal de la forêt, mais elle vit un garçon.

Il passe rarement quelqu'un dans la forêt des Grands Ormes où habite notre amie. Le garçon approchait, silencieux. Il paraissait avoir dix ans comme elle.

-Bonjour, murmura Christine en souriant.

Le garçon répondit "oui" d'un signe de la tête.

-Où vas-tu? Tu ne trouveras rien par là. Si tu continues ce chemin, tu arriveras au carrefour des trois routes dans peu de temps. À partir de là, il n'y a plus que des sentiers qui vont à travers bois puis qui s'arrêtent. Ils ne mènent nulle part. Tu devrais faire demi-tour.

Le garçon haussa les épaules d'un air triste et résigné et s'en alla.

-Il n'est vraiment pas très bavard, celui-là, dit Christine en soupirant. Dommage.

Elle travailla encore une heure. La remorque de papa se remplissait bien. Elle s'assit à nouveau sur le tronc pour souffler. La pluie fine tombait encore et toujours.


Elle sortit son en-cas de sa poche et le déballa. Elle allait y mordre quand le garçon arriva.

-De nouveau toi… Je t'avais prévenu que tu n'arriverais nulle part par là.

Il fit signe que oui. Il semblait triste et fatigué.

-Comment t'appelles-tu?

Notre amie vit le garçon dessiner dans la terre avec la pointe de sa chaussure. Elle s'approcha de lui. Il écrivit: O L I V I E R.

-Olivier? interrogea Christine.

Il fit signe que oui.

-Tu ne sais pas parler?

Il fit signe que non.

-Pourquoi tu ne parles pas? Et où voulais-tu aller, là-bas?

Le garçon fit un geste que Christine ne comprit pas. Mais très lentement, en lui posant question après question et en regardant les réponses « oui » ou « non » ou dessinées sur le sol, notre amie apprit son histoire.


Les parents d'Olivier étaient morts tous les deux, il y a six mois, dans un accident de voiture. Il n'avait pas de frère ni de sœur et presque pas de famille. Il existait peut-être une tante, mais il ne savait même pas comment elle s'appelait. Il croyait qu'elle habitait un village de l'autre côté des collines, au-delà de la forêt.

Le garçon placé dans un orphelinat y vivait très malheureux. Depuis le terrible jour de la mort de ses parents, Olivier ne parlait plus. Le choc ressenti au moment où il avait appris leur décès avait causé un blocage dans son cerveau. Ça l'empêchait de parler.

Oui, il était malheureux dans ce home. Certains enfants se moquaient de lui. Quand un garçon ou une fille faisait une bêtise, ils accusaient Olivier. Et comme il ne disait rien, il se retrouvait souvent puni à la place des autres.

Deux jours auparavant, pendant la nuit, il s'était levé et habillé. Il avait passé sa veste. Puis il avait descendu les escaliers de l'orphelinat et ouvert une fenêtre. Il l'avait enjambée et avait sauté dans le jardin.

Je vais chez ma tante, je ne reste plus ici, je suis trop malheureux, se disait-il. Cette dame existe. Elle va m'accueillir. J'aurai un nouveau foyer.

C'était comme un rêve, une idée fixe, à laquelle il se raccrochait depuis quelques mois.

Pendant la nuit, il avait eu très peur tout seul près du bois. Il avait dormi sur la paille, dans une petite grange près d'une ferme. Des gens habitaient là. Une famille peut-être. Les lumières et leur présence le rassuraient.

Toute la journée le lendemain, il avait marché et n'avait rien trouvé à manger. Au soir, dans le bois, sans personne à ses côtés, il s'était couché par terre en-dessous d'un arbre. Il n'avait presque pas dormi. D'abord parce qu'il avait trop faim, ensuite parce qu'il pleuvait, mais surtout parce qu'il était seul.

Et puis, ce matin, il avait rencontré Christine.


Notre amie, gentille et généreuse se priva et lui donna son en-cas.

-Tiens, prends ça, dit-elle, je crois que tu as plus faim que moi.

Le garçon hésita un instant.

-Prends tout, encouragea Christine. J'habite à une demi-heure d'ici. Je mangerai chez moi. Et si tu veux, tu peux venir à la maison. Mes parents ne te laisseront pas dehors.

Il fit signe que non.

Une fois encore, par le jeu de questions simples, Christine comprit que le garçon craignait qu'on le recherche, que les policiers le trouvent, qu'ils le reconduisent à cet orphelinat où il avait vécu. Il ne voulait plus jamais retourner là-bas. 

