Joël & Plume Bleue
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La Baby Arch

    Samantha, la grande sœur du bébé Alice, a six ans. Elle adore Joël, Patricia et, bien sûr, Plume Bleue. Elle va en première année à l'école, à St-Georges.

Ce jour-là, au milieu de l'après-midi et en pleine chaleur, elle monta jusqu'au grenier de la maison. Elle ouvrit la fenêtre et observa le bord du toit. La pente en grosses planches, mesurait environ un mètre cinquante et descendait, en plan incliné, jusqu'à la gouttière. Elle calcula qu'elle pourrait se glisser jusque dans la corniche.

Elle parvint, en plaçant une chaise contre le mur, à se hisser hors du grenier et, s'accrochant avec les mains, elle se mit à plat ventre sur le toit, les pieds orientés vers le bas. Alors, inconsciente ou intrépide, prenant son courage à deux mains, elle lâcha le rebord de la lucarne par laquelle elle venait de passer.

Elle atterrit dans la corniche qui, heureusement, tenait bien. Chemin faisant, un clou qui dépassait un peu d'une des planches lui déchira tout le bas de sa salopette et la blessa, lui causant une longue égratignure qui saignait un peu.

Samantha ne pleure pas pour si peu de choses ! Elle se redressa bravement et regarda autour d'elle. Juste à ce moment-là, sa maman l'aperçut.

-Petite malheureuse, que fais-tu là-haut ?

-J'observe le toit, maman.

-Tu observes le toit ? Tu ne pouvais pas le regarder depuis en bas comme tout le monde ? Qui t'a dit de monter là au-dessus ?

-Personne, répondit Samantha. C'est pour l'école. Notre professeur demande qu'on regarde le toit de notre maison parce que demain on devra en parler devant la classe.

-C'est très bien d'étudier le toit de la maison, mais pas depuis la corniche. N'entends-tu pas le son d'une flûte, petite fille ?

Samantha se tut un instant, elle tourna la tête vers la gauche, vers la droite. Elle écouta en silence. Non, elle ne percevait aucun son de flûte.

-Tu es bien certaine ? insista la maman.

Notre amie tourna encore la tête dans toutes les directions, mais elle n'entendit aucun son.

-Pourquoi devrais-je entendre une flûte ?

-Parce que les petites filles ou les petits garçons qui font des bêtises ne restent pas seuls longtemps. La mort vient les chercher. La mort joue de la flûte dans un os qu'elle creuse et perce de trous. L'os d'un enfant mort. Et si tu entends cette flûte, cela veut dire que tu te trouves en grand danger de mourir. Tu as eu de la chance, cette fois-ci.

Samantha se mit à pleurer. Elle avait peur à présent. Sa mère prit une échelle et la posa contre le mur. La fillette descendit et rejoignit sa maman qui l'embrassa.

-Allez, ne fais plus de bêtises. Et avant d'aller jouer, viens que je désinfecte ta blessure. Et pour ta salopette, tant pis. Tu iras comme ça dans ta classe. C'est ta punition. 


Un peu plus tard, Joël et Patricia revinrent de l'école à leur tour. Ils déposèrent leurs cartables et immédiatement allèrent trouver leurs parents.

-Papa, maman, la semaine prochaine, c'est congé. On voudrait bien aller chez les Anasazis. J'aimerais retrouver mon amie Plume Bleue, ajouta le garçon.

Les parents de Joël et de Patricia connaissent bien les aventures vécues par nos amis, aventures que je te raconte dans les épisodes précédents. Ils savent aussi qu'il est inutile d'essayer de retenir leurs enfants. Samantha s'approcha :

-Moi aussi je voudrais aller chez les Anasazis. Joël, Patricia, laissez-moi vous accompagner.

Les deux aînés acceptèrent. Ils aiment cette fillette comme une petite sœur, bien qu'issue d'une autre famille. 

La mère de Samantha s'inquiéta. Elle saisit les deux mains de sa petite fille et la regarda droit dans les yeux.

-Chez les Anasazis, la vie est peut-être rude, ma chérie. Tu ne vas pas retrouver exactement le même confort qu’à la maison.

