Isabelle
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Le Shakuhachi

     Par une belle matinée d'été, Isabelle sortit de la maison. Elle traversa le jardin, le champ de fleurs, le terrain vague, puis elle remonta le long de la rivière, jusqu'au pont de bois qui l'enjambe, et là, elle parvint près de l'étang.

C'est une grande pièce d'eau, entourée de roseaux et de joncs. Des bandes de canards y défilent entre les nénuphars sous le regard attentif des grenouilles vertes. Les libellules y dansent leurs rondes folles.

Elle entendit en arrivant le son d'une musique étrange. Elle aperçut un homme debout, de l'autre côté. Il jouait de la flûte. Notre amie l'observa en silence. Elle écouta.

Cette flûte ne ressemblait pas aux autres. Faite en bois noir, elle mesurait environ soixante centimètres de long.

L'homme tirait des sons harmonieux, doux et même tendres de son instrument.

Isabelle s'assit parmi les hautes herbes qui ondulaient près d'elle dans la brise. Elle écouta plonger une poule d'eau. Un oiseau lança trois fois son cri. Elle observa une araignée qui tissait sa toile entre deux joncs bien dressés. Elle remarqua le rond grandissant créé par un poisson qui montait parfois à la surface de l'eau et replongeait aussitôt. 

Tout à coup, le joueur de flûte s'arrêta. Il regarda la fillette.

-On dirait que tu aimes bien.

-C'est très beau, dit-elle en souriant.

Il lui demanda son nom. Lui se nommait Olivier. Elle répondit qu'elle s'appelait Isabelle.

Elle l'avait déjà rencontré plusieurs fois en compagnie de ses parents. Il habitait au village.

Elle portait ce jour-là sa vieille salopette bleue bien usée d'aventurière et ses chaussures de toile plus très blanches aux pieds. Ses longues tresses blondes bordaient chaque côté de son visage.

-Tu vas rester ici longtemps? demanda la fillette.

-Je joue jusqu'à ce que la fleur du marais s'ouvre.

-La fleur du marais? s'étonna Isabelle.

-Tu n'en as jamais vu? On n'en trouve pas beaucoup par ici. Regarde, là-bas, entre les joncs et les roseaux. Penche-toi un petit peu, elle ne tardera pas à s'ouvrir.

-J'aimerais bien être là.

-Tu peux rester si tu veux.

-Hélas non, soupira la fillette. J'étais venue voir les libellules. J'aime surtout les bleues, mes préférées. Je dois retourner à la maison maintenant, parce que mes parents m'attendent pour le repas. Si je peux, je reviendrai cet après-midi.

Elle s'éloigna en écoutant le son de la flûte.


Après le repas elle entra dans sa chambre. La fenêtre était ouverte. Isabelle tendit l'oreille. Elle crut entendre la musique.

Elle s'approcha de la fenêtre grande ouverte sur l'été. Elle écouta. Oui, il lui semblait entendre au loin le son de la flûte.

Elle ouvrit la porte de la chambre. Elle descendit les escaliers sans bruit, passa à la cuisine et glissa le verrou de la porte. Elle sortit et traversa le jardin en courant dans l'herbe humide.

Puis elle contourna le champ de fleurs. Elle longea la rivière.

De l'autre côté, dans le bois, on entendait des cris d'animaux. Un renard glapit. Le chien de la ferme aboyait au loin. Effrayée, elle courut encore plus vite et ne s'arrêta, tout essoufflée, que près du joueur de flûte.

-Pas besoin de tant te presser, fit Olivier. La fleur ne s'ouvre pas encore.

-J'avais peur, avoua notre amie.

-Tu avais peur de quoi?

-J'entendais des bruits dans la forêt. Je ne veux pas rencontrer un renard.

-Le renard a peur de toi, pas l'inverse, dit Olivier en souriant.

L'homme joua plusieurs minutes debout au bord de l'eau. Isabelle se taisait, émerveillée, et regardait autour d'elle.


-Quelle drôle de flûte, murmura la fillette. je n'en ai jamais vu une pareille.

-Un ami, en Afrique, au Niger, l'a fabriquée. Et un Japonais la produit en série limitée dans son usine. Le Japon se trouve de l'autre côté de la terre, précisa Olivier, au bord de l'océan Pacifique. Par contre, mon ami africain habite près d'un grand fleuve. Il a créé la flûte en sculptant du bois de sa région. Cela s'appelle un Shakuhachi.

Notre amie ne disait rien, elle souriait.

-Ce n'est pas une flûte pour jouer du Mozart ou du Vivaldi. Les sons de cet instrument se fondent dans les bruits de la nature. Il les imite et les amplifie.

Un canard couincouina.


-Regarde, la fleur s'ouvre.

La fillette se pencha. 

-Prends le fruit, proposa Olivier. Sinon, il tombera dans l'eau et sera perdu. Va le chercher, si tu oses.

-Je ne crains pas de me mouiller, assura la fillette.

Elle entra dans l'étang, contente d'avoir choisi de mettre ses vieux vêtements. Elle s'approcha du fruit. L'eau lui vint jusqu'à la taille.

Elle cueillit le fruit blanc, puis revint sur la berge. Elle s'assit à terre. 

L'homme jouait à nouveau.

Isabelle regarda le soleil se refléter dans l'eau noire de la mare. On entendait quelques cris d'oiseaux, le plouf d'une poule d'eau, le chant des grenouilles porté par le frémissement de la brise dans les roseaux. Les herbes hautes dansaient.

