Christine
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Le chat

     Minuit.
La voiture roulait doucement dans l'avenue éclairée par les réverbères. Un quartier de jolies villas précédées de jardinets soignés.
Trois hommes à bord. Des voleurs. Des espions, plus précisément.
- Arrête, dit le chef, assis à l'arrière. Anthony, tu sors. Tu vois la maison, là, en face. Tu trouves la farde jaune dans le coffre de leur bureau et tu la ramènes. Elle contient des preuves compromettantes contre le président de notre pays. Un dictateur dangereux, mais il nous paye bien. Voici l'appareil électronique qui te permettra de découvrir facilement le code d'ouverture de ce coffre. Nous t'attendons au coin de la rue. Inutile qu'on nous repère si une voiture de police passe.

Anthony traversa la rue et observa la villa. Aucune lumière.
Il s'approcha de la porte d'entrée. Fermée à clé, évidemment. Et toutes les fenêtres étaient closes de ce côté-ci.
Il longea la façade gauche. 


Au premier étage, il vit une fenêtre entrouverte. Mais impossible de l'atteindre en escaladant le mur.
Deux cerisiers poussaient dans le jardin. Une échelle était dressée contre l'un d'eux.
Le voleur sortit des gants de la poche de sa veste et les mit. Puis il saisit l'échelle et la posa contre le mur. Il escalada les échelons et ouvrit plus largement la fenêtre.
Il l'enjamba.
Un petit garçon dormait dans la chambre. Un chat presque tout noir veillait sur lui, couché sur la couverture.
Il miaula.
- Tais-toi, sale bête, murmura Anthony.
Il traversa la pièce sans faire de bruit et ouvrit la porte. Il passa dans le couloir. Le chat le suivit.

Le voleur descendit l'escalier et se dirigea vers le bureau des parents.
Il observa le coffre bien fermé, puis colla l'appareil électronique près du bouton numérique qui commande l'ouverture. Il le fit tourner de sa main gauche en regardant l'écran lumineux qui lui indiqua le code en quelques instants.
Il ouvrit le coffre sous le regard attentif du chat.
- Voilà la farde jaune, murmura l'homme.
Mais Anthony et ses complices ne savaient pas que ce coffre était relié au poste de police local et que lorsque on l'ouvre, une sonnerie retentit dans leur bureau.

Notre homme saisit la farde jaune et referma le coffre.
Il se dirigea vers la porte d'entrée. Il tenta d'ouvrir en serrant la poignée, mais sans succès. Et aucune clé en vue.
- Zut, fit Anthony.
Il regarda le chat.
- Cesse de me suivre, toi.
L'homme retourna à l'escalier. Il le monta quatre à quatre et entra dans la chambre où dormait le garçonnet.
Au même instant il entendit des sirènes de voitures de police qui déchiraient le silence de la nuit. Elles se trouvaient encore loin. 
- Et zut, murmura l'homme. Ils arrivent.
Il hésita un instant. Puis il saisit l'enfant et le serra dans ses bras.
- Tu vas me servir de bouclier, toi.
Le petit s'éveilla et se mit à pleurer.
- Chut! Je te conduis chez ton papa et ta maman, mentit le voleur.
Il le hissa sur ses épaules, franchit la fenêtre et descendit par l'échelle.
Il comptait se faire passer pour un gentil papa qui, malgré l'heure tardive, retourne à la maison avec son petit gamin dans les bras.

Une voiture de police passa en trombe dans la rue.
Anthony fit un sourire et salua d'un geste de la main. Les policiers, rassurés, s'éloignèrent.
Le voleur arriva à hauteur de ses complices.
- Que fais-tu avec cet enfant? demanda le chef.
- Avec lui dans les bras, j'ai évité les menottes et la prison. On l'emmène.
La voiture des bandits démarra et disparut dans la nuit.