-Quand on allait sur les routes, maman, pour venir ici, on traversait des déserts et je dormais par terre. Je n'ai jamais pleuré pour ça.

-Je l'aiderai, promit Joël.

-Je sais que tu es un garçon courageux et généreux, reprit la maman. Je sais que tu te priverais pour ma petite fille, mais je veux l'avertir que les Amérindiens ne mangent pas comme nous. Samantha se montre parfois difficile pour la nourriture et devra s'adapter.

-Ça ne fait rien, maman. Parfois, sur la piste des pionniers, on traversait des plaines et des canyons, et on ne trouvait rien du tout à manger. Je pleurais un petit peu, parce que j'avais faim, mais je n'en suis pas morte.

-Il faudra beaucoup marcher, il fera très chaud, ce sera dur…

-Maman, répondit la fillette, je suis la première en gymnastique.

Alors, la mère de Samantha, à bout d'arguments, saisit sa petite fille dans ses bras.

-Puisque tu veux y aller, vas-y. Tu apporteras un cadeau à Plume Bleue. Choisis quelque chose qui lui ferait plaisir. Elle se tourna vers Patricia. Je pourrais préparer un grand sac de bonbons ?

La fillette approuva. Les enfants de la peuplade ne reçoivent jamais des bonbons. Ils fabriquent sans doute d'autres douceurs. Mais son frère suggéra une meilleure idée. Il expliqua à la maman de Samantha que Plume Bleue serait très heureuse de porter des jeans. Pour une fillette amérindienne, c'est un rêve tout à fait inaccessible.

La maman de Samantha en choisit un à la taille de Plume Bleue dans les rayons du magasin de leur General Store.


Le lendemain, Joël, Patricia et Samantha partirent vers le territoire des Anasazis. Joël emportait, glissé dans son dos, derrière la ceinture de son jean, le revolver de Bill Alone. Patricia possède un couteau replié, une sorte de canif. Après l'aventure du train et celle de la source du bonheur, le garçon et sa sœur n'oubliaient jamais de prendre une arme. Sait-on jamais qui on rencontre sur les pistes. Des voleurs ou des gens mal intentionnés, ça existe hélas...

La petite Samantha leur donnait la main à tous les deux.

Ils suivirent le long sentier qui mène au territoire des Anasazis. Ils connaissent bien ce chemin car les aînés l'ont déjà suivi plusieurs fois.

Il faut marcher pendant deux jours, tu le sais. Le premier soir, on s'arrête dans une grotte, une sorte d'anfractuosité de rocher où se trouve une petite construction en briques et en pierres. On peut passer la nuit dans cet abri, mais, quand il fait beau, nos amis trouvent plus agréable de dormir dehors, à la belle étoile. Ils allument un petit feu, cuisent les provisions emportées et les mangent en écoutant la nuit. Le lendemain, à l'aube, ils se lèvent et repartent vers le village amérindien.

Ils le firent à trois cette fois.

Samantha frissonna la nuit avec juste sa salopette et ses bretelles pour se protéger du froid. Patricia la prit contre elle pour la réchauffer. La fillette se montra courageuse. Elle ne se plaignit pas une seule fois.

Ils arrivèrent en début d'après-midi au camp des Anasazis. Plume Bleue les aperçut très vite. Elle lâcha tout ce qu'elle tenait en mains, se leva et courut embrasser son ami Joël ainsi que Patricia et Samantha.

-Quel bonheur de te voir ici, Samantha. Cela me fait vraiment plaisir, affirma notre amie.

-Je t'apporte une surprise, dit la petite fille en souriant. Je t'apporte une grosse surprise. Patricia a choisi.

Quand Plume Bleue aperçut le jean, elle courut dans son tipi, enleva sa robe, et revint habillée comme ses amis, très fière et très contente. Elle promit qu'elle le laisserait porter de temps en temps par Rose Blanche, sa meilleure amie. Elles le mettraient chacune à son tour.

-Hélas, ajouta Plume Bleue, je ne pourrai pas bien m'occuper de vous cette fois-ci. Nous autres, les enfants amérindiens, on ne va pas à l'école. Nous devons garder les moutons et les chèvres, tous les jours.

-On viendra les garder avec toi, dit Joël en souriant.