-Garde ce fruit en main et ferme les yeux, proposa l'homme. Tu feras un beau voyage.

Isabelle ferma les yeux.


-C'est beau, n'est-ce pas?

Notre amie se saisit. Ce n'était plus la même voix.

Elle ouvrit les yeux. Plus d'étang. Un grand fleuve aux eaux noires coulait paisiblement. 

Elle regarda à sa gauche. L'homme assis là, près d'elle, n'était plus Olivier mais un Africain.

-Où suis-je? demanda la fillette, inquiète.

-Près de chez moi, devant le fleuve Niger.

-Comment est-ce possible? II y a quelques instants, j'étais assise au bord de l'étang, pas loin de ma maison. Maintenant on est au soir.

-Près de mon ami Olivier, celui qui joue du Shakuhachi?

-Oui!

-Tu as saisi le fruit de la fleur des marais. Tu t'es laissée envoûter par la musique, et te voilà. Je suis le sculpteur. J'ai créé ce joli Shakuhachi.

Isabelle posa le fruit sur le sol. Il avait rétréci, passant de la taille d'une orange à celle d'une mandarine, à présent.


À quelques pas d'elle, une dizaine d'enfants, garçons et filles, jouaient dans l'eau du fleuve. Ils sautaient, plongeaient, s'éclaboussaient, se roulaient dans I'eau. Ils riaient beaucoup.

-Je peux aller avec eux? demanda notre amie.

-Si tu veux. Pas trop longtemps, car ton fruit des marais fond lentement et tu en as besoin pour continuer ton voyage. Je t'appellerai.

Isabelle rejoignit les enfants. Elle aussi bondit et se roula dans l'eau et s'amusa follement sous les milliers d'étoiles qui apparaissaient dans le ciel. Elle riait avec eux tout son bonheur de petite fille heureuse.

Tout à coup, le joueur de flûte l'appela.

-Tu dois revenir, ton voyage continue.

Elle fit au revoir de la main à ses amis d'un instant et s'assit au bord du fleuve tandis que l'homme jouait de la flûte.

Elle ferma les yeux en serrant le fruit entre ses mains. 


-Regarde la lumière à l'horizon.

Elle ouvrit les yeux, le fleuve avait disparu, l'étang aussi. Elle se trouvait au bord de la mer, devant l'océan. De grosses vagues se fracassaient sur le sable de la plage.

À côté d'elle, un homme aux yeux bridés jouait de la flûte. Un Japonais.

-Bonjour. Tu viens de loin?

-Je viens de mon village, répondit Isabelle, et je suis passée par l'Afrique, le pays appelé le Niger. Le soleil, là-bas, il se couche?

-Non, dans mon pays, expliqua le monsieur japonais, le soleil se lève sur l'océan. Tu assistes à un lever de soleil, là-bas, devant toi.

-C'est beau, fit notre amie en souriant.

Malgré l'heure matinale, quelques enfants se promenaient au bord des vagues.

-Je peux aller chercher des coquillages avec eux?

-Oui, mais pas trop longtemps car le fruit rétrécit. Regarde, il atteint juste la taille d'une noisette, maintenant.

-J'arrive, promit la fillette.

Elle courut sur la plage choisir quelques coquillages mais elle n'en trouva pas de très beaux. Un garçon s'approcha d'elle et lui en tendit un magnifique en souriant.

-For you!

Elle le prit et le glissa dans la poche de sa salopette. Elle n'en avait jamais vu un pareil.  Elle remercia d'un merveilleux sourire entre ses tresses blondes.

Elle courut vite se rasseoir près du joueur de flûte et reprit le fruit magique, devenu de la taille d'une groseille rouge. Elle ferma les yeux, pour bien écouter la musique.


Soudain, elle ne sentit plus rien entre ses mains. Ouvrant les yeux, elle se retrouva à côté d'Olivier. Il jouait encore du Shakuhachi au bord de l'étang. Le soleil se couchait.

Quand le soleil se lève au Japon, il se couche chez Isabelle.

-Oh! murmura Isabelle. J'ai rêvé?

-Tu reviens d'un long voyage. Tu as été transportée par la musique. Tu as communiqué avec son univers.

-Oui, un voyage incroyable, dit notre amie. Mais je dois partir maintenant, car mes parents vont s'inquiéter. Ils se demandent peut-être où je reste. 

-Au revoir Isabelle, dit Olivier.

-Au revoir Olivier, répondit la fillette.


Elle retourna rapidement chez elle. Ses trois grands frères et ses parents. Ils furent bien étonnés de la voir arriver avec sa salopette toute mouillée alors qu'il ne pleuvait pas.

- D'où viens-tu Isabelle? interrogea maman. 

-J'ai voyagé. Je suis allée au Niger et au Japon.

-Tu t'es endormie au bord de l'étang et tu as rêvé! affirma papa.

-On ne peut pas aller si loin sans prendre un avion, ajouta Bertrand, l'étudiant de dix-neuf ans.

-Pourtant, dit Isabelle en souriant et en allant dans la poche de sa salopette, regardez ce coquillage. Je ne rêve pas. Je le tiens bien en main. Et on n'en trouve pas des pareils chez nous.

Seul Benjamin crut vraiment que sa petite sœur avait été transportée si loin, par la magie de la musique et le fruit merveilleux.

Et toi, tu le crois, j'espère... Moi, j'en suis sûr!