Divers enfants
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Les mémoires d'un stylo

     Mon assemblage s'acheva dans une grande usine d'Allemagne. J'héritai du nom d'une des familles les plus nobles du monde. J'étais robuste et de bonne constitution. On me déposa dans une ravissante boîte drapée de soie qui devint mon domaine.

Ainsi qu'un grand nombre de mes frères, j'étais destiné à partir pour l'étranger. On m'enferma dans une énorme caisse dont le couvercle me priva de toute lumière. Je m'endormis paisiblement, ballotté par le rythme monotone et scandé des voies de chemin de fer tandis que je voyageais à toute allure vers une destination inconnue.


À mon réveil, j'étais exposé dans la vitrine d'un petit boutiquier de Paris. Je me suis vanté auprès de mes compagnons de servir de modèle, tandis qu'eux restaient toujours enfermés dans leur boîte, mais bientôt, je me rendis compte des désavantages de cette situation.

Des centaines de fois je fus palpé, tantôt dans de vieilles mains tremblantes, tantôt entre des petits doigts malhabiles. J'étais parfois terrifié par des moustaches énormes, d'autrefois j'étais séduit par des visages charmants.

Mais toujours, mes compagnons partaient et moi je restais dans ma vitrine.

Vint le jour où je demeurai orphelin. Je me morfondais en écoutant la pluie tomber sur les carreaux sales du petit boutiquier de Paris.


Un après-midi, une dame encore jeune se présenta au comptoir. Le commerçant lui fit des grands gestes. Il me montra du doigt.

Après de longues discussions, l'on me saisit enfin. On m'emballa dans un beau papier de couleurs vives et on me déposa délicatement, mais à l'envers, dans un panier à provisions.

Ce dernier m'entretint des dernières nouvelles du monde politique, mais mon entourage, deux salades et quelques oranges, m'expliqua qu'il faisait partie de l'opposition car ses idées étaient très avancées.

Après bien des débats et quelques disputes, je parvins à ma nouvelle demeure. Un ravissant petit garçon de dix ans me tira de ma boîte, ouvrant des yeux émerveillés.

Pendant deux ans, je me rendis à l'école, et avec lui, j'appris à écrire en différentes langues, à compter, à dessiner, et bien d'autres choses encore. Cependant, il avait la manie de me ronger le dos ! Enfin, j'ai fini par m'accoutumer à sa façon d'écrire et à ses habitudes. Il fut très doux avec moi et me soigna fort bien.


Malheureusement, un jour, un de ses compagnons me kidnappa et me fourra dans sa poche. Il me revendit bien vite à un gros bonhomme au regard terrible.

Et voilà comment quelques jours plus tard, je me suis retrouvé au marché aux puces, dans une vielle boîte, parmi de vieux stylos usés.

Là, j'étais exposé au froid ou à la chaleur, à la pluie ou au vent.


Déjà la poussière et l'eau me rongeaient lorsque j'ai changé de main. Pour quelques sous, on me vendit à un cordonnier. Je me mis à transcrire des longues listes de noms, d'adresses et de prix.

Pourtant, un jour, un autre stylo vint. Il devait être d'une autre race que moi, car il était rempli d'encre pâteuse, et se terminait par une bille. Il prit ma place et je fus délaissé au fond d'un vieux tiroir entre deux chausse-pieds, une pince plate et un couteau rouillé.

Le cordonnier avait un fils, un charmant bambin de six ans. Celui-ci, profitant d'un moment d'inattention de son père, me saisit, et se mit à me faire griffonner toutes sortes de dessins ridicules.

Ces grosses lignes, écrites dans tous les sens, me firent beaucoup souffrir. Il poussait tant et si bien que ma plume se cassa.

Pris de remords pour m'avoir dérobé, et craignant une punition paternelle, il ne trouva rien de mieux que de me jeter dans un bac à ordures.


Pendant plusieurs heures, j'attendis la mort qui me délivrerait de tous mes maux, mais un chiffonnier vint. Un vieux bonhomme au visage ridé et à la barbe hirsute.

Il me prit entre ses mains terreuses et tremblantes, me regarda, me tourna, me retourna, mais lorsqu'il vit que ma plume était estropiée, il me laissa tomber dans la rigole, le long du trottoir.

Là, à quelques mètres d'un égout, nageant péniblement parmi les eaux tumultueuses, je vis passer une flotte de navires de papier. Etait-ce ma suprême parade? Non.

Un enfant me ramassa et courut me montrer à son père. Celui-ci, constatant que j'étais de bonne famille, me fit réparer.

Après ma convalescence, je repartis pour quelques mois à l'école, mais cette fois-ci, j'écrivis du latin et du grec, je résolus des équations, j'appris de nouvelles langues encore. Bref, vous voyez, je ne fis pas trêve un instant.


Or le père de ce jeune homme était secrétaire à l'ambassade des Etats-Unis. Pendant les vacances, je partis en Amérique avec mon protecteur.

Un jour, comme il visitait le palais présidentiel, il fut amené à signer au livre d'or.

C'est alors que se trompant de stylo, il me laissa là et emporta avec lui celui qui était destiné à cette haute fonction.

Je suis resté là, à côté de ce livre, sur ce bureau sculpté, et la spacieuse salle qui les contenait devint ma demeure.

J'eus l'honneur de passer dans les mains des personnalités les plus marquantes du monde. Des centaines de fois j'ai dessiné la griffe des ministres, des vedettes et des rois. J'ai vu défiler des hommes et des femmes dont les noms sont écrits en lettres de feu dans l'Histoire, parfois vêtus de somptueux habits et de riches parures. J'ai rencontré des hommes et des femmes de toutes les couleurs et de toutes les nations de la terre.

Jamais on n'avait vu stylo si haut placé. J'étais l'envie de tous. Je me croyais à jamais immortel.


Hélas, ma plume se cassa à nouveau. Et en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, je me suis retrouvé dans une poubelle de Washington.

Mais il n'y eut pas de chiffonnier. Le camion à ordures passa, qui me conduisit dans une usine, où je fus broyé et transformé en engrais.


Ainsi, même celui qui est appelé aux plus hautes fonctions retourne toujours vers la terre, que ce soit d'un côté ou de l'autre de l'océan.