-Quelle bonne idée, se réjouit son amie. Nous partirons demain pour deux ou trois jours avec le troupeau. Il y a une vingtaine de moutons. On dormira à un bel endroit, plus haut dans la vallée, sous les étoiles s'il fait beau ou dans une caverne s'il pleut. Maman nous donnera des couvertures, pour s'y rouler pour la nuit.


Ils se levèrent le lendemain à l'aube et quittèrent le village à six car Plume Bleue emmenait son frère Bâton Rouge, neuf ans et Étoile d'Argent, six ans, comme Samantha. C'est un gentil garçon très heureux de porter un aussi beau nom.

Plume Bleue conduisit ses amis en direction des hauts pâturages à une bonne demi-journée de marche du campement des Amérindiens. Là se trouvait une arche, arch en anglais, immense et des espaces herbeux propices pour nourrir les moutons. Les deux aînés portaient à tour de rôle un sac avec les provisions pour le repas de ce soir-là et ceux du lendemain. Ils reviendraient sans doute le jour suivant.

Ils marchèrent donc sous un grand soleil. En début d'après-midi, ils arrivèrent aux pâturages. Étoile d'Argent expliqua à Samantha qu'en suivant le ruisseau jusqu'à l'extrémité de la vallée, on entrait dans un canyon, dans une gorge, aux parois très serrées. En pataugeant dans la rivière, on pouvait atteindre une petite arche, dans une vallée de sable, qu'on appelle la Baby Arch.

Il raconta à la petite fille que cette Baby Arch est un endroit merveilleux.

-C'est là, dit-il, que les amoureux attrapent des bébés en s'embrassant.

Samantha était curieuse d'aller voir cela. Ils demandèrent aux deux aînés la permission de s'éloigner.

Plume Bleue calcula qu'il leur faudrait deux bonnes heures pour se rendre à cette arche et deux autres pour en revenir. Elle leur permit de faire l'aller-retour avant que la nuit tombe. Il vaut mieux ne pas être surpris par l'obscurité dans ce défilé étroit parce qu'il comporte quelques passages difficiles à franchir.

Les deux petits partirent, promettant d'être sages, et s'éloignèrent en se donnant la main. Chemin faisant, un peu avant d'emprunter le passage étroit du canyon, Samantha demanda à son copain s'il savait ce qui se passait exactement en dessous de la Baby Arch. Il répondit que non.

-Je sais que les amoureux vont dormir dans le sable en dessous de l'arche, expliqua Étoile d'Argent, et là, ils se donnent des bisous. Le lendemain, ils reviennent avec un bébé.

Samantha s'arrêta un instant et regarda son ami Étoile d'Argent.

-Les bébés ne viennent pas comme ça ! Maman m'a un jour expliqué tout autre chose.

-Ta maman t'a raconté des histoires pas tout à fait vraies, parce que tu es trop petite, répliqua Étoile d'Argent.

-Je ne suis pas plus petite que toi. J'ai le même âge que toi, s'écria Samantha et ma maman ne raconte pas de bêtises. Je sais exactement comment viennent les bébés.

Les deux enfants n'insistèrent pas et gardèrent chacun leur théorie sur l'origine des bébés.


Le soir tombait, la nuit allait arriver. Joël et Plume Bleue s'inquiétaient. Les deux petits ne revenaient pas de leur escapade. Tout à coup, Plume Bleue se leva :

-Bâton Rouge !

-Oui, répondit son frère.

-Tu vas garder les moutons. Je pars avec Joël rechercher les petits. Ils ont dû se tromper dans la vallée, sans doute à l'endroit où elle se divise en deux. Au lieu d'aller à droite, ils ont dû prendre à gauche et, de ce côté, ça continue indéfiniment. Je vais les chercher avec Joël. Tu gardes les moutons en compagnie de Patricia.

Bâton Rouge répondit qu'il n'avait pas besoin de fille pour surveiller les moutons. Entre ces deux-là, le courant ne passe guère.

-Tu garderas les moutons en compagnie de Patricia, ordonna Plume Bleue. Si jamais il devait arriver un accident à l'un d'entre vous, l'autre partira pour chercher du secours. C'est bien compris ?

Le garçon maugréa un vague oui. Patricia accepta bien sûr de le seconder.

