Quatre amis des Indes
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Le temple de la rivière noire (7/14)

     - C'est de la folie, s'écria le maharajah Rabanath. Je refuse de vous laisser partir à quatre au temple de la rivière noire. Vous allez vous jeter dans la gueule du loup.

- Tu sais comme moi, père, dit Samuel, que si tu envoies quelques centaines de gardes comme tu le projettes, nos ennemis disparaîtront sans laisser de trace, comme au lac de Barracal. Nous avons la chance de les savoir tous réunis dans trois jours à ce temple des montagnes du Nord. Kapilavastu, vingt gardes, Myriam et moi, pour les reconnaître, ce sera discret et efficace. David et Sarah resteront au palais.

- Vous devrez vous rendre à la frontière Nord-Est du pays, dans une zone de jungle presque impénétrable, près des territoires du prince Jarayou Narada. Je dis casse-cou !

- Ce prince pourrait nous aider ? Je me souviens de cet homme fascinant rencontré lors de la fête donnée le soir de notre adoption.

- Ne comptez pas sur lui. Cet homme riche, puissant et mystérieux, très imbu de lui-même ne bougera pas. Quant au temple, il se trouve perché sur un éperon rocheux, en à-pic, deux cents mètres au-dessus d'un méandre de la rivière noire dont il porte le nom. Ce lieu, autrefois très fréquenté, est depuis longtemps abandonné. Des aventuriers y sont allés, croyant qu'il recelait encore un trésor. Ils n'en sont pas revenus.

 

- Je veux vous accompagner, déclara David. Le sultan Mohamed Bakir m'a aussi retenu prisonnier et affamé à tes côtés, Samuel. Et malgré ma peur, je me suis montré courageux.

- Et moi, enchaîna Sarah, je ne resterai pas en arrière. Je suis allée avec toi, Myriam, au palais des frères Razi, au lac de Barracal. J'ai couru pour donner l'alarme, à ta demande...

- Tu as surtout failli me faire repérer en faisant tomber un vase.

- Oui, mais je me suis dépêchée seule dans la nuit jusqu'au palais de notre père pour avertir tout le monde du danger. Et à la Cité du Cobra, je mourais de peur, mais j'ai voté pour y retourner avec vous. Et surtout, on fait toujours tout ensemble, ajouta la fillette. À huit ans, je ne suis plus un bébé.


La troupe partit à l'aube. Kapilavastu, vingt gardes choisis parmi des centaines de volontaires et les quatre princes et princesses. Ils chevauchèrent la première journée sous une pluie battante, du matin au soir, sans se plaindre.

Au soir, ils entrèrent dans la jungle et dressèrent le camp près d'une rivière où nos amis allèrent se baigner sous l'averse. Trempés un peu plus ou un peu moins...

Le lendemain, la progression devint vraiment pénible.

Il fallut suivre un sentier mal tracé, qui tantôt escaladait des collines escarpées, tantôt redescendait, abrupt et glissant, au fond de vallées de plus en plus profondes.

Au soir, la troupe confia les chevaux à un fermier-bûcheron d'un petit village, au cœur de la jungle car la piste, impraticable pour les montures, ne pouvait plus être suivie qu'à pied.

Le troisième jour, la chaleur humide, presque palpable, rendait hors d'haleine. Tous pataugeaient dans une boue infecte où macéraient des feuilles mortes et des racines pourries. On y enfonçait parfois jusqu'aux genoux. Chacun y glissa à son tour de nombreuses fois avant de se relever dégoulinant de vase. Heureusement, la traversée fréquente de torrents impétueux les rafraîchissait.

Le nuit arriva et les gardes allumèrent des feux. Les quatre enfants se sentaient épuisés, mais une fois encore, pas un ne se plaignit. Pourtant, leurs vêtements imprégnés de boue leur collaient à la peau.

Demain, ils atteindraient le temple de la rivière noire.


David s'éveilla dans la nuit. Il sortit de sa tente et s'approcha des gardes assis près du feu.

- Notre prince ne dort pas, dit l'un d'eux.

- J'entends trop de bruit, expliqua le garçon. Tous ces animaux qui crient, hurlent partout... Oh, regardez, là, à droite, quelqu'un nous observe.

- Combien de centimètres séparent les deux yeux de cet individu? demanda Kapilavastu.

- Vingt-cinq ou trente, je pense, répondit David.

- As-tu déjà rencontré quelqu'un dont les yeux se trouvent à trente centimètres les uns des autres, jeune prince?

- Non, avoua notre ami avec humilité.