La police, même la division scientifique, arrivée sur le lieu du drame, pataugeait. 
Aucune piste pour retrouver les documents volés et surtout Emmanuel, le petit garçon kidnappé. Aucune empreinte digitale. Le voleur, certainement un professionnel, n'avait laissé aucune trace derrière lui.
Dès le lendemain, de nombreux journalistes patientaient devant la porte de la maison des parents, espérant un scoop annonçant une bonne nouvelle. Mais en vain.
Depuis quarante-huit heures à présent, de nombreuses équipes fouillaient le quartier, même avec des chiens policiers. Aucun témoin. Personne n'avait vu quoi que ce soit à cette heure tardive où beaucoup de gens restent chez eux devant leur écran de télévision ou dans leur chambre.
On placarda des photos du petit garçon partout, dans les rues, dans les magasins du quartier et plus loin. On les diffusa sur les écrans à l'heure du journal télévisé. En vain.
Les parents d'Emmanuel commençaient à désespérer.

- Dire que leur chat a tout vu, lança une des policières en observant l'animal...
- Oui, mais il ne parlera pas, fit remarquer un de ses collègues.
- Attendez, les gars, lança l'un des plus jeunes de l'équipe. Il me vient une idée. J'habite un village situé à la lisière de la forêt des Grands Ormes. Je crois me souvenir qu'une gamine de dix ans y habite avec ses parents. Le père est bûcheron. La mère s'occupe des clients, mais leur fille possède un don extraordinaire. Elle sait parler et comprendre le langage de certains animaux. Elle pourrait peut-être interroger le chat!  Tâchons de la rencontrer et d'obtenir l'autorisation de ses parents.

Christine jouait sur la balançoire que son père a installée pour elle près du hangar où il entrepose son bois. Elle venait de finir d'étudier toute la journée avec sa maman. Elle s'étonna de voir arriver une voiture de police.
- Bonjour, jeune fille, dit l'un d'eux. Tes parents sont-ils là?
- Oui, répondit-elle. Venez.
Elle les fit entrer dans la maison. La commissaire détailla la situation et évoqua les recherches qui piétinaient. Elle parla du chat.
Tout de suite, notre amie se réjouit de prêter main forte à la police pour aider ces pauvres gens à retrouver leur enfant.
Elle monta dans la voiture des policiers avec le plein accord de ses parents.

Sitôt arrivée à la maison d'Emmanuel, elle salua le papa et la maman du petit garçon et s'assit à côté du chat dans le canapé de leur salon. Elle le caressa puis le prit dans ses bras et chuchota à son oreille pendant plusieurs minutes. On entendait miauler.
- Voilà, dit Christine. Il a tout vu. Il a même suivi le voleur dans ses déplacements. Il a vu cet homme entrer la nuit par la fenêtre entrouverte de la chambre de votre enfant. Il a suivi ce voleur jusque dans votre bureau. Il a assisté à l'ouverture du coffre et au vol d'une farde jaune. Il a observé le voleur qui a hésité un instant puis est remonté par l'escalier dans la chambre d'Emmanuel. Il a entendu, lui aussi, les sirènes de police qui approchaient de votre maison. Il a vu cet homme se saisir de votre fils puis sortir par la fenêtre.
Notre amie se tut un instant.
- Mais en se baissant, il a perdu une clé qui se trouve encore sous l'armoire de la chambre de votre enfant. Enfin, il a dit que les doigts de cet homme sentent le poisson.
- Il n'a pas pu les sentir, puisque le voleur portait des gants, fit remarquer un policier.
- Non, dit Christine. Le chat ne fait pas la différence entre les doigts et les gants. Ces derniers devaient sentir le poisson.
- Magnifique, lança la commissaire en chef. Il n'y a que peu de poissonneries dans la région. On va le retrouver.
- Et mieux encore, ajouta son collègue qui descendait l'escalier et venait de se baisser dans la chambre d'Emmanuel pour ramasser la clé avec des gants. Elle a une belle empreinte digitale. Nous tenons ce bandit qui travaille sans doute dans une poissonnerie.
- Hélas, ça ne dit pas où il se cache pour l'instant...

Christine sortit fière et souriante de la maison.
Les nombreux journalistes présents la photographièrent. Ils tenaient leur scoop.
Dès le lendemain, la photo de notre amie parut dans les journaux avec un titre qui fait rêver : 
Première mondiale! La police suit la piste d'une bande de voleurs grâce au témoignage d'un chat qu'une jeune fille de dix ans a su interroger car elle sait parler et comprendre le langage des animaux. 
Notre amie fut très fière de montrer cet article à ses parents, et se réjouissait d'en parler à son grand ami Mathieu, dès qu'elle le rencontrerait.
Mais hélas, les bandits lisent aussi les journaux.
- On va se retrouver tous les trois en prison à cause de cette gamine, dit le chef. Il faut réagir.

