Les quatre amis
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Le Chat (L'espion Partie 6)

(Découvrez la 1ère partie de la série L'espion ici)

     Jean-Claude, Christine, Philippe et Véronique traversaient le parc, bras dessus, bras dessous. Ils revenaient de la piscine ce mercredi après-midi, et ils marchaient joyeux vers leurs maisons.

Philippe "crevait de faim", pour reprendre son expression. Il n'avait, hélas, pas un centime en poche. Il garde souvent des petits enfants le mercredi et le samedi après-midi, mais il économise pour se payer ce que ses parents ne peuvent pas lui offrir. Un vélo de marque, superbe, un ordinateur portable, etc.

Ses copains n'avaient pas beaucoup d'argent sur eux non plus. Véronique avait oublié son porte-monnaie à la maison. Ils calculèrent qu'ils arriveraient tout juste, en mettant leurs sous en commun, à s'offrir un cornet d'une boule, pour quatre, quitte à la lécher à tour de rôle. Et pendant ce temps, la petite musique du marchand de glaces, qui tournait autour du parc, faisait saliver et labourait les ventres vides.

À ce moment-là, Jean-Claude, très observateur quand il s'agit de voitures de course, remarqua le long de la rue, une splendide Lamborghini rouge.

-Vous voyez ce bolide? s'écria-t-il, épaté.

La porte du véhicule s'ouvrit et Ennio Calzone en sortit.


- Bonjour les amis. Cela fait un moment que je vous cherche.

- Monsieur Calzone, murmura Christine avec émotion. Voilà longtemps qu'on ne vous a plus rencontré...

- Quelle voiture géniale! s'exclama Jean-Claude.

- Tu piloteras la même quand tu seras devenu un agent double international comme moi, dit l'espion en souriant. Je voudrais vous dire un petit mot, les enfants. J'ai besoin de vous. Il y a un bel établissement avec une terrasse au soleil de l'autre côté du parc. On y vend de très bonnes glaces et des délicieux gâteaux. Un petit goûter, cela vous dit?

- Quelle excellente idée! se réjouit Philippe.

- Avec plaisir, répondirent les autres.

- Comme il n'y a que deux places dans une Lamborghini, expliqua Calzone, la politesse l'exige, je prendrai les demoiselles dans la voiture et les garçons traverseront le parc à pied...

Les deux copains regardèrent les filles avec envie. Christine s'assit sur le siège du passager et prit Véronique sur ses genoux. Les portières se refermèrent. Ils démarrèrent en trombe.

Jean-Claude est en sixième, comme son copain Philippe. Christine, sœur de Jean-Claude, en cinquième avec Véronique, sa grande amie. 

Tu te souviens, sans doute, de monsieur Ennio Calzone et de son secrétaire, garde du corps, chauffeur et tireur d'élite, Cipriano, rencontrés lors des épisodes précédents. On connaît aussi l'espion sous le nom de prince Sigmund von Matterhorn, de Venise.

Tu n'as pas oublié leur pire ennemi, Vladimir, l'homme au couteau, surnommé le sadique, l'intraitable, le coupeur de tresses.

Enfin, tu as appris la mort d'Alexeï Korbokov. Son hélicoptère explosa suite à l'envoi d'un missile depuis la Lamborghini de Calzone, à la fin de l'épisode précédent.

 

Quand monsieur Calzone fait quelque chose, il le fait bien. Les glaces étaient délicieuses, les gâteaux généreux, les boissons fraîches, abondantes et variées.

Puis il leur expliqua...

- J'ai un service à vous demander.

- Encore! s'exclama Véronique. Ne m'en parlez même pas, monsieur. Mes parents refuseront. Ils ne veulent plus entendre quoi que ce soit vous concernant. Je n'oserai même pas leur parler de notre rencontre d'aujourd'hui.

- J'ai un chat, poursuivit l'espion sans se troubler. Je voudrais que vous le gardiez chez vous quelques jours.

- Ce chat a avalé des microfilms, des documents secrets, une clé USB, interrompit Jean-Claude.

- Non, dit Calzone en souriant. Il ne transporte aucun microfilm. Mon pauvre chat! Je dois m'absenter deux semaines et je n'ai pas le temps de le conduire à mon palais en Italie. Vous me feriez plaisir en le gardant dix jours chez vous, puis, comme vous serez en vacances, vous viendrez me l'apporter à Venise, à mes frais, par avion. Cipriano vous fera visiter la ville. La merveilleuse cité et les petites îles qui l'entourent. Nous nous y retrouverons et je vous emmènerai sur mon yacht à Murano, célèbre pour ses cristaux. Des belles vacances sans histoires.

- Ça me tente, fit Philippe en y songeant.

- Moi aussi, ajouta Jean-Claude. D'accord. Je m'occuperai de votre chat avec ma sœur. Mes parents accepteront, je pense.

- Moi, soupira Véronique, je ne sais pas si j'obtiendrai leur permission de vous accompagner. Je ne crois pas. Vous ne les connaissez pas...

- Rappelle-toi, insista Ennio Calzone. Quand on veut vraiment quelque chose, on réussit toujours à l'obtenir. Quant aux difficultés, la vie m'a appris qu'il y a toujours plus de solutions que de problèmes. Chaque problème cache en lui une clé qui permet de le résoudre. Toujours. Vous recevrez vos tickets dans quelques jours les amis. Rendez-vous à la Cité des Doges.

Il paya l'addition faramineuse de toutes les glaces, gâteaux et boissons que nos amis avaient prises. Il monta dans sa Lamborghini et disparut.

Le chat arriva le lendemain.

Nos amis reçurent les autorisations, avec difficulté. Il fallut négocier. Mais pourquoi refuser un beau voyage instructif à ses enfants?

Le premier samedi des vacances arriva enfin. Ils devaient partir à deux heures de l'après-midi. Or au matin, ils attendaient encore les tickets d'avion. L'espion avait-il changé d'avis?