-On vous laisse le repas de ce soir et la nourriture pour demain. Je prends juste une galette de maïs pour moi, une pour Joël et une pour chaque petit. Vous ne touchez pas aux autres provisions. Je vous fais confiance. Si nous ne revenons pas la nuit, ne vous inquiétez pas. N'allez chercher du secours que si vous ne nous revoyez pas demain midi.

Les enfants s'embrassèrent et les deux plus grands s'éloignèrent en direction du canyon. Ils le suivirent. La nuit tomberait bientôt. Il y faisait déjà très sombre.

 

À certains moments, les parois, hautes d'une centaine de mètres, et totalement à pic, étaient si serrées qu'on pouvait les toucher à gauche et à droite en même temps en tendant les bras.

Ils pataugeaient souvent dans l'eau, mais, parfois, la rivière plus profonde à certains endroits, les obligeait à se mouiller jusqu'aux genoux, jusqu'à la taille. Pourtant, les deux petits avaient dû passer par là ! L'eau froide et le vent qui soufflait dans la vallée n'étaient pas faits pour les réchauffer, surtout à la nuit tombée. Les deux grands arrivèrent à l'embranchement. Ils frissonnaient.

-Je te parie qu'ils se sont trompés, affirma Plume Bleue, et qu'ils ont pris à gauche.

-Il faut nous organiser, dit Joël. Voici mon idée. À quelle distance se trouve la Baby Arch ?

-À quelques centaines de mètres vers la droite, répondit son amie.

-Alors, proposa le garçon, je vais rester ici à l'embranchement. Va jusque là, Plume Bleue. Va voir s'ils traînent par là, et reviens. S'ils se sont trompés de direction, ils reviennent sans doute. Je les verrai passer et nous t'attendrons tous ensemble.

La jeune fille s'éloigna en direction de la Baby Arch et en revint une heure plus tard. Elle n'avait pas trouvé les petits. Aucune trace de pas sur le sable sous l'arche.

-Ils se sont trompés. Ils ont pris à gauche, et cette vallée continue infiniment loin, dit Plume Bleue.


Les deux grands continuèrent à marcher courageusement dans l'eau, enjambant parfois des troncs d'arbres tombés au fond de la vallée, se hissant sur des rochers qui faisaient barrage, trempés par l'eau froide.

Après quelques centaines de mètres, ils entendirent des pleurs. Les deux petits étaient assis sur des pierres, appuyés contre la paroi rocheuse dans l'obscurité. Ils tremblaient de peur, de froid et de faim. Les grands s'approchèrent.

-Étoile d'Argent, cria Plume Bleue. Tu as pourtant six ans ! Tu sais bien, je te l'avais rappelé, qu'il faut aller à droite pour la Baby Arch.

-Mais je suis allé à droite, répondit le petit garçon.

-Non, à gauche. Tu ne sais même pas où sont ta gauche et ta droite.

Samantha pleurait aussi, parce qu'elle avait mal au ventre. Joël se pencha vers elle. Il mit sa main sur le front de la petite fille. Il le trouva un peu chaud.

-Et pourquoi restez-vous assis sans bouger ? cria Plume Bleue.

-À cause des dieux de la vallée. On craignait que le dieu de la rivière nous prenne et nous emporte avec lui au fond des gorges où il habite, répondit Étoile d'Argent.

Certains Amérindiens pensent que des dieux se cachent partout dans la nature, les rochers, la pluie, le soleil, l'herbe. Étoile d'Argent avait transmis sa peur à Samantha, qui craignait le dieu de la rivière, elle aussi, à présent. Ils se serraient l'un contre l'autre, assis, larmoyant et attendant qu'on vienne les délivrer.

Samantha se plaignait du ventre. Joël pensa que c'était de faim. Elle n'avait rien mangé depuis midi. Notre ami prit l'une des galettes de maïs et la donna à sa petite sœur. Samantha la mangea.

Puis il ôta son t-shirt et le glissa au-dessus de la salopette de la petite fille pour la protéger du froid. Le garçon frissonna, torse nu. Le vent soufflait glacial dans cette vallée.

