Isabelle
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Le Fruit lumière

     Par un bel après-midi d'été, Isabelle, cinq ans et demi, traversa le jardin derrière sa maison. Elle se glissa sous la clôture. Elle partait chercher dans le champ de fleurs une plante plus belle, plus originale que d'habitude, pour l'offrir à sa maman.

Mais elle ne vit rien qui soit assez bien à son idée. Alors, vêtue de sa jolie salopette jaune et ses sandales de toile plus très blanches, elle passa sous la clôture suivante et se rendit au bord de la rivière, dans le terrain vague un peu boueux.

On trouvait là dans les herbes hautes, quelques rochers et beaucoup de cailloux. Ça montait et ça descendait. Derrière un vieux tronc d'arbre à moitié moisi, elle aperçut une curieuse plante.

Elle ressemblait à un champignon assez grand et blanc. Mais par dessus, se tenaient des petits fruits bruns, de la taille d'un marron, un peu plus petits que des prunes, un peu plus grands que des cerises. Elle en compta vingt. Ils semblaient collés sur le chapeau du champignon.

Trois fruits bruns étaient tombés à terre. Isabelle se baissa. Elle en saisit un. Elle le palpa. Dur, comme du bois. Elle l'approcha de son nez. Pas d'odeur. Elle le trouva joli. Elle ramassa les deux autres.

Elle les glissa tous les trois dans la poche de sa salopette jaune. Puis elle fit demi-tour. Elle cueillit au bord du ruisseau quelques jolies fleurs pour sa maman et ajouta des pommes de pin pour créer un beau décor.

Revenue à la maison, elle posa les trois fruits secs sur la table de sa chambre, et puis elle n'y pensa plus.


Au soir, Benjamin, son frère de sept ans et demi, entra dans la chambre. Il prit les trois marrons bizarres en main, les regarda, et se tourna vers Isabelle.

-C'est quoi ça?

-Je ne sais pas. Ces fruits se trouvaient dans le terrain vague, près de la rivière, au-dessus d'un énorme champignon. 

-Pas mal, dit Benjamin. Je peux en avoir un ?

-Non.

Il les posa sur la table et monta se coucher sur le lit superposé au-desssus de celui de sa petite sœur.


Le lendemain matin, quand notre amie se réveilla, deux des trois fruits s'étaient métamorphosés. Ils étaient devenus plus petits et gris.

Benjamin et Isabelle en prirent chacun un en main et le regardèrent, étonnés. Benjamin secoua le sien. Ils entendirent tous deux un petit bruit à l'intérieur de la cosse, comme si elle contenait quelque chose, une petite bille ou une graine dure.

-On devrait l'ouvrir, proposa le grand frère, comme ça on saura ce qu'il renferme.

-Non, je ne veux pas, répondit Isabelle.

-Bon. À ton idée. Ils t'appartiennent… Mais comme je te sais curieuse, tu vas y penser toute la journée. Tant pis pour toi.

Il posa le fruit sur la table, et partit pour l'école. Notre amie également. Mais en effet, toute la journée, elle pensa à ses petits marrons, se demandant quelle surprise ils pouvaient contenir.


Au soir, sa curiosité se trouvait à son comble. La petite sœur accepta que le grand frère ouvre un de ceux devenus gris.

Le garçon prit un couteau à la cuisine et scia le petit fruit en deux. Ce ne fut pas facile. À l'intérieur, ils découvrirent une boule bien ronde, une sorte de bille, tout à fait blanche, très lumineuse, parfaitement lisse.

Ils la posèrent à côté de l'autre marron gris et de celui qui ne s'était pas métamorphosé. Puis ils allèrent se coucher.

 

Isabelle s'éveilla au milieu de la nuit. Elle entendait un bruit régulier.

-« Toc…toc…toc… »

Intriguée, elle s'assit sur son lit. Benjamin dormait. D'où cela provenait-il? La fillette se leva.

Par terre, dans l'obscurité de la pièce, la bille blanche, lumineuse comme une lampe allumée, roulait et frappait contre la porte d'un mouvement de va-et-vient régulier. « Toc », elle cognait la porte. Elle reculait, puis revenait, et « toc », cognait la porte à nouveau, puis reculait et recommençait sans arrêt. Pourtant, personne ne touchait le fruit lumière, comme l'appela Isabelle. Personne ne le poussait pour le faire avancer.

