Christine
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La Poupée

     Christine a dix ans. Elle vit au centre d'une grande forêt. Son papa est bûcheron. Elle habite avec ses parents au bout d'une route creusée d'ornières qui se remplissent de boue quand il pleut. Ça prend une heure et demie à vélo, deux heures à pied, pour se rendre au village. Il passe rarement quelqu'un sur ce chemin mal entretenu.

Un jour qu'elle jouait sur sa balançoire, elle perçut le bruit d'un moteur de voiture. Elle courut jusqu'au bord de la piste et vit passer un véhicule tout-terrain. Deux messieurs d'une cinquantaine d'années saluèrent notre amie d'un geste de la main. Elle répondit d'un geste de la main également.

Où vont-ils ? se demanda-t-elle. Le chemin s'arrête au carrefour des trois routes après quelques kilomètres.

En fin de journée, le véhicule tout-terrain repassa. Mais notre amie n'était plus là pour les saluer. Elle entendit le ronronnement du moteur.


À la nuit tombée, Christine attendait, assise dans son lit, la visite de son hibou Chachou. Elle l'appelle ainsi depuis l'âge de trois ans, quand elle lui sauva la vie. Il vient tous les soirs se poser sur la tablette de la fenêtre de notre amie, et bavarde avec elle.

Christine possède le don extraordinaire de parler aux animaux et de comprendre ce qu'ils disent. Chachou lui a appris à utiliser ce don. Et donc tous les soirs, ils ont une petite conversation, échangeant les dernières nouvelles de la forêt.

Quand le hibou se fut posé sur l'appui de fenêtre, notre amie évoqua sa rencontre avec les deux hommes qui se dirigeaient vers le carrefour des trois routes.

- À cet endroit, dit-elle, ça se se divise: un chemin impraticable se perd à gauche dans les sapins, une mauvaise piste monte très raide jusqu'aux grands rochers, et, enfin, le sentier qui va par collines et vallées à droite, bien loin, bien loin. Je me demande ce qu'ils sont allés faire par là.

- Peut-être sont-ils allés voir la petite maison de bois ? suggéra Chachou.

- La petite maison de bois, répéta la jeune fille. Quelle petite maison de bois ?

- Celle qui se trouve à gauche, le long du sentier, très tôt après la fourche des trois routes.

- Je n'ai jamais vu ni maison ni chalet à cet endroit, réfléchit notre amie. J'irai demain à sa recherche si mes parents veulent bien.

Christine ne va pas à l'école. Le village est situé trop loin. Sa maman lui fait la classe à la maison. Parfois, elle aide son père en travaillant avec lui au milieu des bois.

Le lendemain, elle reçut la permission de partir sur son vélo. Elle portait sa vieille salopette en jean délavé et ses tennis usés. Ses deux longues tresses volaient au vent.


Elle pédala une heure sur ce chemin parcouru d'ornières et assez boueux. Elle réussit à éviter de nombreuses grandes flaques qui accumulaient les eaux de pluie des jours passés et sur lesquelles dansaient des petits moustiques dont elle se méfie.

Elle contourna plusieurs fois des branches mortes qui barraient le passage et atteignit enfin le carrefour des trois routes.

Elle emprunta à droite le long sentier qui disparaît par vallées et collines et aperçut assez vite, derrière un épais bosquet d'aubépines en fleur, un petit chalet de bois.

Ça ressemblait plus à une pauvre cabane qu'à une véritable maison. Quatre murs faits de grosses planches mal rabotées, un petit toit couvert de feuilles mortes et de mousses vertes. La seule porte était fermée mais Christine remarqua deux petites fenêtres sur les murs latéraux de la masure.

Elle coucha son vélo dans l'herbe haute et s'approcha d'une des vitres, couverte de toiles d'araignée et de poussière. On ne distinguait rien à l'intérieur de la bicoque.

Peu à peu, le ciel se couvrit de gros nuages. La pluie venait. La jeune fille sentit les premières gouttes sur ses épaules. Elle passa à l'arrière de l'habitation puis se dirigea vers l'autre côté. Hélas, on ne distinguait rien non plus. La seconde fenêtre était dans le même état d'abandon et de saleté que la première.