Plume Bleue, serra son petit frère, Étoile d'Argent, contre elle. Il ne portait que des vêtements un peu trop légers ce jour-là.

 

Ils revenaient tous les quatre en se donnant la main. Arrivés à l'embranchement, Plume Bleue, évaluant qu'il serait dangereux de continuer dans l'obscurité pour atteindre les troupeaux de nuit, proposa de parcourir les quelques centaines de mètres qui conduisaient à la Baby Arch et de dormir là dans le sable. Ils reviendraient le matin à l'aube, près de Bâton Rouge et Patricia.

En atteignant la Baby Arch, Samantha s'approcha de son frère.

-Joël, dit-elle en murmurant.

-Oui, répondit le garçon.

-Je ne veux pas dormir en dessous de la Baby Arch.

-Pourquoi? demanda notre ami.

-Je ne veux pas attraper un bébé ! Il paraît que c'est comme cela que viennent les bébés. En dormant en dessous de la Baby Arch. Étoile d'Argent me l'a dit.

Plume Bleue, qui s'était approchée, avait entendu. Les deux aînés éclatèrent de rire. Mais Joël reprit vite son sérieux.

-Samantha, tu sais bien comment on fait des bébés, ta maman t'a expliqué.

-Je sais comment viennent les bébés blancs, mais je ne veux pas dormir en dessous de la Baby Arch,  parce que je ne veux pas attraper un bébé Anasazi non plus, je suis trop petite.

Les deux grands rirent encore de plus belle, et expliquèrent qu'elle ne courait aucun risque, même en se donnant un bisou, d'attraper un bébé en dessous de la Baby Arch. Ce n'est pas ainsi que viennent les bébés, même ceux des Anasazis.


Ils parvinrent aux abords de l'arche. L'endroit leur parut très paisible et moins froid. Le sable était encore tiède de la journée. Ils s'y installèrent. Il restait trois galettes. Joël en donna une seconde à Samantha. Plume Bleue mangea la sienne et Étoile d'Argent également.

Quand Samantha eut presque fini sa galette, elle se tourna vers le garçon qui ne mangeait rien. Elle se mit à pleurer. Joël lui demanda ce qui se passait. La fillette lui répondit en sanglotant.

-Je n'ai pas de courage. J'ai mangé ta galette parce que j'avais faim et toi, tu n'as rien mangé du tout. Tu t'es privé pour moi. Je t'aime Joël. Tu es un gentil garçon. Tu es le plus gentil des grands frères.

Notre ami prit Samantha dans ses bras et la serra très fort.

-Je t'aime comme une adorable petite sœur, assura le garçon. Je n'ai pas si faim que ça, tu sais.

Et il essaya de sourire. Puis, tous s'enterrèrent à moitié dans le sable et s'endormirent.


Au milieu de la nuit, Samantha éveilla Joël.

-Joël, Joël.

-Que se passe-t-il? demanda le garçon.

-Je crois que je vais mourir.

-Pourquoi dis-tu des bêtises pareilles ? Tu ne me sembles pas sur le point de mourir.

-Si. J'entends un son, une musique. J'entends le son d'une flûte.

-En effet, confirma Joël après un moment de silence. J'entends vaguement le son d'une flûte. Pourquoi dis-tu que tu vas mourir ?

-L'autre jour, maman m'a vue sur le toit de la maison. Elle dit que la mort fait des trous dans les os d'un enfant mort. Et elle joue de la flûte quand elle vient chercher les petits enfants qui ne sont pas sages.

Notre ami pensa que les parents ne devraient pas raconter de telles bêtises à leurs enfants. Mais il se rappela avoir aussi entendu cette histoire quand il était petit. Peut-être cette légende venait-elle de cette lointaine Irlande dont ses grands-parents étaient originaires.

Il s'approcha de Samantha et la prit dans ses bras. Mais elle continuait de souffrir du ventre.

On entendait encore le son de la flûte.

-Viens, chuchota Joël. Ne faisons pas de bruit pour ne pas réveiller les deux autres. Allons voir.

Samantha voulut bien accompagner le garçon, mais sa main tremblait. Ils s'approchèrent doucement de l'endroit où l'on jouait de la musique. Après un angle de la vallée, ils aperçurent un feu, et, près du feu, se tenait un homme qui jouait de la flûte.


