Isabelle
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Les Fleurs de lune

     Il faisait très beau et très chaud. Un grand soleil. Isabelle jouait pieds nus au jardin. Elle ne portait que sa jolie salopette jaune. Elle avait installé une véritable maison pour ses poupées sous l'arbre près de la cabane en planches au fond du jardin. Elle chantonnait en les berçant.

Tout à coup, elle entendit au loin, dans la rue, le son d'une étrange musique. Une très jolie musique… Elle se leva et courut à la maison.

-Maman! Maman! Qu'est-ce qu'on entend?

-Un joueur de cornemuse, Isabelle.

Je peux aller le voir?

-Oui, tu peux, mais pas pieds nus.

Isabelle se précipita dans sa chambre à l'étage et mit ses tennis blancs. Elle sortit de la maison en courant, mais à ce moment-là, le joueur de cornemuse tourna au coin de la rue.

Elle marcha rapidement vers cet endroit, mais lorsqu'elle y parvint, le musicien atteignit la place du village.

La fillette fila à la place du village, mais lui passait déjà le long de la scierie, après les dernières maisons, avant le bois. Elle y courut, le plus vite qu'elle pouvait. Elle entendait toujours le son de la cornemuse.

Hélas, lorsqu'elle arriva à la scierie, le joueur de cornemuse entra dans la forêt. Il disparut sous les grands arbres. Et là, notre amie ne put plus tenter de le rattraper, car elle ne peut aller dans ce bois toute seule.

Isabelle revint à la maison doucement. La musique lui trottait encore dans la tête. Et puis, elle n'y songea plus.


Quelques jours plus tard, notre amie s'éveilla vers minuit. Le ciel s'illuminait d'étoiles et un rayon de lune baignait d'une belle lumière les prés et le jardin et entrait par la fenêtre ouverte de sa chambre. Une très légère brise faisait doucement voltiger les rideaux. Sur le lit superposé, au-dessus d'elle, son frère Benjamin, sept ans et demi, dont elle partage la chambre, dormait profondément.

Isabelle se leva, pieds nus dans sa robe de nuit, une longue robe de nuit blanche avec des petites fleurs bleues. Elle regarda par la fenêtre et vit la lune, toute pleine, toute ronde, brillante malgré ses quelques taches. À ce moment-là elle se rendit compte qu'elle entendait le joueur de cornemuse.

Où se trouvait-il? Il ne semblait pas être loin. Il traversait sans doute le village. Elle murmura tout bas.

-J'y vais.

Elle ouvrit la porte de sa chambre et la referma derrière elle. Elle descendit l'escalier, sans allumer, traversa le hall d'entrée, ouvrit la porte de la maison et poussa le verrou pour l'empêcher de se refermer. Elle fit quelques pas, toujours pieds nus, et en robe de nuit, dans la rue.

Juste à ce moment-là, elle aperçut son copain Jay, sur l'autre trottoir. Il fréquente la même classe de troisième maternelle.

-Jay! Où vas-tu? dit-elle en l'appelant.

C'est un gentil garçon américain, originaire de Boston, USA. Elle joue souvent avec lui. Il commence à bien parler le français. Il était en pyjama et pieds nus comme elle.

-Je cherche le joueur de cornemuse. Follow me! Suis-moi!


Isabelle traversa la rue et les deux enfants se dirigèrent vers la place du village en se donnant la main. La nuit était pleine de musique et baignée de la lumière argentée de la lune.

Quand ils arrivèrent près de l'église, ils aperçurent une dizaine d'autres enfants. Ils dansaient près du musicien.

Des flocons de neige semblaient flotter au-dessus d'eux et autour d'eux. Mais on était en été. Cela ressemblait à des petites plumes blanches, comme des bulles de savon.

Les deux amis s'approchèrent et se mirent à danser avec les autres au son de la musique.

-C'est quoi ces flocons? demanda Isabelle.

-Des poussières de lune, répondit un garçon. Le joueur de cornemuse les a fait descendre du ciel à notre arrivée. Il les appelle des poussières de lune.

-Oh, c'est beau, sourit notre amie.