La remorque était remplie. La mère de notre amie arrivait.

-Reste avec moi et suis-moi près de la maison, proposa Christine. Je t'expliquerai où tu pourras dormir bien à l'abri, ce soir. Je connais une cabane isolée. Je ne dirai rien à mes parents. Promis.

Olivier sembla un peu rassuré.

Il se cacha quand il entendit le moteur du tracteur. Notre amie aida sa mère à attacher la remorque, puis obtint la permission de revenir à pied. Dès qu'elle disparut, tous deux se mirent en route sous les grands arbres.


Quand ils arrivèrent en vue de l'habitation, le garçon se dissimula derrière un arbre et ne bougea plus. Christine s'éloigna sans insister. Olivier lui fit signe avec le doigt sur la bouche de se taire. Et notre amie promit, une fois encore, qu'elle ne dirait rien. Elle entra dans la maison.

-À table, ma chérie.

Après le repas, elle s'arrangea pour apporter un casse-croûte à son copain.

Notre amie ne révéla pas la présence d'Olivier à ses parents. Elle avait promis de ne rien dire.

Elle passa ensuite tout l'après-midi avec lui. Elle lui raconta sa vie dans les bois.


Au soir, elle lui expliqua que s'il suivait le chemin en terre jusqu'au carrefour des trois routes, qui en fait sont des sentiers, il trouverait à droite une petite maison en planches avec deux minuscules fenêtres et une porte.

Tu peux découvrir cet endroit dans le passionnant récit : La poupée ( Christine n° 23).

Là, à l'intérieur, il pourrait dormir à l'abri de la pluie. Il ne pourrait pas faire du feu mais au moins, il n'aurait pas froid. Il pourrait fermer la porte et passer la nuit là en paix. Le lendemain, elle essayerait de lui apporter quelque chose à manger.

Olivier remercia en ébauchant un bien pauvre sourire. Christine ajouta:

-Attends. Je t'apporte de quoi manger. Ne bouge pas. Patience.

Elle retourna à la maison. Papa allait un petit peu mieux. Il descendit et ils prirent leur repas ensemble.

Notre amie reçut une cuisse de poulet, des pommes de terre et des haricots. Elle cacha une boîte sur ses genoux. Pendant que ses parents ne regardaient pas, elle poussa un gros morceau de poulet dans le récipient. Et puis elle mangea un petit peu. Un instant plus tard, elle fit glisser la moitié des haricots et la moitié des pommes de terre dans la boîte, pour Olivier.

-Tu manges vite, remarqua maman.

-J'avais faim, répondit-elle.

-J'ai reçu un message de la gendarmerie, Christine, dit Papa. Il est possible que tu rencontres dans la forêt, un garçon âgé de dix ans, un rien plus grand que toi.

-Ah bon, répondit-elle en faisant semblant de s'étonner.

-Il s'appelle Olivier. Il s'est enfui d'un orphelinat. On le recherche activement. Si tu le vois, iI faudra le dire parce qu'il doit retourner à cet institut. Il ne faut pas qu'il reste seul dans les bois.

-Bien, murmura Christine. J'y penserai.

Elle n'ajouta rien d'autre. Elle se resservit encore de légumes et de pommes de terre. Elle n'avait pas mangé grand-chose puisqu'elle avait glissé la moitié de son repas dans la boîte pour Olivier. Elle reçut un biscuit au chocolat comme dessert.

-Je peux aller le manger dehors?

-Oui, mais pas longtemps demanda papa. Parce qu'il va bientôt faire noir.

-J'arrive tout de suite. Je vais juste aller près de la balançoire.

Elle courut au gros arbre et y retrouva son copain. Elle lui donna ses provisions. Elle avait posé le biscuit sur la boîte. Le garçon mangea, puis s'arrêta et regarda Christine en lui montrant le biscuit.

-Mange-le, affirma notre amie. Je n'ai plus besoin de rien. J'ai reçu tout ce que je voulais. Tu peux tout prendre.

Olivier mangea de grand appétit. Puis, il lui sourit.

-Voilà, si tu suis le chemin dans cette direction et que tu marches bien, tu arriveras à cette cabane dont je t'ai parlé. Personne ne viendra te déranger. Tu sais, j'ai entendu dire que l'on te recherche. Mais personne ne pensera que tu dors là-bas. Tu peux être tranquille.

Il s'approcha. Il saisit sa copine par les épaules et l'embrassa. Le garçon pleurait. Depuis longtemps, personne n'avait été aussi gentil et généreux que sa nouvelle amie.