Notre amie revint devant la maison. La pluie tombait assez fort maintenant. Elle la sentait dégouliner le long de ses tresses, dans son dos et sur sa salopette déjà bien mouillée. Elle n'avait pas emporté de veste.

Elle réussit à ouvrir la porte et entra pour s'abriter dans la cabane. Elle ne vit rien à l'intérieur de la petite maison en bois. Ni meubles, ni tapis, ni rideaux. Vide. À l'abandon.

Christine s'appuya puis se laissa glisser le long d'un des murs de planches, et s'assit par terre dans la poussière. Elle s'apprêtait à patienter jusqu'à la fin de l'orage.


Au même moment, elle sentit une des lattes du mur bouger dans son dos. Notre amie se retourna. Elle fit jouer cette planche mal fixée. Elle pouvait glisser latéralement. Elle insista, et découvrit une petite cachette. Elle y aperçut une enveloppe brune.

Je parie que toi qui me lis, tu l'aurais ouverte… Je crois que, tout comme notre amie, la curiosité te démange.

L'enveloppe, un peu jaunie, était mal fermée. La colle desséchée céda facilement. Christine ouvrit le pli. Il contenait trois choses. D'abord, une vieille photo noir et blanc, montrant trois enfants. Un garçon qui semblait avoir dix ans et un autre un peu plus jeune, entouraient une petite fille d'environ cinq ou six ans. Ils lui donnaient la main. Deuxième chose, une toute petite clé en fer. Troisième chose, un dessin d'enfant, plié en quatre.

Sur ce dessin, on distinguait une petite maison au bas de la page. Au-dessus, notre amie reconnut des serpents et, près d'eux, un lion. Plus haut encore, à gauche, des papillons et à droite, des poissons. Enfin, tout en haut de la page, des grenouilles et un arbre, vite divisé en quatre branches.

Christine, curieuse, se demanda ce que pouvait bien signifier cet étrange dessin. Ça lui fit penser aux étapes successives d'un plan, d'une carte. Pourquoi cette enveloppe se trouvait-elle cachée dans cette cabane abandonnée ? Qui l'avait dissimulée là, et quand ?

Elle glissa la petite clé dans la poche de sa salopette, remit le dessin et la photo dans l'enveloppe, et décida d'emporter le tout avec elle.

Il pleuvait encore, mais moins fort. Elle remonta sur son vélo et revint à la maison. Elle se précipita aussitôt vers le hangar, situé juste à côté de l'habitation. Papa y entrepose son bois. Elle grimpa avec agilité sur des tas de bûches, puis, s'accrochant aux poutres, elle se hissa juste sous les tuiles dans un coin sombre de la toiture du bâtiment.

Là, entre deux madriers, se trouvent les cachettes de notre amie. Très souple, elle se faufila de l'une à l'autre et y posa l'enveloppe et son contenu. Elle conserva la clef dans la poche bavette de sa salopette.


Le lendemain, Papa l'emmena travailler avec lui dans la forêt. Il coupa quelques arbres et les divisa en bûches. Christine les ramassait et les rangeait le long du chemin ou sur une remorque.

Mettre une bûche dans le feu ouvert du salon est bien agréable, mais en porter plusieurs centaines toute la journée, c'est autre chose. Ces jours-là, notre amie revient au soir épuisée, sale, les bras douloureux. Parfois, sa maman doit lui ôter l'une ou l'autre écharde enfoncée dans ses doigts.

Mais Christine est une fille courageuse. Elle aime aider papa. Elle sait aussi qu'ils ne sont pas très riches. S'il y a quelques commandes ou quelques clients en plus, tant mieux, et ces jours-là donc, elle assiste son père.


À midi, pendant qu'ils mangeaient leur casse-croûte assis l'un près de l'autre sur un tronc abattu, elle demanda à son papa s'il se trouvait un lion quelque part dans la forêt.

- Ma chérie, tu as dix ans, tu sais bien qu'il n'y a pas de lions dans nos bois.

- Bien sûr, fit-elle en souriant, mais n'y aurait-il pas quelque chose qui ressemble à un lion ?

Le papa réfléchit un moment.

- Oui, dit-il. Si tu quittes le croisement des trois routes par le sentier qui file vers la droite, tu aperçois une petite cabane en bois sur ta gauche assez rapidement.

