Isabelle
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Le Lézard

     Un mercredi après-midi de grand soleil, Isabelle jouait dans le terrain vague, derrière le champ de fleurs, près de la rivière. Elle tenait en main un gros biscuit que sa maman venait de lui donner pour son goûter.

Tout à coup, sortant d'un amoncellement de pierres et de roches, elle aperçut un lézard, un beau lézard. Il avait le corps couvert d'écailles rouges, mais sa tête, sa queue et ses pattes étaient bleues.

Isabelle cassa un petit morceau de biscuit et le lui jeta. L'animal y passa sa langue fourchue, puis l'avala. Notre amie lança un autre morceau. Il disparut aussi vite. Un deuxième puis un troisième lézard arrivèrent. Isabelle coupa son biscuit en petites miettes que les lézards mangèrent bien volontiers.

Quand il n'en resta plus, les trois lézards s'encoururent sans se retourner, mais un autre s'approcha. II mesurait bien cinquante ou soixante centimètres de long. Lui aussi portait des écailles rouges, avec une tête, une queue et des pattes bleues.

-Je n'ai plus de biscuit pour toi, annonça notre amie. Mais si tu restes là, je vais t'en apporter. Tu m'attends ?

 

Isabelle courut vers la maison. Elle traversa le champ de fleurs, le jardin, et entra à la cuisine.

-Maman, maman !

-Oui, ma chérie ?

-Tu veux bien me donner un autre biscuit, s'il te plaît ?

-Tu as mangé celui de ton goûter ?

-Euh, non, maman.

-Qu'en as-tu fait ?

-Je l'ai donné à un ami.

-Je ne peux pas nourrir tous les amis, ma chérie. Si tu souhaites distribuer d'autres biscuits, je prends de l'argent dans ta tirelire et tu vas les acheter au magasin.

-Oh oui, maman, d'accord.

Isabelle a cinq ans et demi. Ses trois grands frères reçoivent une pièce ou un billet tous les dimanches et gèrent eux-mêmes leur argent. Mais notre amie pas encore. Ses parents lui ont expliqué que quand elle aura bien appris à compter, dans un an, elle gardera aussi son argent elle-même. Mais en attendant, les pièces de leur fillette se trouvent dans une tirelire et elle doit demander à ses parents si elle veut en disposer.

 

Maman sortit quatre euros de la tirelire. Notre amie courut au magasin et acheta un paquet de biscuits. Elle revint dans le terrain vague. Le lézard attendait au soleil.

Elle ouvrit le paquet et s'apprêta à couper un premier biscuit en petits morceaux. Mais en voyant l'animal si grand, elle pensa qu'il pourrait bien avaler le biscuit tout entier en une fois.

Elle le lui jeta. Le lézard le mangea. Puis, elle lui en offrit un deuxième, puis encore, et encore, et encore. Crois-moi si tu veux, mais le paquet de biscuits y passa tout entier.

-Et bien, sourit Isabelle, tu aimes ça, toi...

-Oh, oui! affirma le lézard, ils sont délicieux.

Notre amie s'assit au soleil, étonnée.

-Tu sais parler?

-Oui. Je n'ai jamais vu une aussi gentille et une aussi jolie petite fille que toi, complimenta le lézard. Ta salopette jaune te va très bien. Et tes deux tresses blondes sont ravissantes. J'aime les voir danser sur tes épaules.

-Merci. Tu es la maman des trois petits ?

-Oui, et je voudrais aussi te faire plaisir. Que puis-je pour toi ?

Isabelle réfléchit.

-Je ne sais pas, je ne trouve pas d'idée pour l'instant.

-Ça ne fait rien. Je vais t'offrir une pierre à lézard.

-C'est quoi ? demanda la fillette.

-C'est une pierre magique. Je la fabriquerai cette nuit et je la déposerai sur ton appui de fenêtre. Avec cette pierre, tu pourras prononcer trois vœux. Mais attention, tu dois prononcer tes vœux avant le coucher du soleil, sinon il peut t'arriver un malheur !

-Merci, se réjouit Isabelle. Au revoir, lézard.

-Au revoir, petite fille.

 

Le lendemain matin, notre amie découvrit une sorte d'œuf sur l'appui de fenêtre. Il était jaune vif et parsemé de petits points noirs. Elle le prit en main. Il était dur comme une pierre. Elle le glissa dans la poche de sa salopette jaune et descendit déjeuner.