-On dirait qu'il se déplace tout seul, songea tout haut notre amie.

Isabelle portait sa longue robe de nuit blanche, avec des petites fleurs bleues. Elle était pieds nus. Pour une fois, elle gardait ses longues tresses blondes pour la nuit. Souvent, elle les défaisait au soir.

-On dirait que tu veux sortir de ma chambre, dit la fillette.


Elle ouvrit la porte.

La bille, sans que personne ne la touche, roula sur le tapis dans le couloir. Elle luisait dans la nuit. Arrivée au sommet de l'escalier, elle se laissa tomber de marche en marche jusque dans le hall d'entrée, tout en bas.

Isabelle suivit le fruit lumière. Là encore, il se mit à frapper contre la porte de la maison, en roulant sur le sol, en va-et-vient, comme s'il voulait aller à l'extérieur.

-Attends, dit notre amie. J'arrive.

Elle remonta l'escalier. Elle chercha dans la chambre ce qu'elle pourrait bien mettre aux pieds. Elle vit ses sandales de gymnastique, un peu sales à cause de la boue près de la rivière. Elle les passa et redescendit rapidement. La bille continuait inlassablement son mouvement contre la porte d'entrée de la maison.


Isabelle ouvrit. Le fruit lumineux sortit. Il traversa le jardinet devant la façade puis longea le muret le long du trottoir. Notre amie le suivit encore.

La bille contourna la maison en roulant entre le mur et la haie. Elle se dirigea vers le jardin arrière. Isabelle accompagna à nouveau son petit fruit lumière comme elle l'appelait.

Mais lorsqu'il passa sous la clôture au fond du jardin et entreprit de traverser le champ de fleurs, la fillette hésita.

Elle regarda vers la maison. Toutes les lumières étaient éteintes. Elle contempla les étoiles dans la nuit. Elle observa aussi le bois de l'autre côté de la rivière. Qu'il semblait sinistre, quand la brise faisait bouger et siffler les sapins.

Elle avança de quelques pas, car elle ne voulait pas perdre la bille de vue. Elle s'approchait de la rivière. La fillette se glissa sous la clôture et entra à son tour dans le champ de fleurs. Isabelle regardait tantôt le fruit lumière, et tantôt sa maison, pour s'assurer qu'elle ne s'en éloignait pas trop. Elle n'a que cinq ans et demi… Elle espérait que la bille s'arrêterait bientôt. Elle retournait peut-être à l'espèce de champignon dont elle était issue. 


Isabelle parvint de l'autre côté du champ de fleurs. Elle posa sa main sur un des piquets de la seconde clôture et regarda. Un spectacle incroyable s'offrit à ses yeux.

Là, dans le terrain vague, dans les creux d'herbe et de sable, elle vit des centaines de fruits lumières, tous semblables au sien. Il y en avait peut-être des milliers.

Il en venait de partout, du bois, du grand pré, du lac, et même du village. Ils roulaient doucement sur l'herbe. Ils allaient à gauche, à droite, ou bien tournaient sur eux-mêmes.

Cela ressemblait à des milliers d'étoiles, tombées doucement du ciel, et qui se promèneraient dans le pré sous la lumière argentée du clair de lune. Isabelle était émerveillée.

Parfois, une bille rencontrait une autre. À ce moment-là, elles n'en formaient plus qu'une, un peu plus grosse que les deux précédentes. Parfois, deux grosses se cognaient et devenaient alors une énorme.

Peu à peu, les fruits lumières, en se fondant les uns aux autres, formèrent de très grosses boules. Il en venait encore quelques-uns, par le champ d'en haut, près du pont et par le bois de sapins. Toutes se rejoignirent, s'unirent en une énorme boule, un gigantesque fruit lumière, bien plus grand que notre amie.

L'énorme boule roula vers la fillette. Notre amie n'était pas très rassurée. Elle était prête à courir à la maison. Mais quand elle se trouva dans le rayonnement blanc du gigantesque fruit lumière, sa peur fondit, disparut, comme par enchantement.

