Isabelle
Retour Imprimer

Le Crapaud

     Isabelle, âgée de cinq ans et demi, aime les libellules, surtout les bleues.

Parfois, après l'école ou bien le weekend, elle quitte la maison et se rend au fond de son jardin. Là, elle rampe sous la clôture, car elle ne sait pas ouvrir la barrière. Elle traverse le grand champ de fleurs puis près du terrain vague, elle rejoint la rivière.

En remontant ce cours d'eau, elle arrive au petit pont de bois. Au-delà, à gauche, en direction des trois vieux chênes, se trouve un grand étang. C'est de l'eau, de la boue et de la vase mélangées. Autour de cet étang poussent des roseaux, des orties et des ronces. On y aperçoit également quelques grands arbres morts, qui tendent leurs branches vers le ciel comme d'immenses squelettes menaçants.

Là, au bord de l'eau, vivent des libellules. Isabelle aime s'asseoir sur un rocher ou sur un tronc couché. Elle attend en silence, et elles viennent. Celles qu'elle préfère, ce sont les bleues. Elle les trouve si jolies.


Ce jour-là, sous un grand soleil, elle en observait quelques-unes. Comme souvent, elle portait une salopette bleue, un t-shirt blanc, ainsi que des chaussures de toile qui furent blanches.

À sa droite, elle aperçut un gros tronc d'arbre mort, couché dans l'eau. La dernière fois qu'elle était venue, il se dressait encore bien droit. Mais le vent et la pluie l'avaient sans doute déraciné. Il flottait à présent.

L'envie lui prit de s'approcher. Elle se dirigea vers le tronc, en évitant quelques orties et quelques ronces, et parvint à se hisser dessus. Puis, se tenant en équilibre, en écartant bien les mains, comme on apprend à son école, elle avança sur l'écorce qui bougeait légèrement. Plus loin, les branches se divisaient et là, à l'embranchement, elle remarqua dans l'eau, quelque chose qui flottait.


Isabelle se mit à quatre pattes sur le tronc et observa de plus près. Elle vit une petite boîte en bois. Curieuse, elle la sortit de l'eau. Le coffret était recouvert d'une espèce de substance gluante, comme de la bave de crapaud, pas très agréable à toucher. Elle remarqua une petite serrure. Elle ne réussit pas à ouvrir l'écrin qu'elle venait de découvrir. Il fallait la clé.

Regardant autour d'elle et puis dans l'étang, elle trouva sous le tronc, une petite clé de couleur métallique qui brillait au fond de l'eau. Elle décida de se pencher pour tenter de la prendre.

Elle plongea la main le plus profondément qu'elle pouvait, en se mettant à plat ventre sur le fût de l'arbre. Elle dut remonter la manche de son t-shirt, mais il se mouilla quand même. Ses longues tresses aussi. Mais elle parvint à saisir la petite clé. Elle l'introduisit dans la serrure et ouvrit le coffre.

À l'intérieur, se trouvaient de très belles perles rouges et rondes. Elles ressemblaient à des groseilles.

Isabelle regarda à gauche et à droite. Elle ne vit personne au bord de l'étang. Cette boîte semblait abandonnée là depuis toujours.

Elle n'avait pas très envie de ramener ce coffret gluant chez elle. Du coup, elle prit une bonne poignée de petites perles et les glissa dans la poche de devant de sa salopette. Puis elle referma le coffre et le replaça dans l'eau. Il flottait. Elle laissa la petite clé dans la serrure.


Elle fit doucement demi-tour, marchant en équilibre sur le tronc et revint à la maison. Elle montra les perles à sa mère et lui demanda une boîte pour les y ranger.

Elle reçut un petit flacon en verre. Les trouvant très jolies, la maman suggéra de les percer. Elle pourrait se faire un bracelet ou même un collier, mais pour cela, il en fallait davantage.

Isabelle monta à sa chambre. Elle ouvrit le tiroir de sa commode et posa les petites perles bien au fond, à l'abri des regards de son frère, Benjamin, le fouineur, âgé de sept ans et demi et qui partage la même chambre. Puis, elle repartit jouer.

Au moment de sortir au jardin, maman lui demanda où elle avait déniché les perles. La fillette répondit qu'elle les avait trouvées dans l'eau du marécage. Sa mère la gronda un petit peu en lui disant que l'étang est un endroit dangereux.

-Si tu mets les pieds dans boue, tu pourrais t'enfoncer et même disparaître pour toujours.