Christine retourna chez elle tout émue. Elle prit sa douche et alla se coucher. Elle ouvrit la fenêtre et son hibou Chachou arriva.

-Alors, quoi de neuf? demanda Christine.

-De neuf? Un garçon se cache là plus loin, derrière un arbre.

-Que dis-tu là? Où ça?

-Juste à côté du hangar.

-Tiens, s'étonna notre amie. Il n'est pas parti. Je lui avais proposé d'aller dans la cabane au carrefour des trois routes.

-Oui, mais aimerais-tu aller dormir ainsi, seule, dans une cabane au milieu des bois, toi?

-Non, vraiment pas, dit notre amie. Sauf avec un ami ou une amie.

-Lui, non plus. Je crois qu'il a peur.

-Je vais m'en occuper, assura Christine.


Elle ferma soigneusement la porte de sa chambre. Elle savait que ses parents ne viennent jamais la voir pendant la nuit. Elle passa sa salopette et ses baskets puis elle sortit par la fenêtre. Elle suivit la corniche à quatre pattes. Elle sauta sur le toit du hangar. Elle se faufila par la lucarne entrouverte puis descendit en passant agilement d'une poutre à l'autre. Elle courut près de l'arbre.

-Olivier, tu n'es pas parti à la cabane?

Le garçon haussa tristement les épaules.

-Tu as un peu peur. Je te comprends. Suis-moi, tu peux venir dormir dans ma chambre.

Il hésita.

-Tu ne dois rien craindre. Personne ne vient dans ma chambre pendant la nuit. Et au matin, tu n'auras qu'à te sauver.

Les deux enfants passèrent de poutre en poutre au hangar, puis à quatre pattes dans la corniche. Ils entrèrent tous les deux dans la chambre de notre amie.

-Je te donne la couverture, moi je garde le drap. Tu préfères l'oreiller ou le matelas?

Peu importait à Olivier. Il se roula dans la couverture, posa sa tête sur l'oreiller et s'endormit. Notre amie garda les yeux ouverts un moment. Elle le regardait.

-Pauvre garçon, dit-elle presque tout bas.

Elle avait envie de pleurer.


Christine s'éveilla au milieu de la nuit. Elle entendait murmurer près d'elle. Olivier dormait. Et il gémissait dans son sommeil. Elle écouta.

- Papa, maman, papa, maman, venez me chercher. Je suis si malheureux sans vous.

Comme c'est triste, songea notre amie. Pauvre garçon.

Elle se leva et le toucha doucement au visage. Il lui sourit en dormant.

Ça te surprend sans doute, toi qui lis cette histoire, qu'Olivier puisse parler en dormant, alors qu'il est muet. Je t'explique. Si le garçon était muet de naissance, il ne parlerait pas et serait même probablement sourd en plus. Mais cet enfant sait parler. Il se tait, il est comme bloqué. Il ne peut plus parler car il a vécu un choc psychologique terrible. Peut-être qu'un autre choc important pourrait le libérer.


Christine s'éveilla le lendemain matin assez tôt.

Elle vit la couverture bien pliée et rangée avec soin dans un coin de la chambre, avec l'oreiller posé dessus. Olivier n'était plus là. Il avait sans doute eu peur de rencontrer les parents de notre amie et il s'était sauvé.

Elle descendit et demanda si elle pouvait aller se promener dans la forêt pour la journée. Elle avala son déjeuner et but son bol de lait. Puis, elle remonta rapidement.

Il ne réussira pas à traverser la forêt puis la région des hauts rochers tout seul, se dit-elle. Il va se perdre. Moi, je connais les petits sentiers et les cours d'eau qu'il faut suivre et à quel endroit les passer. Si on marche toute la journée aujourd'hui et encore demain, on sera en vue d'un premier village l'après-midi. Et là, on trouvera cette dame qu'il rêve de rencontrer. Il pourra peut-être habiter chez elle et une nouvelle vie commencera pour lui, loin de cet horrible orphelinat. Par contre, si j'en parle à mes parents, ils vont avertir la police…

Elle prit une feuille de papier, ouvrit son stylo et écrivit.

Cher papa, chère maman. Je vous aime beaucoup. J'ai de la chance d'avoir des parents. Olivier, lui, n'en a pas. Je l'ai vu dans la forêt, mais vous ne le trouverez pas, et moi non plus. Je vais le conduire chez sa tante. Je vous téléphonerai de là-bas. Vous n'aurez pas de mes nouvelles pendant deux jours. Mais ne craignez rien. Je suis débrouillarde. Je vous embrasse très, très fort. Christine.

