Béatrice et François
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Anouchka

     François passait quelques jours de vacances chez sa grand-mère, en compagnie de ses petites sœurs Olivia, cinq ans et demi et Amandine, trois ans et demi. Il avait reçu la permission d'inviter son amie Béatrice, âgée de sept ans et demi comme lui.

- Je ferais bien des tartes aux pommes cet après-midi, si vous m'aidez, proposa la gentille dame.

- Oh oui, quelle excellente idée! s'exclamèrent les quatre enfants.

- Alors, en route pour le magasin.

 

Ils traversèrent la moitié du village sous un soleil radieux. La superette se trouvait en face de l'église. Un bel étalage de fruits et de légumes ornaient la devanture.

Comme ils s'approchaient, ils remarquèrent une fillette qui paraissait avoir sept ou huit ans, comme eux. Elle accomplissait un curieux manège, passant et repassant devant les présentoirs. Elle portait des vêtements fort usés, délavés et semblait assez maigre.

Soudain, elle saisit une pomme, y croqua, puis s'encourut en l'emportant.

La vendeuse apparut sur le seuil de son échoppe et se mit à crier "au voleur".

La grand-mère de nos amis l'interpella.

- Je vous payerai cette pomme, promit-elle. Laissez cette pauvre petite fille partir en paix. On dirait qu'elle a faim.

La vendeuse retourna derrière son comptoir en maugréant.

- Merci! Mais c'est la troisième fois que cette gamine me vole. Graine de bandit!

Béatrice et François remercièrent la grand-mère, disant qu'elle était très gentille.

Ils revinrent vers la maison, chargés de lourds sacs.

 

L'après-midi, pendant que les tartes cuisaient, ils se rendirent à la plaine de jeux du village. Une bande d'enfants y jouaient assis sur des balançoires, glissant sur des toboggans, ou chevauchant le carrousel.

Soudain, ils se rassemblèrent tous près du bac à sable. La fillette que nos amis venaient d'apercevoir chapardant une pomme, passait en silence. Les gamins l'entourèrent et se moquèrent d'elle.

- La souillon, la souillon, la souillon, ça rime avec cochon...

Béatrice et François ne se moquent jamais de personne. Ils trouvent cela vraiment moche. Ils se redressèrent, étonnés, en entendant les cris. Ils s'approchèrent de la petite et lui tendirent la main, mais elle se sauva.

La fillette se tourna un instant en passant près d'eux, le visage plein de larmes. Ses lèvres dessinèrent un triste sourire, comme pour leur murmurer "merci". Puis elle s'encourut.

- C'est laid d'humilier quelqu'un, affirma Béatrice.

- Oui, renchérit François. Très laid et très méchant.

 

Le lendemain, nos deux amis, profitant du beau temps, partirent en balade dans le bois. La grand-mère leur avait conseillé un joli sentier, bordé de fleurs, à l'ombre des grands arbres.

Au croisement des trois sapins dont elle leur avait parlé, ils se trompèrent de route. Du coup, ils ressortirent de la forêt près d'un village qu'ils ne connaissaient que de nom. Il leur fallut emprunter une longue route en terre pour revenir à la maison.

Cette route longeait le cimetière, à la sortie du hameau. Elle passait en contrebas du vieux mur de briques qui clôturait ce jardin des morts. Ce mur, lui-même situé au-dessus de rochers gris envahis de ronces, surplombait le chemin.

Béatrice et François marchaient en silence, un peu fatigués par leur longue promenade.

Un cri retentit.

Nos amis frissonnèrent.

Le ciel bleu, au départ, se couvrait de nuages gris. Une fine bruine tombait à présent, faisant luire les orties et mouillant leurs vêtements et leurs cheveux. Une brume se levait.

Le cri retentit à nouveau, comme un appel désespéré.

- Un mort crie dans son cercueil, murmura Béatrice.

- Pas possible, réfléchit François. Les morts ne parlent pas.

- On va voir? osa la fillette.

Ils escaladèrent les rochers en tâchant de ne pas se griffer aux ronces, puis se hissèrent sur le mur. Ils ne virent rien que la brume et les tombes, silencieuses à présent. Ils remarquèrent une chapelle à la porte largement ouverte.

 

Ils avaient froid dans leurs vêtements de plus en plus trempés par la bruine qui peu à peu se changeait en pluie. Ils décidèrent de retourner bien vite chez la grand-mère de François. Une fois arrivés, ils lui contèrent leur aventure.