- Je l'ai découverte hier, Papa.

- Et bien, derrière la petite masure, commence un layon, un sentier à peine tracé. Il mène à une grotte. Mais sois prudente si tu vas par là. Elle grouille de serpents.

- Je connais cette grotte. J'y suis entrée un jour pour soigner mon hibou malade.

(Lis ou relis : Christine 15. Le hibou.)

Papa continua:

- À cet endroit, grimpe sur la hauteur et tu verras, en te retournant vers la forêt, un gros rocher solitaire. En l'observant bien, tu t'apercevras qu'il ressemble à un lion.

Christine, très contente, pensa aussitôt au dessin d'enfant. Tout cela prenait un sens. Le plan conduisait, pourquoi pas, à un trésor.


Le jour suivant, elle reprit son vélo et repartit dans la forêt. Arrivée à l'embranchement des trois routes, elle pédala jusqu'à la petite cabane et découvrit le layon. Elle tenta de le suivre à vélo, mais impossible à cause des ronces. Elle dut abandonner sa bicyclette. Elle la cacha soigneusement dans l'herbe haute et continua à pied.

Après un quart d'heure de marche, elle parvint sur un étroit plateau. On y apercevait l'entrée d'une grotte, la grotte aux serpents.

Se retournant, elle repéra, plus bas, un grand rocher solitaire. Avec un peu d'imagination, il évoquait les yeux et la crinière d'un lion.

Elle descendit entre les plantes et marcha vers ce rocher. Aucun chemin n'y conduisait. Christine dut enjamber des troncs d'arbres, des branches mortes. Les ronces, les orties, et toutes sortes de plantes piquantes tentaient de déchirer un peu plus encore sa vieille salopette déjà si usée.

Elle parvint au pied du rocher. Elle en fit le tour, puis elle tenta de l'escalader. Elle dut reprendre son ascension plusieurs fois. Mais, aussitôt juchée au sommet de l'éminence, elle aperçut, à un jet de pierre, une clairière remplie de fleurs. Là où poussent des fleurs, on trouve des papillons.

Notre amie descendit de la tête du lion et reprit sa marche aventureuse dans la forêt. Elle parvint à la trouée au milieu des arbres. Des dizaines de papillons voltigeaient d'une plante à l'autre. Un ruisseau traversait la clairière. Dans un cours d'eau, on aperçoit des poissons…

Le plan dessiné correspondait tout à fait à l'endroit. Mais par où suivre le ruisseau ? Vers l'amont ou vers l'aval ? Où trouver l'endroit où se tenaient les crapauds?

Ces animaux vivent plutôt dans une mare ou dans un étang, songea la jeune fille. Elle crut apercevoir des roseaux en amont. Alors, pataugeant dans le ruisselet, elle trouva assez vite l'étang qu'elle cherchait, une grande pièce d'eau, suffisamment étendue pour posséder une petite île en son milieu.

Sur cette île se dressait un arbre qui se divisait, après un tronc unique, en quatre grosses branches, exactement comme sur le dessin. Le trésor devait se trouver sur l'île, près ou dans cet arbre.

Mais comment l'atteindre ? Christine ne vit aucune sorte d'embarcation.

Elle regarda à gauche, puis à droite. Personne. D'ailleurs rarement quelqu'un passe dans cette forêt où elle habite. Il faisait beau et chaud. Elle ôta son t-shirt, puis sa salopette, et, gardant ses tennis qui étaient quand même sales et trempés et ses sous-vêtements, elle entra dans l'eau.

Elle en eut bientôt jusqu'aux genoux, puis jusqu'à la taille et presque jusqu'au cou. Ses tresses flottaient. Notre amie frissonna dans l'eau froide. En plus, à chaque pas, elle enfonçait dans une sorte de vase noire et poisseuse. De la boue. C'était vraiment pas drôle. À partir de cet endroit, elle sentit que le sol remontait. Tant mieux. Elle parvint à l'île.

Toute dégoulinante, elle s'approcha de l'arbre et remarqua une boîte en fer, déposée là où les quatre branches se séparent.

Le trésor !