 

Une voiture s'arrêta vers dix heures devant la maison de Jean-Claude et Christine où les quatre amis s'étaient réunis. Un homme à la peau basanée en sortit. On ne le connaissait pas. Il sonna et se présenta. Il parlait avec un accent sud-américain assez prononcé.

- José Ramon. Monsieur Calzone me demande de vous remettre ceci.

Une enveloppe contenait quatre billets d'avion, le document pour le voyage du chat et sa boîte-cage pour la soute. Il confia aussi une valise à nos amis.

- Pas question que nos enfants se chargent de cette valise, s'écrièrent les parents de Véronique.

-Je parie qu'elle est bourrée de microfilms, ajouta le papa de Philippe.

- Elle ne contient aucun document d'espionnage, précisa le Sud-Américain en gardant son calme. Je vous montre le secret d'ouverture "ENN".

Il ouvrit. Quelques chemises de grande marque, un pull brun écossais, une veste bleue d'origine italienne et quelques serviettes jaunes apparurent. Ils virent une petite mallette enfuie au milieu du linge.

- Secret identique, dit l'homme. "ENN".

À l'intérieur se trouvait une toile roulée sur elle-même. Le Sud-Américain la déroula avec précaution. Véronique, dont la culture artistique est déjà de qualité, poussa un cri.

- On dirait une peinture de Monet!

- Bien vu! c'est un Monet.

- Une telle toile vaut une fortune, commenta la jeune fille.

- Oui... Oui, admit l'homme.

- Et vous voulez que nos enfants transportent un Monet avec eux dans l'avion? lança le père de Philippe.

- Oui. Monsieur Calzone l'a acquise lors d'une vente publique à New York le mois passé. Il désire l'exposer dans son palais de Venise avec les autres pièces de ses collections privées de grande valeur.

- Et si la toile s'égare? ou si on la vole? interrogèrent les autres parents.

- Elle ne sera pas sous la responsabilité de vos enfants. Confiez cette valise à l'embarquement. Elle ira dans la soute de l'avion et vous ne vous occuperez plus de rien. Monsieur Calzone promet que vos enfants ne transporteront aucun document secret ni rien pouvant les mettre en danger dans l'avion.

Le Sud-Américain salua l'assemblée et partit.

 

Nos amis se mirent en route vers l'aéroport avec la valise de l'espion, le chat dans sa boîte, et leurs sacs à dos.

Le voyage fut des plus agréables. À peine entrés dans l'avion ils apprirent qu'ils voyageaient en première classe.

- Quand Monsieur Calzone offre quelque chose... murmura Christine.

Une hôtesse les prit en charge et leur offrit une coupe de champagne. Les enfants refusèrent, mais acceptèrent des limonades.

- Merci, madame. Mais nous ne buvons jamais de boissons alcoolisées.

 

À l'aéroport de Venise, ils attendirent leurs bagages près du carrousel de valises. Les sacs à dos et le chat venaient d'arriver. Ils aperçurent celle d'Ennio Calzone. Christine s'apprêtait à la prendre mais un homme saisit la poignée en écartant la jeune fille.

- Laisse cette valise, c'est la mienne, affirma-t-il avec rudesse.

- Mais non, monsieur, elle est à nous.

- Non, non. Tu te trompes, c'est ma valise.

Jean-Claude courut chercher un agent de sécurité.

- S'il vous plaît, venez nous aider, quelqu'un vole nos affaires.

Le garde intervint.

- Il semble que vous faites erreur, monsieur, cette valise appartient à cette jeune fille.

- Non, affirma l'homme. Regardez. Je connais le secret d'ouverture.

Il posa la valise sur le sol et l'ouvrit. À l'intérieur se trouvaient les mêmes linges que ceux observés par nos amis avant le départ.


- Et l'attaché-case, fit remarquer Philippe. Vous savez l'ouvrir aussi?

- J'en connais le secret également, répondit l'homme.

Il l'ouvrit sans difficulté.

- D'ailleurs, votre bagage arrive, là-bas. Regardez.

La même valise approchait sur la chenille. Véronique la prit. Elle fit jouer le secret "ENN". Elle entrouvrit aussi la petite mallette noire cachée entre les chemises. Elle aperçut la toile roulée de Monet. Tout semblait en ordre.

- Excusez-nous, monsieur.

- N'en parlons plus. Toutes ces valises se ressemblent.

Et il partit.

 

Nos amis montèrent dans une limousine réservée à leur nom. On les conduisit à l'entrée du port.

On ne circule pas en voiture à Venise. Les rues de la Cité des Doges sont très étroites. Ce sont soit des venelles bordées de maisons soit des canaux sur lesquels on se déplace en bateau ou qu'on parcourt en suivant les quais, mais à pied. Ces canaux côtoient les palais de la ville et les antiques demeures aux tons ocre et longent ainsi des véritables splendeurs architecturales.

Les quatre amis reconnurent Cipriano. Il les attendait sur le quai devant un magnifique petit yacht.

- Le rêve de beaucoup de milliardaires est de posséder un palais le long du grand canal, dit-il. Celui de monsieur Calzone date du 17e siècle. Vous le visiterez. Il vous y conduira lui-même, mais il m'a demandé de vous mener à l'hôtel en attendant son arrivée.

Les enfants allèrent en bateau jusqu'au plus luxueux hôtel de la ville. Ils y reçurent une suite avec chambres communicantes, une pour les garçons et l'autre pour les filles. Chacune possédait un salon avec frigo bar bien garni, accès internet, et une terrasse avec vue sur la baie de Venise. Tous les quatre impressionnés se sentaient mal à l'aise devant un tel déploiement de luxe.

Cipriano leur demanda d'attendre son chef. Il viendrait vers dix-neuf heures. Il emporta le chat.


Nos amis se réunirent au salon des filles.

- Génial, apprécia Philippe. 