Et en-dessous de la lettre, elle ajouta :

Pas trop me punir quand je reviendrai. Merci.

Elle laissa la lettre sur sa table, bien en vue. Puis elle redescendit les escaliers. Elle ouvrit la huche et prit un pain entier qui se trouvait là. Elle le glissa dans un sac. Ainsi, ils auraient quand même à manger en route. Elle ne voulait pas risquer d'emporter autre chose. Ses parents s'en seraient aperçus.

Elle s'encourut.

Elle retrouva Olivier caché derrière un arbre. Elle partit avec lui.

-Je te conduis chez ta tante, promit-elle simplement.

Il regarda Christine et lui fit un grand sourire. Elle lui donna la main et ils s'éloignèrent rapidement.


Ils avaient bien mal choisi le jour. Il pleuvait. Olivier n'avait pas d'imperméable, juste une veste en jean, et notre amie de même, avec son éternelle salopette et son t-shirt.

Vers 10 heures, trempés tous les deux par la pluie, ils atteignirent le carrefour des trois routes.

-Écoute, Olivier. Si on va tout droit, on grimpe dans les hautes collines que tu aperçois devant toi. Là, on devra suivre les méandres d'un torrent pour traverser ce grand espace. Ce sera long et fatiguant.

Le garçon regardait son amie et semblait boire ses paroles.

-Si tu n'as pas peur de te mouiller et de te salir, je te propose de suivre ce chemin sous les sapins, puis de traverser le grand marécage. On contournera les collines. Ce sera plus rapide, boueux, mais plus aisé.

Il approuva d'un geste de la tête.


Les deux enfants entrèrent dans le grand bois de sapins par la route en terre qui mène à la zone des marais. Ils s'en approchèrent après une petite heure de marche. Christine rompit le silence.

-On a un peu faim tous les deux, mais je te propose de ne pas manger tout de suite. Traversons d'abord le marécage. On n'en a pas pour bien longtemps. On s'arrêtera au bord de la grande rivière. D'accord?

Il acquiesça.

Ils s'enfoncèrent dans la vase.

Christine connaît bien cet endroit sinistre. Une longue zone d'eau, d'arbres morts et de boue malodorante. Cinq kilomètres de long, quelques centaines de large. C'est dangereux. On peut s'y enfoncer. Mais notre amie sait où poser le pied. Elle a appris avec son père. Elle sait qu'il faut d'abord aller droit vers la petite île là-bas à gauche. Puis se diriger vers le rocher de l'autre côté et le contourner par la droite et ainsi de suite. Elle sait où il faut poser les pieds pour ne pas disparaître comme dans des sables mouvants.

Ils eurent de la vase noire, collante, mélange de boue, de pourriture, de poissons morts jusqu'aux chevilles, parfois jusqu'aux genoux. Et à certains endroits, jusqu'à la ceinture. Plus loin encore, cela venait plus haut, parce qu'il avait beaucoup plu ces derniers jours et que le niveau du marécage avait monté. Plus d'une fois, ils virent un rat se sauver ou un serpent d'eau disparaître en plongeant.

Ils avançaient en silence. Les moustiques attaquaient, assoiffés de sang. Ils se couvrirent le visage et les bras de boue pour se protéger.

L'eau devint plus fluide. On approchait de la rivière qui vient des montagnes et alimente le marécage. Elle est large, profonde et froide. Olivier avait hoché la tête avec vigueur pour assurer qu’il savait nager et Christine aussi. Ils pourraient la traverser. Ils repérèrent d'abord un arbre mort, au milieu de l'étendue liquide. Ses branches sèches, grises, craquelées étaient accessibles.


-Viens, proposa notre amie. Grimpons là-haut. On ne va pas beaucoup sécher parce qu'il pleut de nouveau, mais on se reposera et on mangera.

Christine monta dans l'arbre et s'assit sur une grosse branche. Elle s'écarta du tronc par petits mouvements pour que Olivier puisse venir s'asseoir près d'elle. Le garçon s'avança pour se mettre à ses côtés.

Soudain, un craquement se produisit. La branche sur laquelle ils se trouvaient n'était pas solide. Elle se brisa. Le garçon s'accrocha au tronc d'arbre, mais notre amie tomba dans la rivière. Olivier la vit disparaître dans l'eau.

-Chr… Chr… Chr… tenta de crier le garçon muet, catastrophé.