- C'est un éléphant un peu trop curieux.

Deux gardes se levèrent et frappèrent dans leurs mains. L'animal s'éloigna en grognant des barrissements mécontents.

David sourit, puis retourna se coucher et s'endormit rassuré.


Le lendemain après-midi, ils atteignirent l'entrée du temple. Une ancienne route y menait, plus aisée que le sentier suivi par nos amis, mais ils ne voulaient pas qu'on s'aperçoive de leur présence.

Ils découvrirent un endroit désert, silencieux, en ruine. Ils parcoururent les vestiges de l'ancien bâtiment à l'état de décombres croulants, mais ne trouvèrent aucune trace de ceux qu'ils recherchaient.

- Étrange, murmura Samuel. En plus, l'approche de ce lieu s'avère facile, trop facile. On croirait presque qu'il n'y a personne.

- Je me fais la même réflexion, dit Kapilavastu. Cela sent le piège. Ils se cachent, sans doute. Éloignons-nous. Nous reviendrons à la nuit tombée. Nous risquerons moins de nous faire repérer. Et dans l'obscurité, quelques lumières les trahiront peut-être.

Ils remontèrent tout en haut de la corniche trois heures plus tard, en profitant des dernières lueurs du jour. Le temple de la rivière noire surplombe, en à-pic, un précipice de plus de deux cents mètres de profondeur. Le maharajah le savait et les avait prévenus.

Le soleil venait de disparaître derrière la canopée des grands arbres.

Ils s'approchèrent en silence des bâtiments en ruine.

Soudain, des coups de feu éclatèrent. Ils venaient de partout à la fois. Une embuscade.

Kapilavastu força les quatre enfants à se coucher à plat ventre dans une mare boueuse. Il resta auprès d'eux, pour les protéger, autant que possible. Seules leurs têtes émergeaient de la vase.

Les coups de feu cessèrent. Tout redevint silence et nuit, mais les vingt gardes étaient morts, en tentant de se défendre et en protégeant nos amis.

- Quelle horreur ! murmura Kapilavastu. Venez, suivez-moi. On retourne au palais.

- Pas question, coupa Samuel. Ces hommes courageux n'ont pas donné leur vie pour rien. On nous croit tous morts à présent. Ils n'imaginent pas que quatre enfants et le chef de la garde restent encore présents et en vie. C'est l'occasion de surprendre nos ennemis.

- Ton courage me plaît. Tentons l'impossible, mais vous mettez vos vies en danger.

- Débarrassons-nous de ces monstres, fit Myriam, et vengeons les généreux compagnons morts.

Les autres acquiescèrent en silence.


Ils s'avancèrent sans bruit entre les murs à demi écroulés et parvinrent au bord du précipice. En se mettant à quatre pattes et en se penchant au-dessus du vide, nos amis aperçurent une terrasse aménagée deux mètres en contrebas. Un peu de lumière venait on ne sait d'où.

- Tu as emporté une corde, Kapilavastu, affirma Myriam. Attachons-la à cet arbre et laissons-la pendre. Je vais m'y accrocher. Je sauterai sur la terrasse. Cela doit mener quelque part et je remonterai vous chercher par un autre côté.

- Tu vas oser te balancer ainsi, au-dessus du vide, à deux cents mètres de haut ?

- Pourquoi pas? répondit la jeune fille.

- Décidément, aucun de vous n’incarne les princesses et les princes typiques.

- Je n'ai pas toujours été princesse, répliqua Myriam. De plus, à l'école en Angleterre, j'étais championne de gymnastique.

 

Notre intrépide amie se laissa glisser au-dessus du vide. La pleine lune, qui venait d'apparaître à l'horizon, éclairait la paroi rocheuse en gris.

Myriam n'osa pas avouer qu'elle tremblait de peur et que son cœur battait à tout rompre. Elle serrait les dents. Mais elle voulait changer l'échec en victoire.

Elle se balança un moment en tenant la corde à deux mains, puis, profitant de son élan, elle sauta sur la terrasse.

Un pan de mur s'ouvrit. Elle se retrouva, en pleine lumière, devant Astak Razi, Raban Razi, le Grand Crapaud et le sultan Mohamed Bakir.

Ils l'emmenèrent et l'enfermèrent dans un cachot.

 

- On les tient, dit le Grand Crapaud. Les autres vont fouiller les décombres du temple abandonné, là-haut pour tenter d'arriver jusqu'ici. Laissons-les faire. Ils finiront par découvrir l'entrée du puits. Ils y descendront, croyant réussir à délivrer la fillette, et aboutiront dans le long couloir.