- On a un problème, coupa Christine.

- Lequel? demanda Jean-Claude.

- La valise récupérée à l'aéroport n'est pas celle du départ.

- Pourquoi tu n'as rien dit ?

- Je viens de m'en apercevoir en l'entrant dans la chambre.

- Mais elle s'ouvre comme l'autre, s'étonna Véronique. Avec le secret "ENN".

- Comment sais-tu que ce n'est pas la même? reprit Philippe.

- Parce qu'il y avait une griffe sur la poignée de celle que le Sud-Américain nous a confiée chez nos parents, et sur celle-ci, il n'y en a pas.

- Tu es certaine?

- Je suis certaine, répéta Christine.

- Pourtant la précieuse toile de Monet s'y trouve, affirma Véronique en la déroulant.

- Bon, on verra tout cela avec Ennio Calzone. On a rendez-vous avec lui dans un quart d'heure dans les salons de l'hôtel. Descendons.

- On devrait cacher la valise, suggéra Jean-Claude.

Mais où la dissimuler dans ce grand hôtel? En dessous d'un tapis? Cela se verra. En dessous du lit? Tout le monde regarde là. Derrière le frigo? Banal...

Pour finir, Christine ouvrit un canif, récupéré dans son sac à dos, habitude des lutins qu'elle fréquente. Ils démontèrent un des panneaux qui décorent la baignoire sur trois de ses côtés. Ils y glissèrent la valise, sous les pieds métalliques, puis replacèrent le panneau avec soin. 

Ils descendirent un somptueux escalier et retrouvèrent monsieur Calzone au bar du grand salon.

 

- Vous avez fait bon voyage, les enfants?

- Oh oui! Merci pour la première classe dans l'avion, ajouta Jean-Claude.

- Monsieur, je dois vous dire quelque chose d'important, interrompit Christine.

- Si tu veux me dire quelque chose d'important, il faut trouver un endroit où personne ne nous entendra. Jamais en public, insista l'espion. Venez.

Ils se levèrent tous les cinq et prirent l'ascenseur. L'homme poussa sur le bouton "stop" le bloquant entre deux étages.

- Ici personne ne nous écoute. Tu peux parler à ton aise.

- Voilà, monsieur. La valise dans la chambre n'est pas la bonne.

- Que veux-tu dire?

- J'avais observé et senti une petite griffe dans la poignée de celle confiée par votre ami sud-américain. Cette petite griffe n'est pas présente sur celle qu'on a prise à l'aéroport.

- Tu as remarqué cela? s'étonna Ennio Calzone.

- Oui. Vous le saviez?

- Oui, parce qu'à l'aéroport, c'est moi qui ai échangé les valises.

- C'était vous!

- En effet. Tu connais mon don de me maquiller et de me déguiser pour paraître un autre. Ce ne fut vraiment pas facile avec vous. J'ai cru un moment que tu ne lâcherais pas la valise. En fait, mes amis, j'avais promis à vos parents que vous ne transporteriez pas de document secret pendant le voyage en avion. Et j'ai tenu parole. Je ne vous ai confié quelque chose qu'entre l'aéroport et l'hôtel. Alors, maintenant, on va récupérer ce fameux bagage.

 

Ils débloquèrent l'ascenseur, montèrent à l'étage et arrivèrent aux chambres. Ils entrèrent. Ils virent tout sens dessus dessous. Les cadres de travers, les lits renversés, les sacs à dos vidés et jetés à terre, le tapis retourné, les armoires ouvertes. Tout avait été fouillé pendant leur brève absence.

Se précipitant sur le balcon, ils aperçurent un bateau qui filait vers la lagune.

- Ils emportent la valise! dit l'espion.

- Non monsieur. Vous la trouverez à la salle de bain.

- Génial! Vous devenez des espions de grande envergure. Vous avez appris beaucoup avec moi, je crois.

Ils démontèrent le panneau de la baignoire et extrairent la valise. Puis ils le revissèrent.

- Bon, laissons la valise. Seule la poignée compte, réfléchit Ennio Calzone. Elle contient des documents importants.

- Et le Monet? demanda Véronique.

- Quel Monet?

- La peinture roulée dans la mallette, monsieur. Elle vaut des millions...

- Une copie sans valeur. L'autre aussi était un faux, dans la première valise. L'original se trouve chez moi. Un piège pour mes ennemis. Allez, mes amis. Vite, car vous êtes en danger ici. Vladimir rôde pas loin, je le sens. Vous serez plus en sécurité dans mon palais.

 

Ils descendirent par l'escalier arrière de l'hôtel et aboutirent dans une ruelle. Ils coururent et s'arrêtèrent au bord d'un canal étroit. L'eau sale sentait mauvais. Ils suivirent les quais et dépassèrent plusieurs ponts en dos d'âne, qui font le charme de Venise. Ils se dépêchaient, courant entre le canal et les façades patinées d'ocre des palais.

Débouchant tout à coup à un croisement de venelles, ils aperçurent Vladimir à trois cents mètres. Il tenait un révolver au poing. 

- Suivez-moi, cria l'espion.

Trop tard! Deux hommes masqués s'approchaient, venant par l'autre côté. Nos amis étaient cernés.

- Vous savez nager, les enfants? demanda Calzone.

- Oui, répondirent-ils tous les quatre.

- Alors vite, sautez et tâchez d'atteindre l'angle du vieux mur, là à gauche.

Les enfants plongèrent dans l'eau trouble du canal et nagèrent aussi vite qu'ils le pouvaient.

Calzone sortit son portable et appela.

- Cipriano, nous pataugeons dans le canal à l'angle de la calle Cao Torta et du Rio de la Sensa. Viens nous chercher. Urgent.

Il abandonna le téléphone portable sur un muret et sauta à son tour.