Il plongea aussitôt pour aller la secourir.

Christine remonta à la surface. Olivier apparut près d'elle. Ils nagèrent tous les deux vers l'autre rive.

-Christine… prononça-t-il soudain.

Notre amie se retourna en nageant.

-Tu parles! Génial.

Le garçon avait encaissé un choc terrible, violent, en perdant ses parents. Il était devenu muet. Et maintenant, voir son amie disparaître, elle, la seule personne vraiment gentille avec lui depuis près de six mois et qui se noyait sous ses yeux, ça lui avait créé un nouveau choc, aussi violent, aussi soudain que le premier, mais ça l'avait bébloqué.

Olivier, ébranlé, cria le nom de son amie et retrouva sa voix par la même occasion.


Ils traversèrent la rivière et sortirent de l'eau. Ils grelottaient. Ils s'assirent l'un près de l'autre, émus tous les deux et trempés jusqu'aux os.

-J'ai cru que tu allais mourir, dit son copain.

Sa voix, encore rauque, hésitait. Mais les mots, peu à peu, revenaient, soudain libérés.

-Je m'en aperçois, répondit Christine… Tu parles, maintenant. C'est quand même plus facile quand je ne dois pas poser tout le temps des questions.

-Tu es gentille, sourit Olivier. Je n'ai jamais rencontré une fille aussi super que toi.

Le bilan fut vite fait. Le pain était perdu. Ils tremblaient de froid sous la pluie. Impossible de poursuivre leur route, sales, glacés et affamés.

-On ne peut pas continuer ainsi, dit notre amie.

-Pourquoi? demanda le garçon.

-Parce qu'on ne sera pas chez ta tante, si elle existe, avant demain soir. On n'a plus rien à manger. On ne va pas marcher deux jours sans nourriture, ajouta Christine.

-Qu'allons-nous faire alors?

-Je ne sais pas…

Christine réfléchissait.

-Tu ne veux pas qu'on aille chez mes parents… Oh, j'ai une idée. Si je ne me trompe pas et si on marche deux heures, on arrivera chez une dame très gentille. Sa maison ressemble à une habitation de sorcière. Mais il ne faut pas la craindre. Tu vas voir, elle est très accueillante. Elle a beaucoup souffert, autrefois.

-J'ai peur, répondit Olivier. Elle va appeler la police.

-Non. Je ne crois pas. Elle nous écoutera. Elle avait une fille, Déborah, mais elle est morte après une très grave maladie et cette dame vit seule, maintenant. Le jour où sa fille est décédée, son mari, un capitaine de vaisseau, est parti et il n'est jamais revenu. Elle va nous accueillir et nous donnera à manger. Elle te respectera. J'en suis certaine.


Olivier accepta.

Ils marchèrent à travers bois. Christine réussit à s'orienter parfaitement. Ils arrivèrent devant le jardin de la maison de la sorcière, comme notre amie l'appelait. Les volets étaient ouverts, la porte entrebâillée. On entendait de la musique à l'intérieur de la chaumière. Les deux enfants, sales, épuisés, affamés, frappèrent à la porte.

-Christine! Quelle bonne surprise! Je suis contente de te voir. Tu amènes un copain? Comment s'appelle-t-il?

-Olivier, madame, dit notre amie. On s'est perdus dans la forêt. Excusez-nous mais on…

-Je vois, interrompit la dame. Vous êtes tout mouillés, très sales. Vous avez faim, vous êtes de pauvres enfants égarés loin de chez vous.

-Oui, madame, c'est un peu ça.

-Vous avez bien fait de venir chez moi. Entrez. Pour commencer, vous allez vous sécher. Je vais faire du feu. Aidez-moi à mettre des bûches dans la cheminée.

De belles flammes s'élevèrent.

La dame leur fit à manger. Il était trois heures de l'après-midi. Ils avalèrent tout ce qu'ils reçurent.

-Vous étiez vraiment affamés. Que se passe-t-il? On ne vous nourrit plus, à la maison?

-Il n'a pas mangé grand-chose depuis trois jours, expliqua Christine.

-Elle partage tous ses repas avec moi, enchaîna le garçon. Elle est trop gentille. Je ne savais pas que ça existait, une fille aussi super.

Il disait les mots avec ferveur et émotion. Il était heureux, à cet instant.


-Maintenant, insista la dame. On va téléphoner à vos parents pour les rassurer. Christine, je commence par toi.