- Un cri dans le cimetière, dit-elle, vous confondez sans doute. Vous avez entendu le croassement d'un corbeau et vous le prenez pour celui d'un humain.

- Pourtant cela ressemblait fort à un appel, bonne-maman, insista le garçon.

- Peut-être qu'une personne du village qui visitait le cimetière a poussé ce cri en se cognant ou en tombant.

- Pourtant, nous sommes montés sur le mur, précisa Béatrice. Nous avons bien regardé. Nous n'avons vu personne.

- Allez vous changer, commanda la gentille dame. Vous êtes trempés. Je vais préparer du chocolat chaud pour tout le monde.

 

Nos deux amis retournèrent au cimetière le lendemain. La pluie avait cessé. Le soleil tentait de percer la couche de nuages. L'eau, répandue sur le sol à cause des averses répétées, formait un épais brouillard en s'évaporant.

Ils poussèrent la grille.

On n'entendait rien. Les oiseaux se taisaient. Les buissons de plantes et les haies de cyprès dessinaient avec les croix de pierre ou de fer, des ombres étranges, parfois menaçantes. Ils marchèrent vers la chapelle repérée la veille.

Ils y entrèrent en se donnant la main, pas très rassurés.

Un cercueil reposait contre le mur. Au-dessus, à une extrémité, on voyait des taches de bougie. Le vent faisait remuer un grand drap blanc. Il s'agitait comme un fantôme.

Les deux amis entendirent un bruit de pas, à l'extérieur. Cela s'éloignait d'eux. Ils se précipitèrent dehors pour aller voir.

Une ombre sortit d'une autre chapelle et se sauva. Elle disparut près de la grille d'entrée, dans le brouillard.

- La fillette que les enfants du village appellent la souillon, murmura Béatrice.

- Oui, confirma son copain. Je la reconnais.

Béatrice et François s'approchèrent d'une seconde chapelle, plus grande que la première.

Quelque chose était écrit sur le fronton, au-dessus de la porte. "À nos petits anges disparus".

- La chapelle réservée aux enfants morts, dit François.

Ils entrèrent. Une bougie rouge brûlait sur un des petits cercueils.

- C'est un peu triste, murmura Béatrice.

 

Nos deux amis revinrent au cimetière le lendemain. En quoi consistait ce mystérieux cri qu'ils avaient entendu? Et que faisait cette fillette dont les enfants du village se moquaient, au milieu des tombes?

La grille grinça quand ils la poussèrent pour entrer. Ils ne virent personne. La brume avait disparu. Un grand soleil illuminait le ciel. L'endroit ressemblait à un jardin fleuri.

Tous deux s'approchèrent de la première chapelle. Ils entrèrent. Une nouvelle bougie brûlait sur un beau grand cercueil brun.

Un bruit les surprit, derrière eux. Ils se retournèrent et virent une fillette de leur âge. Elle s'apprêtait à s'encourir.

- N'aie pas peur, dit Béatrice après un instant. Comment t'appelles-tu?

- Mia.

- Quel joli nom, déclara le garçon. Je me nomme François et mon amie, Béatrice. Que fais-tu là?

- Je viens souvent allumer des bougies pour montrer à mon grand-père que je ne l'oublie pas. Il est mort il y a six mois et repose dans ce cercueil. Je l'aimais beaucoup.

Mia se tut un instant, puis elle reprit.

- Mais une méchante fille vient sans cesse les voler.

- Celle qu'ils appellent la souillon? dit Béatrice.

- Oui, répondit Mia. Elle habite dans notre village depuis quelques jours, avec ses parents. Mais moi, je ne me moque jamais d'elle. 

- Je me demande pourquoi elle fait ça, s'interrogea tout haut François.

Ils ressortirent tous trois du cimetière. En partant, ils aperçurent une ombre qui se glissait entre les tombes. La petite fille?

Ils firent quelques pas dans la rue et s'assirent tous trois sur un banc au soleil.

 

- Je pense à quelque chose, dit Béatrice. Il faudrait la surprendre, pour découvrir pourquoi elle vole les bougies. Ainsi, nous pourrons peut-être l'aider. Voici ce que je propose...

François et Mia écoutaient notre amie.

- Mia, accepterais-tu de revenir demain avec une nouvelle bougie? Tu l'allumerais et tu la placerais sur le cercueil de ton grand-père. Puis tu sortirais par la grille, sans te retourner. Tu viendrais nous rejoindre.

- Et nous deux? demanda François.

- Toi et moi, nous suivrons cette route en terre qui passe derrière le cimetière. Celle que nous avions empruntée l'autre jour sous la pluie quand nous avions entendu un cri.