Un hors-bord arriva quelques instants plus tard. Il soulevait des gerbes d'eau mouillant les quais et les façades dans son sillage. Il contourna nos amis puis s'arrêta, les protégeant des tirs répétés de Vladimir et de ses deux associés qui s'acharnaient du haut d'un petit pont étroit.

Les enfants et leur ami se hissèrent sur le bateau qui redémarra en trombe. Quelques minutes plus tard, ils naviguaient sur le grand canal, ce merveilleux passage qui serpente entre les palais, divisant la ville en deux, et où l'on croise nombre de gondoles et de bateaux de toutes sortes. Ils passèrent sous le fameux pont du Rialto.

À gauche et à droite se dressaient les façades des plus grandes et des plus riches demeures de la ville. Ils s'approchèrent d'une d'entre elles, particulièrement somptueuse. Quatre étages d'une architecture renaissance. Un palais de rêve.

Une porte s'ouvrit au rez-de-chaussée, donnant accès à des quais bien éclairés sous une immense voûte romane où dansaient les reflets de l'eau agitée par l'arrivée du bateau.

- Vous voici chez moi, annonça Calzone. Bienvenue chez le prince Sigmund von Matterhorn.


Nos amis bondirent sur le quai de pierres bleues, polies par les ans. Ils empruntèrent plusieurs escaliers monumentaux en marbre, puis en bois, décorés de peintures moyenâgeuses et illuminés de mille feux dispersés par des lustres en cristal.

Ils traversèrent plusieurs salons parés de sculptures antiques, de bronzes du meilleur goût et de tapis d'orient. Le palais d'Ennio Calzone correspondait bien au personnage du prince von Matterhorn: un bijou raffiné.

Véronique s'approcha d'un tableau qui ornait le palier du second étage.

- On dirait un Vermeer de Delft.

- C'est un Vermeer, affirma le prince espion.

- Ça alors, s'exclama la jeune fille. Je crois qu'il n'en existe qu'une quarantaine connus dans le monde.

- Cipriano, ces enfants trempés sentent mauvais. Je leur montre les salles de bain. Leurs affaires sont restées à l'hôtel. Va leur acheter des vêtements. Moi je vais me changer également. Les amis vous récupérerez vos sacs à dos plus tard. Et commande des pizzas.

Cipriano courut acheter quatre trainings bleus et quatre paires de tennis blancs dans un petit magasin entrepôt du quartier.

- La même chose pour tout le monde, expliqua-t-il. J'ai choisi pratique.


Ils se retrouvèrent tous quelques instants plus tard dans le salon vénitien du prince. Ennio Calzone prit la parole.

- Pendant que vous preniez votre douche, j'ai reçu un message urgent et important en rapport avec la poignée de valise passée à l'aéroport et que je garde dans ma poche. Nous devons quitter la ville tout de suite.

Les quatre amis écoutaient avec attention.

- Nous partons immédiatement. Le voyage durera moins de quarante-huit heures, j'espère. Nous allons sur mon yacht en mer Adriatique, au large de Venise. J'ai découvert et photographié une usine secrète où l'on fabrique des armes atomiques à la frontière de la Turquie, de l'Iran, et de l'Irak. Une menace pour le monde.

Véronique se leva et alla s'asseoir près de Christine.

- Cette base se situe exactement par 37 degrés de latitude Nord et 45 degrés de longitude Est. Retenez ces chiffres, mes amis. Ma mission est très délicate et sans doute la plus importante de ma carrière. Si on devait m'arrêter ou m'abattre, il est capital que vous continuiez l'opération. Il vous faudra communiquer ces coordonnées à des gens qui vous contacteront, mes collègues aux États-Unis.

Les enfants se taisaient, impressionnés. La nuit tombait sur la ville.

- Pendant quarante-huit heures, à partir de ce soir à minuit, je vous demande de retenir ces coordonnées et d'en garder le secret absolu, quoi qu'il vous arrive. Mais rassurez-vous cela se passera bien. Nous visiterons la ville, en touristes, après-demain ensemble. Latitude 37 Nord, longitude 45 Est.

Les quatre amis répétèrent les chiffres à voix haute chacun. Les pizzas commandées venaient d'arriver, mais il fallait partir sans tarder. Ils les laissèrent sur la table, avec regret. Le repas du soir attendrait.

Ils descendirent vers le quai souterrain et montèrent dans le yacht de l'espion. Cipriano se mit à la barre. Ils s'éloignèrent sur le grand canal se mêlant à la circulation de toute sorte qui l'encombrait.

 

La nuit était tombée. Ils croisèrent des dizaines de bateaux. Une cacophonie de bruits et une féerie de lumières. Cipriano dirigeait le yacht vers la sortie du Grand Canal en longeant l'île San Giorgio Maggiore.

- Je prends à gauche ou à droite de l'île Lido de Venezia monsieur?

L'île se trouve en avant de Venise, presque en mer. Il faut la contourner pour entrer ou sortir de la lagune.

Les enfants regardaient derrière eux la ville illuminée. Tout à coup, Cipriano lança:

- Monsieur, j'aperçois sur le radar deux bateaux qui s'approchent de nous. Un vient de gauche et l'autre par la droite. Ces vedettes se dirigent droit sur nous. Je ne les distingue pas car elles avancent tous feux éteints. Je crois que nous avons affaire à Vladimir et sa bande.

- Que conseilles-tu? demanda Calzone.

- Je pense, calcula Cipriano, que leurs bateaux sont plus rapides que le nôtre et que si nous ne prenons pas une décision immédiate, ils vont nous aborder.

- Bon. Fais demi-tour, on retourne à Venise.

- Je propose une autre solution, monsieur.

- Oui, répondit l'espion.

- Je vous conduis à l'île de Murano. J'y parviendrai avant eux. J'y mouille mon bateau personnel. Il s'appelle le "Cipriano". Voici les clés. Vous sauterez à l'eau près du port. Vous trouverez facilement mon petit yacht et vous sortirez de la lagune incognito pendant que j'emmènerai nos ennemis derrière moi le plus loin possible dans une autre direction. Quand Vladimir me rejoindra et m'abordera, il sera bien surpris de ne pas vous voir et il sera trop tard pour vous retrouver, vous naviguerez déjà en mer.