-Oui, madame, si vous voulez. Mais je leur ai écrit que je ne reviendrais pas avant demain… Ils ne s'inquièteront pas.

-On les appelle, répéta la dame. Ils doivent être anxieux.

Elle téléphona aux parents de notre amie et ceux-ci furent rassurés de la savoir en sécurité.

-Votre fille vous expliquera ce qui se passe ce soir à son retour, ajouta leur hôtesse. Elle est au cœur d'une action généreuse.

Elle se tourna ensuite vers le garçon.

-Donne-moi le téléphone de tes parents, Olivier.

-Non madame, répondit-il en baissant les yeux.

-Ne serais-tu pas par hasard celui dont on parle à la radio et qu'on recherche dans la forêt?

-Si madame, mais je ne veux pas retourner à l'orphelinat. Les garçons et les filles se moquent de moi. Il y a juste une ou deux éducatrices qui sont vraiment gentilles et me comprennent.

-Tu seras peut-être moins malheureux maintenant, fit Christine, puisque tu sais parler.

-Je ne veux quand même pas y retourner. Je veux aller chez ma tante.

-Bon, conclut la dame. On va s'occuper de tout cela. Christine, si tu pars maintenant, je crois que tu arriveras chez toi avant que le soleil se couche. Quant à ton copain, je te promets une chose. Je le prends en charge et on va s'arranger tous les deux. Il restera avec moi jusqu'à ce que l'on trouve une vraie solution à ses problèmes. D'accord, Olivier?

-Oui, madame. Je vous fais confiance.

-Bon.

Christine embrassa son copain puis retourna chez elle. Le garçon la suivit longtemps des yeux.


Quand elle arriva en vue de la maison, ses parents l'attendaient devant la porte. Notre amie hésita.

Que vais-je entendre, se dit-elle.

Sa mère ouvrit ses bras tout grands. Christine courut s'y blottir. Papa les serra toutes les deux.

-Tu es vraiment une petite fille merveilleuse, affirma maman.

-Comment le sais-tu? demanda Christine.

-D'abord, parce qu'on te connaît et qu'on t'aime. Et puis, quand tu es partie, la dame nous a retéléphoné. Elle nous a raconté tout ce que tu as fait depuis hier matin pour ce garçon. Tu es généreuse. Une autre fois, tu nous en parles...

-Si je vous avais tout raconté, vous auriez téléphoné à la police.

-Tente ta chance la prochaine fois. On tâchera de te faire confiance, promirent les parents.


Quelques jours passèrent sans que notre amie reçoive des nouvelles d'Olivier. Et puis, un soir, la dame de la maison de la sorcière téléphona.

-Christine, pourrais-tu venir chez moi un de ces prochains jours?

-Oui, se réjouit notre amie, je peux venir demain.


Le lendemain, elle se mit donc en route assez tôt.

Quand elle parvint en vue de la chaumière, Olivier sortit en courant. Il sauta au cou de son amie pour l'embrasser.

-Cette dame est vraiment formidable. J'ai une belle histoire à te raconter avant que tu entres dans cette maison. D'abord, comme elle a perdu sa fille Déborah, et que ma fameuse tante n'existe pas, elle a décidé de me prendre chez elle. Elle m'adopte. Je suis son fils à présent. J'ai de nouveau une maman.

-C'est merveilleux, balbutia Christine, les larmes aux yeux.

-Et ce n'est pas tout, ajouta le garçon très ému. Hier, un monsieur est venu. Il avait un costume de capitaine. Il est entré et il a dit : "Je viens chercher mes affaires dans le grenier puis je m'en vais". Il est monté, il a chargé un grand sac, puis il est redescendu. Il m'a regardé et m'a dit :

-Que fais-tu là, toi?

-Je m'appelle Olivier, et j'habite ici, avec ma nouvelle maman.

"Le capitaine m'a dévisagé. Il a posé son sac et a mis ses mains sur mes épaules. Il m'a encore regardé en silence, droit dans les yeux.

-Je crois, garçon, que tu as aussi besoin d'un papa, a-t-il déclaré.

-Il s'est tourné vers son épouse. Ils se sont serrés dans les bras, heureux de se retrouver. Et il est resté! ajouta Olivier. Il est là, dans la maison. Il n'est plus reparti. Ils se sont pardonnés et réconciliés. J'ai un papa! J'ai une maman! Et c'est grâce à toi.

Olivier embrassa une fois encore son amie. Elle entra dans la maison en lui donnant la main. Leurs yeux étaient pleins de larmes. Les larmes du bonheur.