Quelques jours passèrent. Isabelle était heureuse de garder la pierre à lézard intacte dans sa poche. Et puis, elle hésitait. Que demander à cette pierre magique ?

Toi, tu as une idée ? Qu'aimerais-tu recevoir?


Le mercredi suivant, maman envoya Isabelle au magasin pour acheter du lait et du fromage.

Elle partit avec l'argent dans une poche, et la pierre à lézard dans l'autre.

Un peu plus loin, elle passa devant le petit jardinet de la maison d'un bébé. Ce bébé de presque un an, s'appelle Frédéric. Il ne marche pas encore vraiment. Il préfère courir à quatre pattes, ça va plus vite. Isabelle l'aime beaucoup et joue souvent avec lui.

Frédéric se trouvait dans ce jardin devant sa maison. Il passait sa tête entre les barreaux de la barrière qui sépare le jardinet du trottoir puis de la rue.

-Frédéric ! Que fais-tu tout seul hors de ta maison ? Il ne faut pas rester là, lança la fillette.

Elle lui donna un bisou sur le front, puis poussa doucement le bébé en arrière.

-Ne passe plus ta tête entre les barreaux. Tu risques un jour de rester coincé entre eux et de ne plus pouvoir la retirer. Je viendrai jouer avec toi tantôt. Maintenant je vais faire des courses au magasin. Au revoir Frédéric.

 

Isabelle continua son chemin. La route tournait vers la gauche. Le magasin se situe dans l'angle mort. Notre amie vit une grosse voiture venir vers elle en roulant beaucoup trop vite. Ça arrive parfois, dans les villages, hélas.

Soudain, la fillette se retourna et regarda en arrière. Pourquoi ? Une intuition sans doute... Frédéric avait poussé la grille du jardin mal fermée, et s'avancait à quatre pattes vers le milieu de la rue. Là, il s'assit ! La voiture allait l'écraser. Elle roulait à toute vitesse. Isabelle n'écouta que son courage.

-Pierre à lézard ! Pierre à lézard ! cria-t-elle. Vite, fais que la voiture freine très fort. Je veux sauver Frédéric.

Elle courut au milieu de la rue, ramassa le bébé, traversa, glissa et tomba en roulant dans le fossé de l'autre côté de la route.

La voiture freina à bloc et s'arrêta à temps. Un homme au volant, son épouse à côté de lui.

-Et bien, s'énerva la femme, pourquoi freines-tu si fort ?

-Je ne comprends pas, expliqua l'homme. Tout à coup, j'ai vu passer un gros lézard bleu et rouge devant le pare-brise.

-Mon homme, tu vas aller te faire soigner, toi. On va t'acheter des lunettes.

La voiture repartit. Ils n'avaient rien remarqué.

Mais la maman de Frédéric avait vu toute la scène depuis sa fenêtre. Elle descendit les escaliers en courant, traversa la rue, prit son bébé dans les bras et embrassa Isabelle.

-Quelle merveilleuse petite fille, ma chérie. Si courageuse! Une véritable héroïne! Tu es une seconde maman pour mon petit bonhomme. Je ne sais pas comment te remercier. Viens goûter cet après-midi.

-Oh, oui! madame. Et puis, vous me raconterez une histoire, j'aime bien vos histoires.

-D'accord, promit la maman.

Isabelle partit au magasin acheter le fromage et le lait.


Elle revint un peu plus tard chez Frédéric.

-Assieds-toi, proposa la mère du bébé. Si tu veux, tu peux tenir ton petit ami dans tes bras. Voici l'histoire. Tu la mérites cent fois.

-II y avait une fois un petit garçon dont le papa aimait beaucoup les framboises. Le jour de l'anniversaire de son papa, le petit garçon voulut lui en offrir. Hélas, le magasin n'en vendait pas, ce n'était pas la saison.

« Le garçon courut partout ce jour-là dans les champs, dans les bois, dans les prés. Il chercha toute la journée, mais il ne trouva pas une seule framboise. Au soir, il se rendit encore près du lac où pousse un grand saule pleureur. Il n'en vit pas là non plus.