- Vous savez nager, les enfants, dit Calzone. Je l'ai vu dans le canal, tantôt.

- Pas de problème, confirma Christine, le cœur battant la chamade.

- Bon, allons-y, ordonna l'espion.


La poursuite s'engagea. Nos amis observaient le radar avec angoisse. Ils atteignaient presque l'île de Murano. Deux spots s'allumèrent sur les bateaux ennemis. Ils éclairèrent le yacht. Une première rafale de mitraillette déchira le silence.

Cipriano fit coucher les enfants à plat ventre sur le pont du navire, puis proposa à Calzone de tenir la barre. Il empoigna un fusil longue-vue et visa avec calme. Il fit éclater l'un puis l'autre projecteurs ennemis.

Profitant de ce moment d'obscurité, ils entrèrent dans le port de Murano. L'espion et les enfants sautèrent par-dessus bord. Ils nagèrent tous les cinq dans l'eau vaseuse de la lagune.

Le yacht, conduit par Cipriano, repartit en trombe. Vladimir, à bord d'une des deux vedettes rapides, commanda à ses hommes de virer de bord et de le suivre. Ils le rattrapèrent quelques kilomètres plus loin et montèrent sur le pont, armes au poing.

Cipriano joua les innocents, prétendant qu'il faisait un tour tous les soirs pour aller relever ses filets de pêche. Vladimir, bien sûr, n'était pas dupe, mais il ne pouvait rien faire contre lui. Ceux qu'il recherchait lui avaient glissé entre les doigts.

Le bras droit de feu Alexeï Korbokov, dont l'hélicoptère avait été abattu en Suisse, on s'en souvient, lança un juron en russe, sa langue d'origine. Puis il murmura, la rage entre les dents:

- Vous m'échappez pour l'instant, mais je vous rattraperai. Nous nous retrouverons à Ikki Gül. Vous ne perdez rien pour attendre...

 

Pendant ce temps-là, Ennio Calzone, Jean-Claude, Philippe, Christine et Véronique, trempés, se hissèrent sur le bateau de Cipriano. Ils sortirent de la lagune et se retrouvèrent en pleine mer. Ils s'éloignèrent des côtes.

Vers minuit, l'espion arrêta le moteur. On entendait le clapotis des vagues contre la coque du navire. Une brise tiède soufflait dans les cheveux des enfants. Très loin, on apercevait une vague lueur, Venise, à une vingtaine de kilomètres derrière eux.

Les enfants frissonnaient dans leurs trainings humides.

Philippe appuyé contre le bastingage, tenta de charmer sa douce amie, évoquant la lune, les étoiles, le vent léger, le calme de la nuit. Véronique l'interrompit.

- On nous observe.

Un périscope venait en effet d'apparaître à la surface de l'eau à quelques mètres du yacht de Cipriano. Un impressionnant sous-marin atomique américain émergea à côté du bateau qui sembla soudain si petit.

 

Quelques marins apparurent sur le pont ruisselant du submersible. Tous portaient le t-shirt blanc de la marine, avec le drapeau des États-Unis imprimé sur l'épaule. Deux d'entre eux détachèrent un canot et s'approchèrent à la force des rames.

- Monsieur Calzone?

- Oui, répondit l'espion.

- Le commandant vous attend à bord, monsieur.

- Quatre enfants m'accompagnent. Ils doivent aussi monter à bord.

- Ce n'était pas prévu, constata l'officier.

- Je regrette, mais je dois vous les imposer, répondit Calzone.

- Bon, allons-y.

Le canot s'éloigna du bateau de Cipriano. Nos amis sautèrent sur la masse métallique du sous-marin. Ils descendirent par une échelle en fer et se retrouvèrent dans un sas. Ils suivirent ensuite plusieurs couloirs étroits et entrèrent dans une salle assez grande, garnie de tables et de chaises. Le mess, le réfectoire des officiers.

Le commandant arriva.

- Bonjour, monsieur Calzone. Mes respects. Que font ces quatre jeunes qui vous accompagnent?

- Ils m'ont rendu des très grands services. Ils sont embarqués avec moi et malgré eux, dans cette aventure. Je dois les protéger.

- Vont-ils vous accompagner jusqu'au point de rencontre?

- Non monsieur. Je vais vous proposer une autre solution.

- Bon, venez dans mon bureau. Les enfants ont-ils mangé?

Les quatre amis firent signe que non.

- On va vous apporter à boire et à manger. Vous êtes trempés. On va tâcher de vous trouver des vêtements secs, mais je crains que nous ne possédions que des tailles adulte à bord, ajouta le commandant en souriant.

Pour finir, nos amis passèrent chacun un t-shirt de l'armée, un peu trop grand pour eux, mais sec. Ils conservèrent leurs pantalons training et leurs tennis humides aux pieds. Ils avalèrent le souper qu'on leur servit, puis un officier vint les chercher.

- Monsieur Calzone vous attend dans le bureau du commandant. Si vous voulez me suivre.

 

Ils parcoururent plusieurs couloirs du sous-marin. Ils croisèrent de nombreux hommes affairés. Certains observaient nos amis d'un air étonné ou amusé.

Il régnait une chaleur moite. Ils retrouvèrent Ennio Calzone au poste de commandement.

- Voilà, expliqua l'espion. Dans quelques heures, nous arriverons en vue des côtes du Sud de la Turquie. Nous débarquerons sur une plage, au pied de hautes falaises que nous devrons escalader. Deux taxis, appelés par mes soins, nous y attendront. Je partirai continuer ma mission avec l'un d'eux. L'autre vous conduira à Ankara, la capitale du pays, dans une base militaire des États-Unis où on vous prendra en charge.