- Un cri? s'étonna Mia.

- Oui, expliqua François. Un cri triste, désespéré. Comme un appel.

- Nous escaladerons les rochers qui bordent la route, reprit Béatrice. Nous monterons sur le mur. On passera juste la tête au-dessus, pour ne pas être vus. Toi, Mia, tu viendras nous rejoindre aussi vite que tu pourras, en passant par le village. On t'attendra. Avec un peu de chance, nous verrons arriver la fillette. Nous pourrons alors la suivre des yeux, pour découvrir son secret. Pas juste par curiosité. Cette fille semble si triste. On pourra peut-être l'aider.

Les trois enfants se serrèrent la main.

- À demain vers dix heures, conclut Béatrice.

 

Le matin du quatrième jour, nos deux amis se mirent en route pour arriver à temps, vers dix heures, au rendez-vous. Ils suivirent le long sentier en terre qui mène à l'autre village et passe, presque au bout, le long des rochers, derrière le mur du cimetière. Ils réussirent de nouveau la difficile double escalade des rochers puis du mur sans trop se griffer aux ronces et se piquer aux orties.

Une fois parvenus à leur poste d'observation, là-haut, ils scrutèrent les allées et les tombes fleuries. Ils ne virent personne. La grille était fermée. L'endroit paraissait désert.

Puis Mia arriva. Elle tenait une grosse bougie bleue à la main. Elle fit glisser le verrou en fer qui commande l'entrée et ouvrit. Un affreux grincement déchira le silence.

Leur amie regarda autour d'elle et s'attarda sur le mur du fond. Béatrice et François lui firent un petit signe de la main, pour l'encourager.

Elle suivit l'allée centrale, menant à la chapelle où repose son grand-père. Elle y entra. Après un signe de croix, elle posa la bougie sur le cercueil et l'alluma.

Puis elle ressortit sans se presser et sans se retourner, comme convenu. Elle referma la grille en sortant.

Elle courut par les ruelles du village, suivit à son tour le sentier en terre et rejoignit ses amis après l'escalade des rochers et du mur.

Tous trois se turent. Ils attendirent en silence.

- Tu as allumé la bougie? souffla Béatrice.

- Oui, répondit Mia.

- Chut, taisez-vous, commanda François. Quelqu'un vient. Une dame.

 

La visiteuse partit après avoir fleuri une tombe. La petite fille arriva un quart d'heure plus tard. Elle franchit la grille qui grinça de nouveau et marcha dans l'allée principale. Elle parvint à la chapelle du grand-père de Mia. Elle y entra.

Elle en ressortit deux minutes plus tard. Elle tenait la bougie bleue allumée dans une main, et de l'autre, elle protégeait la flamme pour éviter qu'elle s'éteigne. Nos amis la suivirent des yeux.

Elle marcha vers la seconde chapelle, nettement plus grande que l'autre, celle consacrée aux enfants morts. "À nos petits anges disparus". Elle y entra.

- Allons-y, décida François.

Les trois enfants enjambèrent le mur et sautèrent entre deux tombes dans l'herbe haute du cimetière.

Ils marchèrent ensuite à pas de loup vers la grande chapelle, sans faire de bruit. La porte était ouverte.

Ils aperçurent la fillette, agenouillée, le visage plein de larmes, près de la bougie bleue posée dans une niche, près d'un petit cercueil en bois.

Surprise par l'arrivée de nos amis, elle se retourna.

 

- Ne crains rien, rassura aussitôt Béatrice. Explique-nous. Que fais-tu ici avec toutes ces bougies?

Elle essuya ses larmes du revers de la main. Ils sortirent tous les quatre de la chapelle et s'assirent sur un banc au soleil. Elle raconta.

- Je viens d'un lointain pays de l'Est où je suis née. Je m'appelle Anouchka. Le cercueil sur lequel je brûle des bougies est celui de mon petit frère, Igor.

"Déjà, dans notre village, il était souvent malade. Et il demandait toujours qu'on laisse une petite lumière près de son lit.

"Puis la guerre est arrivée dans notre pays, avec son cortège d'horreurs : la peur, la misère, la faim, la mort. Papa décida de partir. Il nous emmena, à pied, sur les routes, avec maman. D'autres familles nous accompagnaient. Nous marchions, des jours entiers, sous le soleil ou la pluie, dans la chaleur ou le froid. On souffrait surtout la nuit. Dormir par terre, à la belle étoile, ou entassés dans un bâtiment à l'abandon, sale, humide, sentant le moisi, le pourri, parfois affamés. 