En l'observant attentivement, Joël s'aperçut qu'il avait six doigts à chaque main.

En ce temps-là, chez les Amérindiens, quand un enfant naissait avec cette malformation, on le respectait. On pensait qu'il avait reçu un don spécial du Grand Manitou. Ces enfants devenaient des artistes. On leur apprenait à jouer de la musique, à conter et à soigner. Ils étudiaient les plantes qui guérissent. Et ainsi ces comédiens, médecins et conteurs à la fois, allaient de village en village, soignant les malades et puis, le soir, jouaient de la flûte et contaient des histoires autour du feu.

Des dessins sur certaines roches des déserts de l'Ouest, montrent leurs mains à six doigts.

C'était un de ces hommes-médecine que nos amis venaient de découvrir. Il joua encore de la flûte et les enfants souriaient en l'écoutant.

 

-Que faites-vous dans la vallée au milieu de la nuit? s'inquiéta-t-il.

-Nous dormions sous la Baby Arch, mais, ma petite sœur a très mal au ventre. Elle croit qu'elle va mourir à cause d'une histoire sinistre qu'on lui a racontée, alors je l'amène jusqu'ici pour qu'elle puisse vous voir et se rassurer.

-Tu as bien fait. Elle a mal au ventre, dis-tu.

-Oui, répondit Joël.

-Veux-tu, petite fille, que j'essaye de te soigner à la manière des autochtones ?

-Je veux bien, répondit Samantha, parce que j'ai fort mal.

-As-tu reçu à manger, aujourd'hui ?

-Oui, mon frère vient de me donner deux galettes de maïs.

-Ce n'est pas beaucoup, affirma le joueur de flûte.

Il n'insista pas. Les deux enfants debout devant lui ne semblaient pas bien riches. L'un vêtu d'un jean sale et torse nu, et la fillette dans sa salopette délavée et un t-shirt trop grand, sans doute celui de son frère. Des enfants de pionniers, pensa-t-il, pauvrement vêtus et mal nourris...

Il étendit Samantha sur le sable. Alors, posant doucement les mains sur son ventre, il la massa. Il lui proposa ensuite de mettre son pouce droit à l'intérieur de sa main gauche et de l'y serrer bien fort.

La petite fille, obéissante, le fit pendant plusieurs minutes. Puis, l'homme-médecine, qui continuait à lui masser le ventre, lui demanda de placer à présent le pouce gauche sous l'aisselle droite et de serrer fermement son bras, afin que le pouce reste solidement coincé. Samantha le fit.

Au bout d'un quart d'heure environ, son mal au ventre disparut.

Alors, Joël, emportant Samantha, retourna près de Plume Bleue et de son frère Étoile d'Argent pour y dormir, afin qu'ils ne s'inquiètent pas de leur disparition. Il remercia d'abord chaleureusement l'homme-médecine et lui proposa de passer chez les Anasazis le lendemain.


Tout le monde se retrouva dans la matinée autour du troupeau de moutons que Bâton Rouge et Patricia gardaient avec soin...chacun assis loin de l'autre sur une grosse pierre.

Au soir, l'homme-médecine arriva près de nos amis et leur raconta quelques histoires, assis près des bêtes dans l'herbe, sous les étoiles et la lune. Quelques histoires à faire rêver, quelques histoires à faire peur et quelques belles aventures.

Ils eurent beaucoup de chance d'avoir le conteur rien que pour eux autour du feu, près des moutons, ce soir-là, sous les étoiles.

Puis ils mangèrent le reste de leurs provisions et ne tardèrent pas à s'endormir.


Le lendemain, tous retournèrent au village. L'homme-médecine se présenta au sachem. Au soir, tout le village se réunit autour d'un grand feu pour écouter le visiteur qui, l'après-midi, avait tenté de soulager quelques malades.

Deux jours plus tard, Joël, Patricia et Samantha retournèrent à St-Georges. Ils y retrouvèrent leurs parents et leur école.

Souvent, le soir, en s'endormant, ils repensèrent au merveilleux artiste doté de douze doigts, le conteur, guérisseur, musicien… là-bas, dans l'Ouest, chez les Amérindiens.