Les quatre amis écoutaient, anxieux.

- Dès votre arrivée à la base, on préviendra vos parents et vous retournerez chez vous dans un avion spécialement affrété pour cela. Nous visiterons Venise une autre fois. Allez vous reposer. On vous réveillera à sept heures. N'oubliez pas les deux chiffres que je vous ai confiés. Il est une heure du matin. Le décompte des quarante-huit heures vient de commencer à minuit. Je ne puis hélas pas vous en dire plus, pour votre sécurité et celle de ma mission.

On conduisit nos amis dans une cabine avec deux fois trois lits. Ils se couchèrent tout habillés et s'endormirent épuisés.


On les éveilla quelques heures plus tard et ils retrouvèrent Ennio Calzone au mess des officiers pour un rapide petit-déjeuner.

Le sous-marin venait de faire surface au large des côtes de la Turquie. Ils montèrent sur le pont et aperçurent d'immenses falaises rouges. Les vagues se fracassaient sur les rochers. Le soleil se levait. Ils embarquèrent à bord d'une chaloupe. L'espion emportait une valise qui semblait très lourde.

Les marins conduisirent nos amis vers une petite plage déserte. Ils sautèrent sur le sable humide, puis l'embarcation repartit avec les deux rameurs.

Tous les cinq escaladèrent la falaise par un étroit sentier. Ils virent, en se retournant, l'immense submersible disparaître dans l'eau profonde.


Ils parvinrent au lieu de rendez-vous. Un petit parking aménagé le long d'une route de corniche. Deux taxis attendaient.

L'espion expliqua à son chauffeur qu'il désirait conduire lui-même et voyager seul, comme convenu. Les deux hommes, qui semblaient se connaître, iraient ensemble, avec les enfants, à Ankara.

Ennio Calzone embrassa nos amis et partit après un dernier "Arrivederci"

Les enfants montèrent à l'arrière de leur taxi qui se mit aussitôt en route. Ils allaient bientôt retrouver leurs parents. L'aventure se terminait bien... croyaient-ils...


Après une heure de route, chaude et monotone, Philippe bouscula discrètement d'un coup de coude son copain Jean-Claude, qui somnolait.

- Que se passe-t-il ?

- On ne va pas à Ankara, chuchota Philippe.

- Comment le sais-tu? Tu connais le pays?

- Je ne connais pas le pays, répondit le garçon, mais j'observe quand on roule. Je regarde où on me conduit. Je viens d'apercevoir une plaque indiquant "Ankara 340 Km", à un carrefour. Le chauffeur n'y va pas.

- Il prend peut-être un autre chemin...

- Et puis nous roulons vers le soleil. Or le soleil se lève à l'Est. Ankara se situe au Nord de l'endroit où nous avons débarqué. J'adore la géographie. Nous roulons vers l'Iran et l'Irak, des régions où règnent la guerre et la terreur. On risque d'y rencontrer Vladimir.

Les garçons réveillèrent Christine et Véronique. Ils discutèrent tous quatre à voix basse.

Un quart d'heure plus tard, ils arrivèrent à un nouvel embranchement indiquant une route vers la capitale à 380 Km, à présent, en sens inverse. Ils s'en éloignaient. Philippe s'adressa au chauffeur en anglais.

- Sir, do you go to Ankara?

L'homme les regarda dans son rétroviseur puis poussa sur un bouton situé près de son frein à main. Une vitre blindée descendit, séparant les conducteurs de leurs passagers assis à l'arrière tous les quatre. Les portières se verrouillèrent et nos amis se retrouvèrent prisonniers sur leur banquette.

Ils roulèrent interminablement vers l'Est.


Les deux chauffeurs s'arrêtèrent un instant vers midi. Mais pendant cette brève halte, ils surveillèrent nos amis, arme au poing. Ils ne reçurent ni à boire ni à manger. Puis on repartit.

La voiture aborda un endroit vraiment désolé, désertique, au milieu de l'après-midi. Un plateau sinistre, entouré de montagnes nues aux roches déchiquetées. Un panneau indiquait "Ikki Gül".

Le taxi passa une barrière gardée par des hommes armés et en uniformes plus ou moins débraillés. Les enfants aperçurent des bâtiments vieillots, mais surtout des soldats partout, des chars, des camions et trois hélicoptères. Un vent brûlant levait des nuages de poussière. Un camp militaire, entouré de barbelés et gardé, de surcroît.

Ils s'arrêtèrent devant le bâtiment principal. Nos amis sortirent de la voiture. Ils suivirent un couloir et entrèrent dans une pièce éclairée au néon. Vladimir, l'ennemi de toujours, assis derrière un bureau, les observait de son regard fourbe et vicieux.

- On a fait bon voyage?

Les enfants ne répondirent pas. Ils tremblaient, pétrifiés de peur.

- J'ai une petite surprise pour vous. Voici un ami que vous croyez bien connaître, susurra Vladimir en curant ses ongles avec son long couteau.

Une porte latérale s'ouvrit.

- Korbokov! s'écria Jean-Claude.

- Oui, la ressemblance est frappante, précisa l'homme qui venait d'entrer dans la pièce. Je suis Sergueï Korbokov, le jumeau d'Alexeï. Je sais qu'à cause de vous mon frère est mort. Alors, n'attendez aucune pitié de ma part. Vous connaissez certains chiffres. J'écoute...

Nos amis se regardèrent et firent semblant de ne pas savoir de quoi on parlait. Mais c'était à coup sûr la longitude et la latitude, confiées en secret par Calzone.

Ils ne répondirent pas. Les quarante-huit heures n'étaient pas encore écoulées, pas même vingt-quatre.

- Vous voulez jouer aux héros? se moqua Vladimir. Bien. Au cachot, cria-t-il. Vous allez commencer à souffrir.