Deux jours passèrent.
Christine jouait sur la balançoire en cette fin d'après-midi ensoleillée. Elle vit arriver et s'arrêter une voiture.
Encore des clients pour mes parents, se dit-elle.
Deux hommes en sortirent. Anthony et le chef. Révolvers au poing.
Ils s'approchèrent de notre amie, et sous la menace de leurs armes, la forcèrent à entrer dans leur véhicule. Là, un troisième homme lui glissa une cagoule sur la tête et les yeux. 
Ils démarrèrent.

Christine sentit ses larmes couler. Elle ne voyait plus rien, mais elle comprenait qu'on l'emmenait.
La voiture s'arrêta après un assez long trajet. Ils firent sortir notre amie, après lui avoir ôté la cagoule.
Elle vit des bâtiments laissés à l'abandon. Ça ressemblait à des hangars d'usine.
On lui fit descendre un escalier en béton, puis suivre un couloir très sombre. Les bandits ouvrirent une porte et poussèrent notre amie dans une cave. Ils claquèrent la porte derrière elle et glissèrent un verrou.

Christine vit un petit garçon assis sur un lit de camp. Il pleurait.
- Emmanuel? dit-elle.
- Oui! Tu vas me conduire chez papa et maman?
- Tes parents et la police te recherchent. Ils finiront par nous trouver. 
Enfin, je l'espère, songea notre amie sans oser le dire au garçonnet.
Elle regarda autour d'elle. Aucune issue en vue. Elle ne vit aucune fenêtre. Juste une grille d'aération, pas bien grande, près du sol, derrière le lit de camp.
La porte s'ouvrit et deux hommes armés entrèrent. Le chef et Anthony. Ils s'adressèrent à Christine.
- Voilà un crayon et du papier. Tu vas écrire là-dessus que tu as menti. Tu ne sais pas parler aux animaux. Et puis tu signes. Ne fais pas l'idiote. Personne ne sait où tu es et on ne te trouvera pas.
Ils sortirent et reverrouillèrent la porte.

Emmanuel regardait notre amie les yeux pleins d'espoir, comme un petit frère qui compte sur sa grande sœur pour le tirer d'un mauvais pas et l'aider.
- On va se sauver d'ici, dit Christine. Mais comment? 
Elle secoua la poignée de la porte, mais sans succès.

Se retournant, elle observa la grille d'aération. Elle fit glisser le lit et regarda attentivement. Elle vit quatre vis rouillées et bien serrées, une à chaque coin du rectangle, qui tenaient le grillage en place.
Notre amie toucha la poche avant de sa salopette. Elle sentit la présence de son canif. 
Papa et maman veulent qu'elle le porte toujours sur elle, surtout quand elle s'éloigne de la maison pour courir dans les bois. Les bandits n'avaient pas pensé à la fouiller.
Elle saisit son canif et dégagea la lame tournevis. Elle se baissa après s'être assurée que personne ne venait en écoutant à la porte et elle tenta de dévisser la première vis.
Ce ne fut pas simple. Elle était rouillée et très serrée, mais elle réussit à la dégager. Elle libéra les trois autres et retira la grille. Elle la posa sous le lit.
- Viens, Emmanuel. Suis-moi. On va passer par là. Ça doit mener quelque part.
Christine se glissa par l'ouverture étroite et rampa dans un tunnel sale et bas. Assez vite, au bout d'un mètre, elle déboucha dans un égout plus large et rond. Elle put s'y redresser à condition de baisser la tête.
Emmanuel suivait. Elle l'aidait en le prenant par la main.
Ils suivirent ce boyau sale et qui sentait mauvais dans une obscurité presque totale.
Dix mètres plus loin, ils s'arrêtèrent sous une bouche d'égout fermée par une grille. Des échelons rouillés, enfoncés dans le mur de briques noircies, permettaient de l'atteindre facilement.
Christine y monta la première et eut l'heureuse surprise de lever facilement les lourds barreaux de la grille. Elle la glissa sur le côté, puis se hissa et prit pied sur le sol en béton.
Elle regarda autour d'elle. Personne en vue. 
Elle se trouvait entourée d'entrepôts fort hauts et qui semblaient abandonnés. L'allée était jonchée de débris divers, surtout des barres de fer, mais aussi des canettes vides de limonade. Des vieux tonneaux, rangés le long des murs, semblaient attendre un sort meilleur.
Notre amie aida le petit garçon à s'extraire de l'égout à son tour.
Puis, se tenant à nouveau par la main, ils marchèrent avec précaution, en évitant de cogner du pied les ferrailles qui traînaient à terre, pour ne pas faire de bruit.
Ils se dirigèrent vers des grands arbres. Une forêt, peut-être, songea la jeune fille.
Ils eurent la chance de ne rencontrer personne.