« Le garçon était bien triste de ne pas pouvoir faire ce cadeau à son papa. Il se mit à pleurer et ses larmes tombèrent sur le sol. Il se coucha à plat ventre sous le saule. Puis il s'endormit. Quand il se réveilla, il se leva pour courir chez lui. Mais miracle, là où ses larmes étaient tombées, des framboises avaient poussé. 

« Il les cueillit toutes et se dirigea vers sa maison. On l'appelait.

« Quand il arriva, il les offrit à son père. Le papa observa son garçon et vit quelques larmes sur ses joues. Il comprit alors que les framboises que son fils lui offrait lui coûtaient très cher, bien plus que de l'argent. Chaque fruit lui coûtait une larme. 

Isabelle remercia vivement la maman de Frédéric pour la belle histoire et repartit chez elle.

La pierre à lézard avait diminué de volume. Au lieu d'avoir la taille d'un œuf, elle ressemblait à une prune à présent. Le premier vœu accompli avait sauvé un bébé.


Trois jours plus tard, un mercredi, notre amie se trouvait au jardin mais elle s'ennuyait un peu. Elle demanda à Benjamin de lui tenir compagnie. Mais le garçon partit jouer au foot avec un copain. Alors, elle se tourna vers Benoît, son frère de treize ans. Mais Benoît répondit :

-Attends que je finisse ma partie sur mon ordinateur !

-Oh! tu restes toujours collé devant ton écran, toi, s'indigna Isabelle. Tu ne veux jamais jouer avec moi.

Puis elle se souvint de sa pierre magique.

-Pierre à lézard! Pierre à lézard! Je voudrais que mon frère Benoît vienne s'occuper de moi. On ira au bois, cueillir des myrtilles et on fera une grande promenade.

On entendit un cri dans la chambre de Benoît.

-Papa, viens voir, s'exclama le garçon. Mon ordinateur semble bloqué. Il ne répond plus.

-Que se passe-t-il ? demanda le papa.

-Tout à coup, en pleine partie, un lézard bleu et rouge vient d'apparaître sur l'écran, et depuis, regarde, il y reste.

-Je ne parviens pas à remettre ta console de jeu en route, dit le papa après plusieurs manipulations. Je la porterai au magasin pour la faire réparer. Pourquoi n'irais-tu pas jouer avec ta petite sœur, en attendant?

Benoît se tourna vers Isabelle. Il l'emmena promener au bois. Elle en fut très heureuse. Au retour, elle était si fatiguée que son grand frère la porta sur le dos. Et Benoît trouva notre amie joyeuse, délurée. Il partagea encore longtemps ses jeux fit d'autres balades avec elle.

Le deuxième vœu était réalisé. La petite sœur et le grand frère demeurèrent grands amis. La pierre à lézard avait encore diminué. Elle ressemblait à une noisette à présent. Restait le dernier.


Isabelle apprit le même mercredi au soir, que Bertrand, le plus grand de ses frères, il a dix-neuf ans, allait partir trois jours camper avec des petits garçons et des petites filles dont il s'occupe. Elle eut très envie de les accompagner. Mais Bertrand refusa.

-Tu ne peux pas venir. Tu n'as que cinq ans et demi. Il faut avoir six ans. Tu viendras l'an prochain si tu veux.

Notre amie songea que la pierre à lézard pourrait arranger ça. Mais il faisait presque noir. Le soleil serait-il déjà couché ?

La petite fille se rappela les paroles dites par le lézard en lui donnant la pierre magique: "Fais très attention, et ne prononce jamais un vœu après le coucher du soleil".

-Maman, maman, sais-tu à quelle heure le soleil se couche, ce soir ?

-Oui, répondit maman, on vient de le dire à la télévision. Il se couche à huit heures juste, ma chérie.

-Merci, cria Isabelle. Papa, quelle heure est-il ?

Papa regarda sa montre.

-Huit heures moins dix.

Notre amie monta à sa chambre et ferma sa porte.

-À huit heures moins dix, se dit la fillette, il n'est pas encore huit heures. Donc, si le soleil ne se couche qu'à huit heures, il brille encore quelque part. Je peux faire ma demande.

Elle prononça le souhait de partir au camp, avec son grand frère et sa bande de petits enfants.

 

Un gros lézard tout bleu apparut devant notre amie.

-Que viens-tu faire ici, toi ?

-Je viens te faire du mal, répondit l'animal.