Cette fameuse bille s'arrêta près d'Isabelle. Elle ronronnait, comme un chat que l'on caresse et qui apprécie.

Notre amie avança un doigt et effleura la grande boule. Elle était douce comme la peau d'une pêche, tendre comme de l'ouate. Isabelle poussa sur cette écorce et son index entra dans le fruit lumière.

Elle le retira aussitôt. Cela se referma rapidement.

Alors, elle posa ses mains bien à plat sur la surface extérieure de l'énorme chose. Ses mains passèrent dans la boule, facilement, sans faire mal. L'intérieur était vide, creux, et tiède.

Isabelle avança d'un pas. Elle posa à nouveau ses deux mains contre le fruit. Elle appuya un peu plus fort et… elle se retrouva à quatre pattes à l'intérieur de la boule. Elle se crut un instant dans une bulle de savon pleine de lumière blanche.

Elle regarda autour d'elle. Le fruit lumière se mit à rouler doucement sur lui-même comme une toupie. Mais Isabelle ne tournait pas. Elle restait sans bouger à l'intérieur, dans le bain de lumière blanche de l'immense bille.


Soudain, le fruit se détacha du sol et monta lentement dans les airs. Il emmenait Isabelle avec lui.

Notre amie aperçut le champ de fleurs, puis sa maison avec le jardin.

Ensuite, étonnée mais captivée, elle put voir le village défiler en-dessous d'elle. Elle reconnut le clocher de l'église, la maison de Frédéric, le bébé qu'elle aime bien, la maison de Jay, son copain. Puis le petit magasin au coin de l'avenue, son école avec la cour de récréation. Tout semblait si petit vu de là-haut.

Elle aperçut la route, bien éclairée par des réverbères et même une voiture dont les phares se déplaçaient au gré des courbes de la rue. C'était comme dans un avion quand on survole les villages éclairés dans la nuit.


Le fruit lumière revint et s'arrêta au dessus du jardin d'Isabelle. Là, comme une bulle de savon, il éclata, sans faire de bruit. Notre amie eut peur ! Allait-elle tomber ? Mais non, elle flotta dans l'air et descendit lentement, comme une plume au vent.

Elle se posa tout doucement dans l'herbe de son jardin.

Alors elle s'aperçut que les petites fleurs bleues de sa longue robe de nuit blanche avaient disparu. Les taches de boue de ses sandales de gymnastique aussi. Ses habits étaient devenus blancs, lumineux. Isabelle rayonnait dans l'herbe.


Elle entra dans la maison, monta dans sa chambre pour se coucher. Elle enleva ses tennis, et se glissa dans son lit. Elle s'endormit aussitôt.

Le lendemain, quand sa maman l'éveilla pour aller à l'école, elle descendit en robe de nuit, ayant remis ses sandales de gymnastique aux pieds.

-Regarde, maman, mes habits lumineux !

-Que t'arrive-t-il, ma chérie ? demanda maman.

-Cette nuit, un fruit lumière les a rendus ainsi.

-Un fruit lumière ? s'étonna papa.

-Mais oui ! J'ai même volé au-dessus du village. J'étais comme dans une énorme bulle de savon. C'était merveilleux…

-Quel beau rêve! dit maman.


Était-ce un rêve ? Cette robe de nuit devenue toute blanche – les petites fleurs avaient disparu – ses petite chaussures en toile, soudain si éclatantes. Était-ce un rêve, ou bien avait-elle vraiment voyagé dans le fruit lumière ?

Isabelle savait qu'elle n'avait pas rêvé.

Il lui restait deux petits marrons sur la table de sa chambre : le brun qui ne s'était pas transformé, et l'autre, le gris, celui dans lequel se trouvait sans doute un autre fruit lumière.

Mais celui-là, elle ne voulut jamais l'ouvrir. Je crois qu'elle le garde encore précieusement dans son tiroir. Pour une autre fois…

Les petites fleurs bleues de la robe de nuit sont revenues le quatrième jour au matin. Les taches sur les sandales de gym aussi.