Des soldats les emmenèrent par des escaliers de plus en plus sombres. L'un d'entre eux, parvenu devant une porte basse en fer, l'ouvrit, puis poussa les quatre enfants dans une sorte de fosse. On referma la porte derrière eux avec un verrou.


Il faisait tout à fait noir là-dedans. La montre de Philippe luisait. Elle indiquait cinq heures du soir.

Il régnait une odeur de pourriture et de moisi à cet endroit. Le pire était la vase visqueuse, profonde de vingt centimètres et dans laquelle nos amis baignaient. Et impossible de se mettre debout. Le plafond était trop bas. Les murs, sans aucune fenêtre suintaient un liquide douteux.

Philippe prit les mains de Véronique, qui pleurait.

- Pose ta tête sur moi, dit-il.

La jeune fille terrorisée comme les autres mit sa tête sur la poitrine de son copain.

Les heures passaient. Ils avaient faim et soif. Il faisait tout noir. À certains moments, ils somnolaient, à d'autres, ils s'encourageaient l'un l'autre, pour garder espoir. Ennio Calzone allait bientôt venir les délivrer. 

Mais l'agent double parti vers sa mission dans les montagnes du Kurdistan était-il au courant de leur situation peu enviable?

 

On ne les sortit de leur cloaque que le lendemain vers midi. Nos amis pitoyables, couverts de cette vase, affamés, ils n'avaient rien mangé depuis la veille à l'aube, arrivèrent dans le bureau de Vladimir et Sergueï Korbokov.

- Je vous pose la même question, déclara celui-ci sans préambule. Je veux deux petits chiffres.

- Vous ne saurez rien, osa Philippe. Même pas la peine d'essayer.

- On veut continuer à jouer les héros... Vous croyez que votre ami Calzone va venir vous délivrer... Vous vous trompez. Regardez ces images.

Vladimir glissa une cassette de mauvaise qualité dans une télévision qui semblait sortie tout droit d'un musée.

Nos amis aperçurent d'abord une montagne à l'écran, puis une route en terre et une voiture qui se déplaçait. Un zoom leur fit distinguer le conducteur: Ennio Calzone! Puis ils virent une explosion dans la montagne quelques secondes avant le passage du taxi conduit par l'espion. Une avalanche de rochers dégringola vers la route. La voiture fut emportée, balayée, et tomba deux cents mètres plus bas, au fond d'un précipice. Elle explosa.

La vidéo s'arrêta. Les enfants, ébahis, abasourdis, se sentaient au bord des larmes.

Vladimir reprit la parole en s'approchant de nos amis.

- On a récupéré cette gourmette sur le corps calciné de votre ami. Monsieur Calzone ne va pas venir vous délivrer. Personne ne viendra vous chercher ici. Vous préférez souffrir dans la boue et mourir lentement de faim ou parler tout de suite?

Nos amis se regardèrent, terrorisés. Ils connaissaient cette gourmette en or souvent aperçue au poignet gauche de l'espion. Leurs cœurs battaient la chamade. Ils transpiraient d'angoisse. Sur une table à côté d'eux, des assiettes couvertes de nourriture, répandaient un fumet qui les affamait. Mais ils ne dirent rien. Il fallait encore résister quelques heures, puis ils pourraient parler.

- Bon, retour au cachot alors, cria Vladimir. On dirait que vous aimez cela, dit-il en caressant les tresses sales de Véronique.

On les reconduisit dans leur trou. On referma la porte sur eux.

 

Ils s'éveillèrent au milieu de la nuit. On entendait des violentes explosions et le sol tremblait. Tout à coup, la porte sortit de ses gonds. Philippe, à quatre pattes, passa la tête dehors, puis Jean-Claude. Ils ne virent personne dans le couloir. Des fissures apparaissaient partout dans les murs.

Dégoulinants de boue, épuisés, affamés, ils rampèrent hors de leur trou. Cinq heures du matin. Ils sortirent du bâtiment. L'aube allait poindre. Personne en vue.

Les hélicoptères avaient disparu, sauf un, qui achevait de se consumer. Ils virent des carcasses de camions qui fumaient encore et des tanks détruits. Certains hangars menaçaient de s'écrouler. On avait bombardé le camp d'Ikki Gül. Les militaires survivants s'étaient enfuis. Les enfants aperçurent des corps çà et là.

Plus de Vladimir, plus de Serguei Korbokov. Nos amis se trouvaient seuls, livrés à eux-mêmes, dans les ruines encore fumantes. Ils remarquèrent un véhicule tout-terrain garé à l'ombre d'un mur. Il semblait en état de marche.

Ils retournèrent au bâtiment principal, en regardant bien à gauche et à droite si personne ne les suivait. Ils entrèrent au réfectoire et ouvrirent toutes les armoires encore debout, à la recherche de nourriture. Ils ne découvrirent qu'une grande boîte de biscuits, posée bien en vue sur une table.

- Génial, se réjouit Jean-Claude. Enfin à manger.

- Attends, cria Véronique.

- Pourquoi? demanda le garçon prêt à mordre dans le biscuit.

- Mon père m'a expliqué une histoire de biscuits empoisonnés qu'on parachutait dans ces régions. 

- On crève de faim, répondit Philippe. On ferait mieux de manger un peu avant de partir d'ici.

Les garçons en prirent chacun. Christine fit confiance à son amie et malgré leur faim, les filles eurent le courage d'attendre pour se nourrir. Ils burent de l'eau à un robinet des cuisines, puis retournèrent voir le 4X4 de plus près.

Les clés se trouvaient sur le tableau de bord. Ils virent deux jerricans pleins d'essence fixés à l'arrière. Quelqu'un qui voulait fuir cet endroit, n'en avait sans doute pas eu le temps. Une aubaine pour nos amis.

Les garçons se regardèrent. Qui allait se mettre au volant? Jean-Claude avait un jour conduit près de son père sur un chemin de campagne. Philippe jamais. Les filles encore moins. Après un démarrage laborieux, notre ami maîtrisa la situation en roulant de mieux en mieux et de plus en plus vite. Il prit de l'assurance.