Isabelle lui répondit qu'elle restait très prudente et que de toute façon, elle ne mettrait jamais les pieds dans cette eau sale.

-Et pourquoi n'as-tu pas rapporté le coffret ?

-Parce qu'il était un peu gluant, expliqua notre amie.

-Et bien, proposa maman, va le chercher quand même. Je te ferai un joli collier. Tu te laveras bien les mains en revenant. Et sois très prudente.


Isabelle repartit vers le marécage. Elle retrouva le tronc d'arbre, y monta, se dirigea vers le coffret et le ressortit de l'eau. Les oiseaux chantaient et quelques grenouilles dansaient sur les nénuphars.

-« Coa-Coa-Coa-Coa-Coa ».

Tout à coup, derrière elle, elle entendit fort et plus distinctement des coassements menaçants d'un gros crapaud.

-« Coa-a, Coa-a, Coa-a ».

Elle se retourna et en vit un gros. Il se trouvait sur le tronc d'arbre, l'empêchant de revenir en arrière. Elle en eut un peu peur.

L'animal changea légèrement sa voix et notre amie crut le comprendre.

-« Coa-a, Coa-a, Coa-a ». Que fais-tu là ? Tu voles mes graines rouges ?

-Excuse-moi, répondit la fillette, je ne savais pas qu'elles t'appartenaient. Je croyais ce coffret abandonné depuis toujours.

-Remets-le à sa place, commanda le crapaud et rapporte-moi celles que tu as prises tantôt. Je t'ai vue.

Isabelle s'étonnait qu'il sache parler. En plus, elle n'aime pas trop ces bêtes-là. Elle avait vraiment peur. Elle n'osait pas s'avancer sur le tronc d'arbre couché.

-Laisse-moi passer. Je veux bien aller les chercher. Elles se trouvent dans le tiroir de ma commode, dans ma chambre. Je vais les prendre et te les rapporter.

-Ça va, répondit l'animal. Mais si tu ne me les ramènes pas avant ce soir, il t'arrivera un malheur.

-J'y vais vite, assura notre amie.

Et le crapaud sauta dans l'eau.


Isabelle courut à la maison, monta dans sa chambre, ouvrit le tiroir de sa commode et prit le flacon en verre. Elle fut bien surprise de le voir à peine rempli à moitié.

-Benjamin ! murmura la petite sœur. Tu fouilles de nouveau dans mes affaires. Voleur ! Où es-tu ?

Elle sortit de la chambre avec la bouteille à moitié vide, et ne trouvant pas son frère, mais se disant que le crapaud ne savait quand même pas compter, elle repartit directement pour le marécage.

Arrivée au bord de l'étang, elle repassa sur le tronc d'arbre, s'avança jusqu'au bout et sortit le coffret de l'eau. Puis appela.

-Crapaud !

-« Coa-a, Coa-a, Coa-a ». Je suis là.

-Je viens te rapporter tes petites perles, dit Isabelle d'une voix pas très rassurée.

Elle ne lui montra pas trop la bouteille. Elle ouvrit le coffret et versa celles qu'elle avait, puis referma.

-Voilà, dit-elle.

-Il en manque la moitié, affirma l'animal.

Zut, songea notre amie. Il sait compter celui-là.

-Mon frère me les a prises.

-Si demain, à la nuit tombée, tu ne m'as pas rendu les perles qui manquent, il t'arrivera un malheur, promit de nouveau le crapaud.

Et il sauta dans l'eau.


Isabelle retourna à la maison et croisa son frère.

-Benjamin, tu as encore fouillé dans mon tiroir. Et tu as pris mes perles, mes petites perles rouges.

-Seulement quelques-unes, avoua le garçon. Tu en as beaucoup.

-Ce n'est pas une raison. Tu ne peux pas prendre mes affaires. Tu le sais très bien, se fâcha la petite sœur. Et tu dois me les rapporter, parce qu'elles appartiennent à un crapaud. Il m'arrivera un malheur si je ne les lui remets pas.

-Je ne pourrai pas toutes te les rendre, expliqua le grand frère. Il en manque quatre.

-Pourquoi ?

-Je les ai échangées contre des images, avec un copain. 

-Oh ! déclara Isabelle. Que vais-je faire ?

-Tu ne dois pas avoir peur comme cela d'un crapaud, affirma Benjamin.

-Oui, mais il m'a dit qu'il me ferait du mal. Il sait parler. Viens avec moi, demain, après l'école.

-D'accord, promit le garçon, je t'accompagnerai.