Elle sortit avec précaution la boîte de la cachette, mais elle ne put l'ouvrir. Elle était verrouillée. Notre amie songea aussitôt à la petite clé découverte dans l'enveloppe jaunie de la cabane. Mais cette clé se trouvait dans la poche de sa salopette. Et sa salopette était sur la berge du lac.

Christine emporta la boîte et retraversa l'étang. Elle sortit de l'eau sale, couverte de vase. Elle tenta, sans grand succès, de se débarrasser de cette boue un peu collante dans l'eau claire du ruisseau.

Puis, s'asseyant contre un arbre pour sécher au soleil, elle entreprit d'ouvrir la boîte avec la clé.

Elle y découvrit une très belle poupée.

Notre amie s'attendait à tout, sauf à trouver une poupée à cet endroit !

Elle avait une ravissante robe rouge, avec un tablier jaune pâle par-dessus, de très beaux yeux, des longs cheveux blonds, des jolies petites mains. La poupée était pieds nus.

Christine qui n'en possède pas fut très heureuse de sa trouvaille. Elle la remit en place, referma la boîte, se rhabilla, et revint à son vélo. Elle fixa bien solidement le tout sur son porte-bagages et pédala pour revenir à la maison.


Comme elle arrivait en trombe auprès de la petite cabane en planches, elle vit une voiture tout-terrain garée à quelques mètres. Elle reconnut les messieurs aperçus l'avant-veille.

Les deux hommes tentèrent d'arrêter notre amie. Ils crièrent en levant les bras.

- Arrête-toi! Arrête-toi!

Mais notre amie, avertie qu'on ne parle pas avec des inconnus, pédala plus rapidement et s'échappa. Les deux individus tentèrent de courir derrière elle pour la rattraper. Cependant, un enfant à vélo va bien plus vite que deux messieurs qui courent. Elle s'éloignait d'eux, creusant l'écart. Son cœur battait encore la chamade. Elle avait vraiment peur.

Les deux hommes montèrent dans leur véhicule tout-terrain. Une voiture roule plus vite qu'un vélo, même sur une mauvaise route. Christine pédalait de son mieux mais ils se rapprochaient peu à peu. Elle se demanda comment leur échapper.

Elle arriva en trombe à un fort tournant du chemin. Là, poussaient de nombreuses hautes fougères. Elle y fonça tête baissée avec son vélo. Elle fit un dérapage, dissimula sa bicyclette au sol et se coucha à plat ventre à côté.

Quelques instants après, elle entendit le ronronnement du moteur du véhicule. Se soulevant légèrement, mais sans se faire voir, elle observa que les deux hommes scrutaient attentivement à gauche et à droite, sans doute pour essayer de la retrouver, mais ils ne la virent pas. Ils continuèrent et s'éloignèrent en direction de la maison de notre amie.

Christine attendit encore, et quand elle n'entendit plus rien, elle remonta sur son vélo pour retourner chez elle.


Elle roulait déjà depuis un moment lorsqu'elle vit un renard assis au milieu de la piste. Elle le reconnut aussitôt. Elle l'avait adopté tout jeune, encore bébé.

- Bonjour, lança notre amie.

- Bonjour, répondit le renard.

- Que fais-tu là, assis au milieu de la route ?

- Je t'attendais. J'ai vu, en passant, deux voleurs cachés derrière des arbres près d'une voiture. Je crois qu'ils te guettent.

- Heureusement que tu m'en parles, remercia Christine. Mais comment vais-je revenir chez moi ?

- Si tu veux, je peux te conduire tout droit à travers la forêt.

La jeune fille descendit de vélo, et le tenant par le guidon, elle retourna chez elle en suivant le renard à travers les bois. Elle évita ainsi la rencontre avec les deux individus.


Arrivée à sa maison, elle réfléchit un instant. De deux choses l'une: ou ces deux messieurs oseront lui parler en présence de ses parents et ne sont pas des bandits. Ou bien ils ont de mauvaises intentions, et en ce cas, ils ne voudront pas s'arrêter et ils passeront leur chemin.

Un peu plus tard, elle entendit le ronronnement du moteur, et le véhicule passa sans s'arrêter.

Christine cacha la poupée et la boîte dans le hangar sous le toit. Elle projetait de venir la prendre de temps en temps pour la bercer dans ses bras et jouer avec elle.