Ils sortirent de l'affreux camp où ils avaient vécu des heures atroces et se dirigèrent, en suivant la route vers le panneau "Ankara" vu en venant.

 

Ils roulaient déjà depuis une bonne heure. Jean-Claude se tourna vers son copain.

- Philippe, prends le volant, j'ai trop mal à la tête.

- Si tu insistes, répondit le garçon, mais j'aime autant pas. J'ai des vertiges et mal au ventre.

Ils arrivaient à un croisement. Une plaque indiquait: "Ankara 340 Km". Ils empruntèrent cette voie rapide bétonnée. Peu après, Jean-Claude se tourna de nouveau vers son copain.

- Philippe, il faut que tu conduises. Ma tête me fait trop souffrir et ma vision se brouille.

- Je ne pourrai pas, répondit le garçon. J'ai l'impression de m'évanouir.

Ils y pensèrent tout à coup. Les biscuits! Les filles affamées, mais prudentes, n'y avaient pas touché. Les garçons, empoisonnés, se sentaient de plus en plus mal.

 

Christine se mit au volant et prit Véronique à ses côtés. La jeune fille écouta, inquiète, les explications de son frère, puis démarra avec prudence. Elle conduisait lentement. Ils débouchèrent sur une autoroute. Des voitures les dépassaient tout en klaxonnant.

- Tu ne roules pas assez vite, murmura Véronique.

- Tu veux le volant?

- Non, dit Véronique. Ne te fâche pas, mais les garçons ne répondent plus. Ça me fait peur.

- Pardonne ma fausse colère, quand j'ai faim, je suis toujours de mauvaise humeur, avoua notre amie.

Elles durent s'arrêter une heure plus tard pour verser l'essence des jerricans dans le réservoir. Derrière, les garçons semblaient évanouis. Il fallait les soigner d'urgence...

 

Ils parvinrent enfin à la périphérie d'Ankara. Les deux filles aperçurent un drapeau des États-Unis. Quel bonheur! Un camp militaire.

Elles se présentèrent à l'entrée. Les gardes hésitèrent un instant et observèrent cette très jeune fille sale, au volant d'une jeep démodée, vêtue d'un t-shirt crasseux de la marine, un training dégoûtant, mais un regard franc, ouvert, sincère.

- Laissez-nous entrer. Nous apportons un message très important pour votre commandant et il faut soigner ces garçons.

Impressionnés sans doute par le ton décidé de notre amie et par son jeune âge pour conduire un véhicule, les gardes levèrent la barrière et l'un d'eux se mit au volant et roula jusqu'au bâtiment qui abritait les officiers supérieurs.

Les deux amies parlèrent au chef de camp, un charmant général des États-Unis, qui comprenait à peu près notre langue. Elles racontèrent toute l'aventure. Elles lui donnèrent les deux chiffres, la longitude et la latitude, confiés par Ennio Calzone.

On conduisit les garçons en hélicoptère vers l'hôpital principal de la ville.

- Je connais ces biscuits, affirma le général américain. Je vous expliquerai dans quelques instants.

Il appela aussitôt les parents pour les rassurer, puis il fit affréter un avion pour bientôt reconduire nos amis chez eux.

Et tandis que nos deux courageuses jeunes filles affamées recevaient enfin à manger, le militaire leur parla encore.

- On va vous trouver des vêtements propres, dit-il. Mais avant votre départ, je dois vous annoncer que vous ne reverrez jamais monsieur Ennio Calzone.

- Il est mort, nous le savons, murmura Christine.

- Non, il se porte très bien.

- Mais... la vidéo...

- Un montage créé pour vous impressionner, pour vous faire parler. Heureusement vous avez eu le cran de ne pas livrer le secret de l'endroit où se rendait votre ami.

- Mais la gourmette, interrogea Véronique.

- N'importe quel artisan sait graver un nom sur une chaînette. Monsieur Calzone a réussi sa mission. La fameuse usine secrète est tout à fait détruite, ainsi que le camp de Ikki Gül. La lourde valise reçue dans le sous-marin et qu'il transportait avec lui, contenait un missile couplé à un ordinateur. Vous avez contribué à cette victoire par votre courageux silence. Je vous félicite. Je sais que vous avez souffert.


Puis le général ajouta:

- On m'annonce que les garçons sont sauvés. On vient de me téléphoner. Grâce à votre ténacité, vous êtes arrivées à temps pour qu'on leur donne les soins et le contrepoison.

Christine et Véronique ébauchèrent un sourire, le premier depuis trois jours.

- Sachez que ces biscuits sont un épisode de l'horrible guerre menée par l'Union Soviétique en Afghanistan. L'URSS fabriquait ces biscuits empoisonnés, puis les parachutait au-dessus de villages pauvres des montagnes, où des enfants affamés les mangeaient et puis en mouraient.

Les deux jeunes filles encore pâles suite aux épreuves endurées, écoutaient en silence.

- Où se trouve monsieur Calzone? demanda Christine.

- Après la réussite de sa dernière mission, la plus importante de sa vie, il se retire des affaires d'espionnage. Vous ne le verrez ni à Venise, ni ailleurs. Il va profiter pour le restant de ses jours d'un programme de protection rapprochée. Il habite quelque part dans le monde, dans une retraite dorée, près de ses précieux tableaux et autres collections. Si vous le croisiez un jour au hasard des rues, il ferait semblant de ne pas vous reconnaître. Il y va de sa sécurité et de la vôtre.


Jean-Claude, Christine, Philippe et Véronique retrouvèrent leurs parents quelques heures plus tard.

Ils ne revirent jamais Sergueï Korbokov ni Vladimir, ni le prince Sigmund von Matterhorn, alias Ennio Calzone.

Ce dernier peut enfin profiter de son temps libre pour caresser son chat.