Le lendemain, un lundi, ils allaient en classe tous les deux. Après les cours, Benjamin prit les perles qui restaient et ils se rendirent ensemble au grand marécage. Arrivés sur le tronc d'arbre, Isabelle ouvrit le coffret et appela le crapaud. L'animal se fit entendre derrière eux, à la racine du tronc d'arbre.

-« Coa-a, Coa-a, Coa-a ».

-Voilà, on te ramène les perles.

Elle les versa dans la boîte en bois, sauf les quatre échangées par son grand frère, bien entendu.

-Il en manque quatre, compta le crapaud.

-Oh ! s'indigna notre amie. Quatre de moins, ce n'est quand même pas si grave...


À ce moment-là, Benjamin se tourna. Il se mit à quatre pattes sur le tronc, s'approcha du crapaud et cria.

-Tu ne vas pas continuer à nous embêter, toi. On t'a rendu presque toutes tes perles. Et laisse ma petite sœur tranquille.

L'animal regarda le garçon.

-Il t'arrive un malheur.

Et « crutch », il cracha quelque chose sur le visage de Benjamin. Puis, il sauta dans l'eau.

-C'est dégoûtant, cria le grand frère. Il m'a craché au visage. Sale bête !

Il frotta ses joues puis observa ses mains. Elles prenaient une couleur verdâtre, comme la peau d'une grenouille.

Il se regarda dans le miroir de l'eau. Il vit son visage recouvert de bave, celle crachée par le crapaud.

-Viens Isabelle, fit Benjamin, vite, on retourne à la maison.

Le garçon courut aussitôt à la salle de bain. Hélas, il eut beau frotter avec un gant et du savon, ça ne partait pas.

Il appela les parents. Sa mère essaya à son tour en lavant à l'eau et au savon, mais sans succès. Elle tenta avec du produit de vaisselle, de la poudre pour la machine à laver et même avec du gel concentré pour nettoyer par terre. Ça ne partait pas.

Maman demanda ce qui s'était passé. Ils racontèrent leur rencontre avec le crapaud et la découverte de la boîte à perles trouvée par Isabelle.


Le soir, Benjamin pleurait dans son lit. Il ne voulait pas aller à l'école demain avec un visage de crapaud.

-Isabelle, dit-il, va chez mon copain, il habite près de l'église. Tiens, prends les quatre images et demande-lui de te rendre les quatre perles rouges  que je lui ai données en échange.

Notre amie partit à la maison du garçon. Elle sonna à la porte. Très poliment, elle parla à l'ami de Benjamin. Elle reçut les quatre perles en retour et remit les quatre images.

Sitôt revenue à la maison, son frère l'envoya à l'étang. Mais la fillette n'osait plus y aller toute seule. Elle avait trop peur. Et puis, la nuit était tombée maintenant.

-Attendons que les parents se couchent, dit le grand frère. Quand ils seront endormis, nous partirons tous les deux pour rendre les dernières perles. On demandera au crapaud ce qu'il faut faire pour enlever la bave qu'il a crachée sur moi.

Isabelle accepta.


Ce soir-là, les deux enfants se couchèrent tout habillés. Plus tard dans la nuit, la fillette s'endormit, mais son frère la réveilla.

-Isabelle, Isabelle.

-Oui ?

-Viens, on va chez le crapaud.

-Ah oui, se souvint notre amie.

Il ne faisait pas très sombre. Une nuit pleine d'étoiles, mais surtout, éclairée par une très belle pleine lune. Le disque brillait, parfaitement rond. 

La fillette hésita, un peu craintive.

-Viens, insista Benjamin. Nous avons de la chance, il ne fait pas tout noir.

Isabelle enferma les quatre perles dans la petite bouteille en verre et la glissa dans la poche de sa salopette. Ils descendirent tous les deux l'escalier de la maison en silence et sans bruit.

Ils passèrent par la cuisine, et après avoir glissé le verrou, pour empêcher la porte de se fermer toute seule, ils sortirent au jardin. Isabelle frissonna.

Ils traversèrent le jardin, puis le champ de fleurs. La petite sœur se retournait souvent pour regarder la maison. Elle était angoissée dans la nuit, même avec son frère. Benjamin lui donna la main.


Ils arrivèrent au petit pont de bois, et puis, au bord de l'étang. Ils entendirent un cri de renard et un hibou hululer.

-Attends, proposa Isabelle. Avant d'appeler le crapaud, on va s'asseoir un petit peu et regarder. Ça fait peur, l'eau est toute noire.