Le lendemain, le papa de notre amie demanda à sa fille d'aller jusqu'au village lui chercher des feutres de couleur qu'il utilise pour marquer ses bûches. Toujours souriante et prompte à rendre service, elle monta sur son vélo et partit vers le hameau.

En arrivant vers dix heures du matin, elle eut la mauvaise surprise de constater que le magasin était fermé. Un écriteau collé sur la porte indiquait : "Nous ouvrirons ce jour à 14 heures."

- Tant pis, se dit Christine. Je vais attendre ici.

Elle calcula que si elle retournait chez elle, elle arriverait vers midi, pour se remettre en route un instant plus tard afin de parvenir à deux heures de l'après-midi au magasin. Puis, il faudrait encore retourner à la maison. Cela lui ferait huit heures à vélo ce jour-là.

Elle se dirigea vers la petite plaine de jeux. Quelques enfants jouaient au soleil. Elle s'amusa avec eux sur les balançoires, les toboggans et les carrousels.

Vers midi, les autres enfants retournèrent chez eux pour aller dîner. Christine avait faim et soif. N'ayant pas prévu de rester toute la journée au village, elle n'avait emporté ni gourde ni pique-nique. Et pas d'argent sur elle. Papa comptait venir payer les marqueurs à la fin de la semaine.

Notre amie regarda autour d'elle. Elle aperçut un robinet dans un coin du parc. Le jardinier y vissait sans doute le tuyau d'arrosage qu'il utilisait pour rafraîchir les fleurs et les plantes. Elle l'ouvrit, et collant ses mains l'une contre l'autre, elle but de l'eau, à genoux dans l'herbe.

Bien. Mais, elle avait encore faim. Se redressant, elle se dirigea vers la boulangerie. Peut-être que la vendeuse lui ferait confiance.

Hélas, en chemin, elle tomba nez à nez sur les deux hommes, ceux de la forêt. Ils se mirent aussitôt à la poursuivre.


Notre amie courut vers la rivière et suivit ses berges bétonnées. Ce cours d'eau est assez large et il y passe parfois quelques bateaux, des péniches le plus souvent.

Christine courait donc sur le chemin de halage, cette route en terre qui longe les canaux.

Tout à coup, elle passa près d'une maison abandonnée. Quelle chance ! Là, elle pourrait peut-être se cacher.

Elle entra hors d'haleine dans la masure et s'arrêta un instant sur le sol jonché de débris, de canettes, et de bouteilles cassées. Elle vit même un vieux matelas moisi. Il n'y avait hélas ni meubles, ni portes derrière lesquels s'embusquer. Elle passa près d'un bahut éventré.

Notre amie monta l'escalier quatre à quatre et visita les chambres. Impossible de s'y dissimuler. Elle attendit là-haut, immobile, apeurée, silencieuse, dans l'espoir que les voleurs n'y viendraient pas.

Les deux individus arrivèrent devant la maison. Christine écouta leur conversation.

- Pierre !

- Oui, Yvan ?

- La petite s'est peut-être cachée dans la maison, va voir.

- Oui, j'y vais.

Notre amie entendit celui qui s'appelait Pierre entrer dans la maison en ruine. Il marchait dans les débris.

- Yvan !

- Oui, Pierre ?

- Je monte voir à l'étage si elle ne s'y est pas réfugiée. J'arrive.

- D'accord.

Il allait venir. Il allait la voir.

Christine se pencha par la fenêtre arrière. Chance ! Elle découvrit une vieille échelle en fer posée le long du mur. Elle enjamba la fenêtre avec beaucoup d'agilité et descendit les échelons. Puis, traversant le jardin envahi de ronces, elle rejoignit le chemin de halage et s'éloigna en courant.

Yvan la vit.

- Pierre, reviens. La petite se trouvait dans la maison, mais elle s'est sauvée. Viens vite, on va la rattraper.

La poursuite infernale reprit.


Elle courait, elle courait. Son cœur battait la chamade. Elle transpirait, de nouveau hors d'haleine. Les deux hommes se rapprochaient d'elle. Quand ils furent tout près, notre amie s'approcha du bord de la rivière et, d'un bond, elle sauta dans l'eau.