-Pourquoi? s'inquiéta Isabelle.

-Tu as prononcé ton vœu après le coucher du soleil.

-Tu te trompes, cria Isabelle. Tu ne sais pas compter. Le soleil se couche à huit heures. Il n'est que huit heures moins dix.

-Non, affirma le lézard, il est huit heures dix. Le soleil est couché depuis dix minutes. Demande à ton papa.

Notre amie redescendit l'escalier.

-Papa, redis-moi l'heure s'il te plaît.

-Huit heures moins dix, ma chérie. Oh, ma montre s'est arrêtée... Attends, je regarde l'horloge du salon. Huit heures dix, mon trésor.

À cause de la montre bloquée de papa, Isabelle venait de prononcer son troisième vœu à huit heures presque quart, bien après le coucher du soleil.

-Que vas-tu me faire ? demanda notre amie, en se tournant vers le lézard bleu.

Elle tremblait de peur.

-Tu me sembles gentille. Annule ton vœu, je ne te ferai aucun mal. Je partirai.

-Mais je veux aller au camp avec mon grand frère...

-En ce cas, je te demande de m'apporter trois choses. Je veux une myrtille, une framboise et une mûre. Je les veux avant vendredi soir. Si tu ne les trouves pas, je te transformerai en lézard pour toujours.


Le lendemain, jeudi, après l'école, la fillette partit dans les champs puis dans le bois. Elle trouva quelques myrtilles. Il en restait encore quelques-unes en cette fin d'été. Elle en cueillit et en donna une au lézard qui l'avala sans rien dire.

Des mûres passaient lentement du jaune au noir le long d'un vieux mur. En cherchant avec soin elle en trouva une bien exposée au soleil, et donc, presque toute noire. Elle la cueillit, appela de nouveau le lézard bleu et la lui donna.

Mais Isabelle ne trouva aucune framboise. Elle chercha le jeudi jusqu'au soir. Elle courut sans arrêt un peu partout.

Le lézard avait tendu un vilain piège à notre amie. Quand on voit des mûres bien noires sur les ronciers des bois ou des haies, on ne trouve plus de framboises, qui elles mûrissent deux ou trois mois auparavant.

Notre amie chercha encore le vendredi après l'école. Elle n'en vit aucune et le petit magasin du village n'en vend plus.

Elle revint tristement à la maison et monta à sa chambre. Elle regarda ses jouets, les lézards ne jouent pas. Elle s'assit sur son lit, les lézards dorment dehors, dans un trou tout noir entre deux briques.

-Maman, ça mange quoi un lézard ?

-Des fourmis, des mouches. Mais heureusement, tu n'en es pas un.

Pas encore, songea Isabelle.

 

Enfin, désespérée, à la nuit tombante, elle se dirigea vers le lac, tout près de chez elle. Elle s'assit sous le grand saule. Elle se tourna une dernière fois vers sa maison. Et sachant qu'elle allait bientôt devenir un lézard, elle se mit à pleurer. Ses larmes tombèrent dans l'herbe, sous le saule où elle s'était à présent couchée.

Isabelle ferma les yeux et s'endormit. Quand elle se réveilla, l'horloge sonnait les sept heures à l'église. Le lézard bleu attendait derrière l'arbre. Il s'apprêtait à transformer notre amie.

Soudain, écarquillant les yeux, elle aperçut des petits fruits dans l'herbe. Des framboises ! Comme dans l'histoire que la maman de Frédéric lui avait racontée l'autre jour.

Elle en cueillit une et la donna à l'animal, qui l'avala. Il disparut aussitôt.

 

Puis, elle revint vite à la maison. Bertrand, son grand frère lui demanda où elle restait à traîner ainsi.

-On part au camp dans une demi-heure, et tu peux venir avec moi. Tu remplaceras un petit garçon absent car il est malade.

Isabelle partit camper avec son grand frère. Elle en revint très heureuse.

Grâce à la pierre à lézard, le bébé Frédéric échappa à un accident. Benoît et sa petit sœur devinrent amateurs de randonnées dans les bois. Et elle retourna plusieurs fois camper avec son grand frère Bertrand.

Les larmes d'un enfant sont plus fortes que les armes d'un chef de guerre, écrivit un grand écrivain russe.

Je voudrais que ce soit vrai.