Elle continua à danser. Une douzaine d'enfants, venus et rassemblés devant l'église, virevoltaient et valsaient à présent dans la nuit tiède sous la lumière de la lune.


Soudain le musicien s'arrêta de jouer. Il regarda les petits un instant. Il les salua en leur souhaitant une bonne nuit et il s'éloigna vers la forêt. Les poussières de lune retombèrent tout doucement sur le sol. L'homme se retourna.

-Vous pouvez les ramasser. Tenez-les délicatement dans la main. Ne les écrasez pas. Vous pouvez les semer dans de la bonne terre, chez vous. Elles pousseront. Ça vous donnera des fleurs de lune.

Isabelle en ramassa tant qu'elle put. Elle soulevait le bas de sa robe de nuit et les posait dans le repli ainsi créé. Certains enfants, les plus petits, les écrasaient dans leurs mains. D'autres les tenaient entre leurs doigts, mais au moindre coup de vent, tout s'envolait. Notre amie les gardait bien enfermées dans le pli de sa robe de nuit. Elle revint tout doucement vers sa maison.

Arrivée devant chez elle, elle donna un bisou sur la joue de Jay, qui l'embrassa également, puis elle rentra. Elle referma la porte.


Elle se souvint que maman a posé une caisse contenant de la bonne terre sur le carrelage de la cuisine. Elle veut faire pousser du cresson ou bien des herbes aromatiques. Elle n'a pas encore semé les graines.

Isabelle prit une fourchette et creusa un peu partout. Puis elle posa délicatement une des poussières de lune dans chacun des petits trous. Elle les recouvrit de terre avec sa main. Ensuite, elle saisit un verre d'eau et arrosa le tout.

Elle se lava soigneusement les pieds et les mains à la salle de bain, puis retourna se coucher. Cette nuit-là, elle fit sans doute de beaux rêves.


Le lendemain, la fillette expliqua à sa maman qu'elle avait semé des petites graines venues de la lune et que bientôt des fleurs de lune pousseraient dans la caisse.

Les parents répondirent qu'ils n'avaient jamais vu des fleurs de lune, et que ça n'existait d'ailleurs probablement pas. 

-Ne crois pas tout ce que l'on te raconte, ajouta papa.

Mais Isabelle n'en démordit pas. Elle monta la caisse avec son grand frère Bertrand, l'étudiant de dix-neuf ans, et l'installa sur le sol, dans sa chambre, près de la fenêtre, là où la nuit, la lune pouvait l'éclairer.

Tous les matins et tous les soirs, notre amie regardait la terre noire. Hélas, rien ne poussait.

Les jours passaient, pas la moindre petite tige, pas la moindre petite pousse ne sortait de terre. Isabelle entendait ses grands frères se moquer d'elle, mais elle tenait bon. Elle espérait toujours qu'il viendrait quelque chose.

Et avec les jours qui passaient, la lune décrut lentement puis disparut. Ce fut la nuit noire.


Deux jours plus tard, un nouveau croissant de lune apparut dans le ciel noir.

Le lendemain matin, en se levant, Isabelle poussa une exclamation. De toutes petites tiges vert tendre venaient de sortir de terre. Sa patience était enfin récompensée.

Nuit après nuit, l'astre croissait dans le ciel étoilé. Le croissant de lune devint une demi-lune. Les petites tiges grandissaient et se couvrirent d'une écorce argentée, comme la lumière de la lune. Une petite feuille apparut sur chaque tige. Et dans le creux de chaque feuille, se trouvait un bourgeon.

Chaque jour, notre amie arrosait. Papa trouvait qu'elle mettait trop d'eau. Maman affirmait qu'elle n'en versait pas assez. Un de ses frères, Benoît, treize ans, proposa d'ajouter des vitamines. Il avait lu cela sur son ordinateur. Mais Isabelle n'en fit qu'à sa tête.

Les fleurs de lune grandissaient doucement, mais seulement la nuit, sous la lumière de la lune.

Quelques jours passèrent encore. Les bourgeons ne s'ouvraient pas. Ils grossissaient. La fillette les regardait avec amour et tendresse. Elle n'osait pas y toucher, de peur de les abîmer.