- Petite fille, ne fais pas ça, crièrent-ils. Petite fille, reviens, reviens...

Mais au lieu de les écouter, bien sûr, elle s'éloigna d'eux. Elle nagea dans l'eau froide et rejoignit l'autre berge. Elle sortit de l'eau trempée de la tête aux pieds, la salopette et le t-shirt collant à la peau, les tresses dégoulinantes.

Elle rejoignit le chemin le long de la rive en face et se remit à courir vers le village. Elle passa près d'un hangar à l'abandon.

Elle se retourna. Les deux hommes, après avoir hésité un instant couraient vers un petit pont situé à cinq cents mètres. Ils s'apprêtaient à traverser la rivière à leur tour.

Christine s'approcha du hangar et d'une énorme porte coulissante sur rail, entrouverte. Elle réussit à se glisser et entra dans le bâtiment tout à fait abandonné, sombre. Le sol était jonché de débris, de blocs de pierre, de vitres cassées. Elle aperçut même des planches laissées là, pêle-mêle, et des machines rouillées. Quelques rayons de soleil traversaient obliquement la vieille bâtisse et posaient des taches de lumière sur le béton.

Dans un coin du hangar, à l'intérieur même de celui-ci, se dressait une construction de deux étages. Des anciens bureaux, sans doute.

Notre amie se dirigea vers eux. Elle y entra et monta aussitôt au premier étage. Là, par une échelle en fer, elle atteignit le toit plat du petit bâtiment. Le sol, dans un coin, faisait un angle mort avec le toit du hangar. Christine se hissa sur la plate-forme et se glissa en rampant dans le coin le plus sombre. Elle se coucha dans la poussière et resta sans bouger.


Après quelques minutes, elle entendit arriver ses deux poursuivants, Pierre et Yvan.

- Pierre, regarde. Elle est entrée dans le hangar.

Comment savent-ils ça ? se demanda la jeune fille.

- J'en suis sûr, reprit Yvan. Ici on voit ses traces de boue près de la porte.

Les sandales de gym pleines de vase de la rivière avaient laissé des marques sur le sol. Allaient-ils la découvrir ?

Ils entrèrent dans le bâtiment.

- Je ne vois rien, fit l'un d'eux. Il nous faudrait une lampe de poche.

- Regarde, dit l'autre, là, cette construction, des anciens bureaux sans doute. Elle s'y trouve peut-être cachée.

- Je vais voir, proposa Yvan.

- Oui, je t'attends dehors, répondit Pierre.

Yvan entra dans les bureaux, monta jusqu'à l'étage, gravit quelques échelons et regarda à gauche et à droite sur le toit plat.

- Je ne crois pas qu'elle soit ici. Il fait tout noir. C'est une petite fille. Elles ont vite peur de l'obscurité à cet âge.

Il redescendit. Ils s'éloignèrent du hangar. Christine ne bougea pas.

Ils me prennent pour une froussarde, se dit-elle. Tant mieux, ils ne me trouveront pas.

Quand elle n'entendit plus rien, après tout un moment, elle osa sortir de sa cachette. Elle redescendit et sortit du hangar à son tour.

Elle ne vit plus les deux hommes.


Christine se dirigea vers le village. Elle le traversa, un peu honteuse, dans sa salopette et son t-shirt crasseux, trempés et couverts de boue d'avoir rampé dans la terre et dans la poussière du hangar. Ses sandales de gym étaient presque noires.

Elle entendit le clocher du village sonner deux heures de l'après-midi. Elle se dirigea vers le magasin, ouvert, à présent.

- Christine, s'étonna la vendeuse, que t'arrive-t-il ?

- Je tombée dans la boue, madame.

- Ton papa a téléphoné. Il s'inquiétait de ne pas te voir. Voici les marqueurs. Ça va aller, petite fille ?

- Oui, madame. Je retourne à la maison. Merci.

Elle prit les marqueurs et les glissa dans la poche de sa salopette. Elle songea à demander à manger, mais elle n'osa pas. Elle remonta sur son vélo et se mit à pédaler courageusement vers sa maison.


Elle parvint chez elle vers quatre heures de l'après-midi. Sa tête tournait, un vertige de faim.