Christine n'hésita pas. Elle passa sous les arbres et s'enfonça dans ce bois qu'elle ne connaissait pas. Mais le plus important, pensait notre amie, était de quitter ces lieux où on les avait retenus prisonniers.
Ils marchaient vite, évitant toutefois de se blesser aux massifs de ronces. Ils disparaissaient sous les fougères. Tant mieux! On ne pouvait pas les voir.
Ils longèrent un cours d'eau sur une centaine de mètres.
Christine décida de traverser cette petite rivière. Cela pouvait dépister des chiens éventuels. Ils passèrent dans l'eau froide qui les trempa jusqu'au ventre.
- Ici, les méchants ne nous trouveront plus, dit la jeune fille pour rassurer un peu Emmanuel et l'encourager. Marchons. On sortira de ce bois dès qu'on pourra. Mais pour l'instant, il nous protège.
Ils avancèrent ainsi presque une heure, progressant à l'aveuglette.
Deux fois ils franchirent un ruisseau boueux. Plus loin ils durent patauger pour traverser des marécages.
Puis ils débouchèrent sur une route en terre.
Christine choisit de la suivre. Elle les éloignait des entrepôts de l'usine abandonnée et surtout des voleurs. Notre amie marchait aussi vite que le garçonnet le pouvait, se retournant parfois pour s'assurer qu'on ne les suivait pas. 
Elle prit plus loin Emmanuel sur son dos car le petit bonhomme fatigué la ralentissait.
Ils parvinrent enfin à la lisière de ces bois et aperçurent quelques villas.
Christine se dirigea vers la première en portant toujours son petit compagnon sur le dos.
Elle sonna.

Un vieil homme ouvrit la porte et les regarda, étonné.
Notre amie expliqua en quelque mots leur aventure et leur fuite dans les bois.
L'homme, un certain Jean-Philippe d'après ce qu'elle venait de lire sur la sonnette, les fit asseoir dans son salon, ferma les volets et appela la police.
- J'ai vu vos visages à la télé, dit-il. On parlait d'enfants kidnappés. Je vais aussi appeler vos parents pour les rassurer. 
Christine connaissait par cœur le numéro des siens.
Il leur servit du chocolat chaud et ouvrit une boîte de biscuits.

Très vite, une voiture de police arriva, suivie d'une autre où se trouvaient les parents d'Emmanuel.
Quelle émouvante scène de larmes de bonheur quand le petit garçon sauta dans les bras de papa et maman!
Christine ne tarda pas à retrouver les siens qui arrivèrent avec un troisième véhicule.
Notre amie, pourtant épuisée par tous ces événements, eut encore le courage de mener les policiers à travers bois jusqu'aux sinistres bâtiments abandonnés. Elle leur montra la grille d'égout par où elle avait réussi à s'enfuir en emmenant Emmanuel.
Les trois voleurs ne s'attendaient pas à être surpris si vite. Ils n'imaginaient pas le courage, l'endurance, et la débrouillardise dont est capable une enfant de dix ans comme Christine.
De retour à la maison d'Emmanuel, tout le monde la félicita chaleureusement.

La farde jaune récupérée fut rendue aux parents du petit garçon.
Les précieuses informations qu'elle contenait furent diffusées à temps et permirent de confondre et d'arrêter un de ces cruels dictateurs dans un pays lointain.
Bravo Christine!