"Mon petit frère tomba malade. Il avait des fièvres et pleurait beaucoup. Mes parents n'ont trouvé ni médecin ni médicaments sur les routes. De toute façon, ils ne possédaient pas d'argent pour les payer.

"Enfin, on s'est arrêtés dans ce village, où on voulait bien nous accueillir. Mais les enfants se moquent de moi. Je ne suis pas née ici. Je ne suis pas comme eux. Et je suis pauvre. Mon papa et ma maman cherchent du travail. Je porte encore les vieux vêtements usés que j'avais sur la route. Je ne possède qu'eux.

"Mon petit frère allait de plus en plus mal. Le docteur du village est venu plusieurs fois le voir, gratuitement. Il était très gentil et a fait ce qu'il pouvait pour le sauver. Mais il expliqua  qu'on avait trop attendu pour soigner sa maladie. Igor est mort.

"Pendant les nuits où il souffrait, il demandait toujours de la lumière, comme effrayé par l'obscurité. Maman laissait souvent une petite lampe allumée près de lui.

"À présent, il se trouve dans ce cercueil tout noir. Je ne veux pas qu'il ait peur. J'ai remarqué que tu apportais souvent des bougies, Mia. Je les prends et je les pose près de mon petit frère. Voilà, tu sais à présent pourquoi je les vole quand tu t'en vas, et ce que j'en fais.

Nos amis étaient au bord des larmes en écoutant ce récit.

- Tu es une chic fille, murmura Béatrice. Je voudrais devenir ton amie.

- Moi aussi, lança François.

- Je te pardonne pour les bougies, ajouta Mia en souriant et en lui prenant les mains.

- Merci, souffla Anouchka.

- C'est toi qui criais l'autre jour, entre les tombes? interrogea Béatrice.

- Oui, le vent avait éteint toutes les bougies. J'avais tant de peine. Je me sentais si seule.

- Tu sais, reprit notre amie, tu n'es plus seule à présent. Nous sommes tes amis. Et puis je crois qu'il n'y a que le corps de ton frère qui repose dans ce cercueil. Son esprit, son âme, est au ciel. J'en suis certaine. Et là, il vit au milieu de la lumière, et pour toujours. Tu ne dois pas te sentir obligée de brûler des bougies dans cette chapelle.

Anouchka esquissa un humble sourire.

Les enfants se séparèrent, se promettant de se revoir bientôt.

 

Le samedi suivant avait lieu la fête au village. Partout, sur la place et dans les rues, des échoppes proposaient des jeux comme la pêche aux canards, le tir à l'arc, les carrousels, le palais des miroirs, même une montagne russe. D'autres invitaient à goûter des glaces, des bonbons, des sucres d'orge.

La grand-mère s'y rendit avec Olivia, Amandine et nos deux amis.

Très vite, ils retrouvèrent Mia, radieuse, entre ses parents. Les enfants reçurent des beignets aux pommes, couverts de sucre fin.

- Voilà Anouchka! dit Béatrice, en apercevant la fillette au bout de la rue.

Visiblement, elle n'osait pas s'approcher.

Elle n'avait sans doute, d'abord, pas d'argent. Mais surtout, elle craignait qu'on se moque encore d'elle ou qu'on la traite de voleuse.

Béatrice l'appela. La petite fille s'approcha.

- Bonne-maman, dit François, voici Anouchka, notre nouvelle amie. Tu veux bien lui offrir des beignets comme à nous?

La grand-mère sourit à cette généreuse proposition et lui en donna. Puis ils marchèrent ensemble, le long des échoppes.

Voyant Anouchka heureuse à la fête en compagnie de Béatrice, Mia, François et ses petites sœurs qui l'entouraient joyeusement, les enfants du village firent taire leurs moqueries et s'approchèrent.

Bientôt, tous devinrent une joyeuse bande de copains qui s'amusaient, riaient, partageaient leurs bonbons.

 

Et quand le lendemain, nos amis quittèrent le village pour retourner chez eux, Anouchka leur fit un signe. Un signe de joie et de bonheur à venir.

Elle n'a plus jamais volé de bougies, de pommes, ni quoi que ce soit. Une chaîne de solidarité, créée par la grand-mère de nos amis et voulue par tous les enfants du village, entoura la fillette et ses parents, comme une écharpe douce et chaude, celle de l'amitié.

 

Merci Jeanine pour ce cri dans le cimetière dont tu me parlas un jour d'été et qui est à la source de ce récit.