Elle entendit un ronronnement de moteur derrière elle. Elle aperçut, sans arrêter son vélo, le véhicule tout-terrain de Pierre et Yvan. Décidément, ils étaient encore à sa poursuite.

Christine pédala de toutes ses forces et arriva avant eux à la maison. Elle posa son vélo sur le sol et courut à l'intérieur.

- Papa, maman ! Vite, deux bandits me poursuivent dans une voiture. Je vous raconterai.

Papa saisit son fusil de chasse et sortit précipitamment avec sa fille. Quand les deux hommes aperçurent le fusil, ils firent demi-tour et se sauvèrent vers le village.

Les parents de notre amie téléphonèrent aussitôt à la gendarmerie pour qu'on arrête enfin ces gens. Les policiers promirent d'installer un barrage routier à la sortie de la forêt.


Vers la fin de la journée, une voiture de police stoppa près de la maison de notre amie. Elle y observa deux gendarmes et les bandits qui l'avaient poursuivie.

Un des agents sortit, un commissaire.

- Bonjour. Tu t'appelles Christine ? demanda-t-il.

- Oui, répondit la fillette.

- Ton papa est là, ou ta maman ?

- Oui, tous les deux.

L'officier entra dans la maison.

- Bonjour madame, bonjour monsieur. Je voudrais poser quelques questions à votre fille, si vous voulez bien.

- J'ai fait quelque chose de mal ? demanda Christine.

- Non, pas que je sache, dit-il. Mais n'aurais tu pas découvert il y a trois ou quatre jours une cachette, dans une petite maison en bois, située dans la forêt ?

La jeune fille regarda le policier droit dans les yeux. Elle ne ment jamais.

- Oui, monsieur.

- Et dans la cachette, n'aurais-tu pas aperçu une enveloppe ?

- Euh, si monsieur.

- Je parie que tu l'as ouverte. Qu'y as-tu trouvé ?

Notre amie expliqua qu'à l'intérieur, il y avait une photo avec trois enfants, une petite clé et un dessin.

- Tu pourrais me les montrer ?

- Oui, je vais les chercher dans le hangar de mon papa.

Christine revint après quelques instants avec l'enveloppe brune, la clé, le dessin, la photo.

- Bien, approuva le gendarme. Cette clé, à quoi sert-elle ?

De nouveau, notre amie marqua un temps de silence en regardant le commissaire. Elle savait qu'elle devait dire la vérité et elle ne comptait pas mentir. Mais elle ne voulait pas parler de la poupée. Sa poupée à présent.

- Mon père me dit souvent que si je trouve quelque chose dans la forêt, je peux le garder pour moi, à moins qu'on puisse identifier et contacter le propriétaire.

- Tout à fait, répondit l'officier de police. Mais à quoi sert la clé ?

- Elle ouvre une boîte qui se trouvait sur une île.

- Et que contient-elle, cette boîte ?

- J'y ai découvert une poupée...

- Tu peux me l'apporter ?

- Oui, murmura Christine, en baissant les yeux.

Elle repartit vers le hangar et alla la chercher. Le commissaire la posa sur la table. Puis fit venir son collègue avec Pierre et Yvan, menottés. Quand tout le monde fut rassemblé, l'enquêteur de gendarmerie ajouta :

- Nous allons voir si vous nous dites la vérité, messieurs.

Il prit la poupée, la retourna et la plaça sur le ventre. Il la déshabilla. Une couture bleue apparut dans son dos. Il demanda une paire de ciseaux, ouvrit le jouet et en sortit une bague ornée d'une très belle pierre qui scintillait, un magnifique brillant, un diamant de grande valeur.

- Collègue, enlevez les menottes à ces hommes. Ils disent la vérité, ce ne sont pas des bandits.

Notre amie était très étonnée.

- Vous deux, poursuivit le commissaire, le moment est venu de raconter votre histoire à cette jeune fille et à ses parents.


Yvan, le plus âgé des deux, prit la parole.

- Nous ne voulions pas te faire de mal, dit-il. Nous avons été maladroits. Excuse-nous. Ni Pierre ni moi n'avons d'enfant. Nous ne cherchions pas à t'effrayer, mais à te parler.