-Elle paraît déjà noire dans la journée, sourit Benjamin. Alors, ça ne change rien. Regarde là, le beau reflet de lune sur l'eau.

En effet, à la surface de l'étang, qui à certains moments frissonnait en ondulant sous le vent, on apercevait un très beau clair de lune se refléter et danser au gré de petites vagues.

Tout à coup, quatre libellules s'approchèrent. L'une d'elles se posa sur l'épaule de la fillette.

-Oh, pourrais-tu nous aider, toi? murmura Isabelle. Ce serait bien.

-Écoute-moi bien...

-Tu me parles, s'étonna notre amie.

-Écoute, répéta la libellule. Tu es très gentille avec nous. Tu nous apportes souvent des miettes de biscuits. Alors on va te révéler un secret. Si tu veux que la couleur verte de ton frère s'en aille, prends de l'eau là où se trouve le reflet de lune. Il se lavera les mains et le visage avec cette eau-là. Toutes les taches, toutes les couleurs verdâtres partiront.

La libellule s'envola.

-Merci, fit Isabelle en souriant.

Elle expliqua à son frère ce qu'elle venait d'entendre. Benjamin hésita.

-Comment allons-nous faire pour prendre de l'eau au milieu du reflet argenté ? On ne va quand même pas nager dans la mare. L'eau est vaseuse, boueuse, et puis surtout, on pourrait s'enfoncer et même disparaître pour toujours. À moins que, là-bas ! ajouta Benjamin, regarde, je vois une barque.


Ils contournèrent l'étang, en passant entre les ronces et les orties. Ils se mouillèrent les pieds. Ça enfonçait jusqu'aux chevilles.

La vieille barque était accrochée entre les racines d'un arbre mort.

Le spectacle de la nuit impressionnait nos deux amis sous ce clair de lune et ces quelques étoiles. Les branches noires et nues des grands arbres, dressées vers le ciel, semblaient les menacer.

La barque, fort vieille et sale, contenait un peu d'eau. Ils s'y glissèrent quand même et eurent de nouveau les pieds mouillés. Benjamin prit la seule rame et fit doucement avancer le canot jusqu'au milieu de l'étang. Là, dansait le reflet de lune.

Quand ils arrivèrent tout près, Isabelle sortit la bouteille de la poche de sa salopette. Elle glissa les quatre perles rouges dans une autre, puis elle plongea le récipient dans la mare, au milieu du reflet argenté.

Sitôt rempli, elle le tendit à son frère, et merveille, l'eau gardait une couleur claire, lumineuse, même en dehors du reflet de la lune.

Immédiatement, Benjamin s'en saisit. Il s'arrosa le visage et les mains, et toute la bave verte disparut.


À ce moment-là, ils se rendirent compte que l'eau leur venait jusqu'aux genoux. La barque s'enfonçait. Elle était pourrie et percée.

La garçon se dépêcha de ramer vers le bord de l'étang, mais le canot coula avant d'avoir atteint la berge. Les deux enfants se retrouvèrent plongés dans l'eau noire jusqu'au cou.

Le grand frère prit courageusement la main de sa petite sœur, saisit de l'autre une branche et tirant de toutes ses forces, il parvint à se hisser hors de l'étang. Tout mouillés, ils dégoulinaient et grelottaient de froid dans la nuit.

Isabelle referma la bouteille et la remit dans sa poche. Ils retournèrent à la maison en courant.


Arrivés dans leur chambre, ils enlevèrent leurs habits encore tout trempés et plus très propres et les mirent à sécher sur une chaise. Ils passèrent chacun leur pyjama ou chemise de nuit et se couchèrent.

Au moment de s'endormir, Isabelle parla à son frère.

-On n'a plus revu le crapaud et on ne lui a pas rendu les quatre perles qui restaient.

-En effet, constata le garçon. Et rien ne nous est arrivé.

-À part la barque qui a coulé, chuchota Isabelle. C'était peut-être ça le malheur.

-Oui, ou bien c'était la couleur verte sur mon visage, estima Benjamin.

-Je te donnerai deux perles, promit notre amie. Et je garderai les deux autres pour moi, en souvenir.


Isabelle conserva des années les deux perles rouges trouvées dans le coffret de l'étang. 

Pendant tout un temps, elle n'osa plus aller au bord de l'eau. Elle voulait être certaine que le crapaud était parti pour toujours.

L'eau de lune ne brilla, argentée, qu'une seule nuit, mais quelle nuit !

Et elle ne revit jamais le mystérieux coffret.