Enfin, un soir, la pleine lune apparut. Une belle lune d'été, bien ronde et très lumineuse.

L'air était doux. Une toute petite brise venait du bois. Au loin, on entendait couler la rivière, et quelques croassements de corbeaux, avec parfois dans le bois un cri de renard ou un hululement de hibou.

Isabelle, inquiète, impatiente, demanda à son frère Benjamin si les bourgeons allaient finir par s'ouvrir.

-Les boutons de fleurs finissent toujours par éclore, affirma Benjamin. Tu verras bien demain.


Notre amie s'éveilla au milieu de la nuit, car une main la touchait.

-Que se passe-t-il ? dit-elle dans un demi-sommeil.

-Regarde, dit Benjamin. Regarde tes fleurs de lune. Elles s'ouvrent.

Dans la caisse, les vingt-cinq ou trente tiges, enrichies chacune de leurs petites feuilles et couronnées de leurs bourgeons s'étaient épanouies. Une fleur parfaitement ronde, blanche, lumineuse malgré la nuit, se déployait au sommet de chaque tige. Et au centre de cette blancheur ronde on pouvait remarquer les mêmes taches que sur la lune. On aurait cru trente petites pastilles de lune.

Il n'y avait pas de vent, juste une toute petite brise entrait dans la chambre. Mais les fleurs dansaient. Elles bougeaient légèrement, comme balancées par une main invisible et douce.

-Quel bonheur! s'émerveilla Isabelle. Mes fleurs de lune sont écloses. Comme elles sont jolies!

-Je les trouve ravissantes, complimenta Benjamin. Cela m'épate. Je n'ai jamais rien vu de si beau.


Tout à coup, sans que personne n'y touche, les fleurs de lune se détachèrent de leur tige l'une après l'autre et entreprirent une ronde ravissante dans la chambre. Elles se suivaient en file, tourbillonnant, montant, descendant comme des flocons de neige dans une tourmente de vent.

Peu à peu, elles se placèrent en rond, les unes près des autres. Elles formèrent d'abord un grand cercle, qui rétrécit lentement puis vint se poser sur la tête d'Isabelle comme une couronne.

-Dans ta longue robe de nuit blanche, tes pieds nus et tes longs cheveux blonds tombant sur ton dos, tu ressembles vraiment à une princesse des contes et des histoires, déclara Benjamin.

Notre amie sourit en levant la tête pour observer les fleurs de lune immobiles au-dessus d'elle comme une merveilleuse couronne de lumière.


Puis les fleurs reprirent leur sarabande et se dirigèrent vers la fenêtre ouverte.

-Elles vont partir, s'écria Benjamin. Il faut vite tout fermer.

-Non, décida Isabelle. Ne ferme pas la fenêtre. Laisse-les aller où elles veulent.

-Mais tu vas les perdre !

-Tant pis, elles sont trop belles. Je ne veux pas qu'elles restent prisonnières.

Alors, lentement une à une, les fleurs de lune, tout en voltigeant, tout en dansant, s'approchèrent de la vitre ouverte sur la nuit d'été. Elles flottèrent un moment, comme indécises, au-dessus du jardin. Puis, soudain, toujours en file indienne, elles montèrent vers le ciel, en direction de la lune qui brillait dans la nuit.

Isabelle les suivit des yeux tant qu'elle put, mais elles disparurent dans la nuit étoilée. Notre amie ne les revit jamais.

Elle retourna vers son lit. Il ne restait plus dans la caisse de terre noire que les tiges qui se repliaient lentement et se recroquevillaient sur elles-mêmes.


Quand Isabelle se réveilla le lendemain, les tiges avaient presque disparu.

Elle conserva la caisse dans sa chambre. Elle arrosa tous les jours, mais jamais aucune fleur de lune ne repoussa.


Si toi, un jour, tu entends un joueur de cornemuse la nuit, peut-être oseras-tu aller l'écouter et voir s'il fait descendre des poussières de lune parmi lesquelles tu pourras danser. Ensuite, songe vite à les ramasser et à les planter chez toi pour avoir, toi aussi, de jolies fleurs de lune.

N'oublie pas qu'il faut y aller pieds nus. Sinon ça ne réussira pas…