Ils expliquèrent ensuite que, bien des années plus tôt, ils avaient fui leur pays en guerre. À cette époque, l'Europe de l'Est subissait la domination d'un grand pays voisin.

- Papa et maman nous emmenèrent sur les routes de l'exil avec notre petite sœur Dorotha.

Et en effet, ces événements correspondent à l'insurrection de Budapest, Hongrie, en 1956. 

Les deux hommes montrèrent la photo noir et blanc.

- Tu nous vois là, tous les deux, âgés de dix ans et neuf ans. Notre petite soeur en avait six, à l'époque. Nos parents ne purent rien emporter avec eux en fuyant, sauf la bague, le brillant de grande valeur, que papa avait offerte à maman lors de leur mariage.

Pour qu'on ne la leur vole pas sur les routes de l'exil, leur mère imagina de cacher cette pierre de grand prix dans le corps même de la poupée de la petite Dorotha, sans le lui dire. Ni la fillette, ni les deux grands n'en furent informés. Les parents préférèrent garder cette cachette secrète.

- Puis, nous avons vécu tout un été dans ta forêt, Christine, continua Yvan. Tu n'étais pas née et tes parents non plus. Nous habitions cette cabane en planches au milieu des bois. Nous y résidions cachés pour qu'on ne trouve pas trace de notre papa, recherché par nos ennemis, car il avait été un chef de la résistance contre l'envahisseur.

Tous écoutaient le récit d'Yvan.

- Nous sommes devenus des vrais petits sauvages, tous les trois. Pauvres, vêtus de loques, mal nourris, mais malgré cela, heureux au milieu des bois.

"Lorsque deux garçons ont une petite sœur, ils adorent la taquiner de temps en temps. Elle refusait de venir se baigner dans cet étang que nous avions découvert, trouvant l'eau trop froide et trop sale. Pierre et moi avons imaginé un jour de cacher sa poupée quelque part sur l'île et de dessiner un plan pour qu'elle puisse la retrouver plus tard, après un passage forcé dans l'eau boueuse à son tour.

"Seulement voilà, le lendemain du jour où nous avions caché sa poupée, papa arriva précipitamment dans la petite cabane.

- Il faut fuir. Ils ont retrouvé ma trace. Mais j'ai pu obtenir des billets d'avion. Nous partons pour l'Amérique.

"Nous sommes partis aussitôt et la poupée est restée dans sa boîte sur l'île, dans le tronc de l'arbre.

Ainsi Yvan, Pierre, Dorotha et les parents embarquèrent pour les Etats-Unis, pays de la liberté. Ils vécurent là-bas bien des années. Leur papa y mourut il y a dix ans. 

- Peu avant son décès, en décembre passé, notre maman, ajouta Pierre, nous prit tous deux près d'elle et nous fit promettre d'aller chercher la bague laissée dans la poupée, ici, dans la forêt des Grands Ormes où tu habites, Christine, et de la donner à Dorotha.

"Ainsi nous sommes revenus, mon frère et moi, dans ces bois avec une voiture tout-terrain louée. Nous avons retrouvé, avec émotion, la cabane dans laquelle nous avions vécu tout un été avec nos parents.

"Mais la cachette derrière la planche était vide. En te rencontrant, nous avons pensé que tu l'avais découverte ainsi que l'enveloppe, et sans doute, la poupée. Nous projetions de t'en parler, Christine, mais sans le vouloir, nous t'avons fait peur en courant derrière toi. Nous en sommes tous deux sincèrement désolés.

- J'ai cru mon renard, quand il m'a dit que vous étiez des voleurs, avoua Christine.


Tout le monde se réconcilia autour de la table. Ce fut ensuite l'heure du départ.

- Nous emportons la bague, décida Yvan, et nous la remettrons à Dorotha.

Puis, s'adressant à notre amie.

- Tu possèdes des poupées ?

- Non, répondit Christine, en baissant les yeux.

- Alors, voici ta première. Nous allons rapporter la bague à notre sœur, mais la poupée reste avec toi, pour toi, en souvenir de ton aventure.


Christine les remercia tous les deux. Elle ne les revit jamais. Mais ce jour-là, pour la première fois de sa vie, Christine eut une poupée. Elle l'appela Dorotha.