- Et alors? demanda Raban Razi.

- Soit ils choisiront d'aller à gauche. J'enclencherai le bouclier-piston installé par mes soins. Ils seront poussés irrémédiablement vers cette porte en fer. Il nous restera à ouvrir et à les ramasser, terrorisés.

- Soit, ils iront à droite, coupa le fakir.

- Là, ils se trouveront enfermés dans un passage que je puis immerger. Pataugeant puis nageant dans l'eau, ils finiront noyés, à moins qu'ils remarquent une porte par laquelle ils croiront pouvoir s'échapper. Ils se retrouveront dans une cellule vide et sans issue. La porte se refermera derrière eux. On ne peut pas l'ouvrir de l'intérieur. Il suffira de vider l'eau du couloir et d'aller les cueillir.

- Vous êtes un monstre, commenta Astak Razi, mais un monstre de génie.

- À votre service, grand maître, répondit le Grand Crapaud.


Samuel, David, Sarah et Kapilavastu firent le point de la situation. Le chef de la garde voulait aller seul tenter de sauver Myriam. Samuel hésitait, partagé entre l'accompagner ou protéger les deux plus petits.

Pour finir, ils formèrent deux équipes. Kapilavastu et Sarah, Samuel et David.

Ils fouillèrent ensemble le plateau qui surplombait le canyon, puis pénétrèrent une fois encore dans le temple en ruine. Toutes sortes de plantes y poussaient et parfois cachaient un pan de mur entier. Ils contournèrent un bloc de pierre énorme, détaché de la voûte. Des toiles d'araignées, inquiétantes, pendaient çà et là. Tout était silence.

- Ici, appela Samuel. Venez voir.

Le garçon se tenait au bord d'un puits, tout noir, au creux duquel une échelle rouillée était accrochée.

- Descendons sans bruit, souffla Kapilavastu.

Ils posèrent les pieds dans un long couloir vide.

- À gauche ou à droite? dit Samuel.

- Séparons-nous, proposa le chef de la garde. Pour multiplier nos chances.


Il partit à gauche, en donnant la main à Sarah qui n'en menait pas large.

Mue par un ancien mécanisme restauré par le Grand Crapaud, une épaisse cloison descendit du plafond, séparant les deux équipes, puis se mit à glisser derrière eux, à gauche, en silence.

- Le mur avance vers nous, s'écria la petite fille en se retournant.

Ils coururent en se tenant par la main, mais ils s'arrêtèrent bientôt, bloqués par une porte en fer. Le mur-piston, de l'autre côté, avançait, inexorable.

Au moment où ils allaient être écrasés, criant et frappant la porte avec la force du désespoir, elle s'ouvrit et nos amis roulèrent en hurlant aux pieds des frères Razi.

Des soldats les empoignèrent, les ligotèrent puis les  jetèrent au cachot aux côtés de Myriam.


Samuel et David suivirent le couloir vers la droite. Ils ne remarquèrent pas un fin rayon lumineux qu'ils brisèrent un instant en passant.

Aussitôt, de l'eau apparut et le niveau montait vite. Elle leur venait déjà aux genoux, quand les deux frères, rebroussant chemin, se rendirent compte que le puits et l'échelle par où ils venaient de descendre, étaient à présent inaccessibles. Une cloison interdisait le passage.

L'eau montait toujours. Elle leur arrivait au ventre. Ils aperçurent une porte, sur leur droite. Ils l'ouvrirent et se réfugièrent dans une petite pièce vide. Cette porte paraissait étanche. Samuel la referma derrière lui.

 

- L'eau vient d'atteindre le plafond du couloir, déclara le Grand Crapaud. Les deux garçons sont noyés.

- J'aimerais vous croire, affirma le sultan.

- J'envoie des hommes les chercher. Je laisse le passage se vider.

Les soldats revinrent bredouilles.

- Nous ne trouvons aucun corps, maître, dirent-ils au Grand Crapaud.

- Alors, cherchez les princes Samuel et David, enfermés comme des rats dans la pièce qu'on ne peut pas ouvrir de l'intérieur et tuez-les, ordonna le savant fou. Je m'occupe de faire mourir les deux filles et le chef de la garde. Je leur réserve une fameuse surprise. Vous allez assiter à un spectacle grandiose, de mon invention.

Astak Razi prit la parole.

- Mon frère et moi partons pour le Bhoutan. Nous allons prendre la princesse Myriam avec nous à Thimphu, la capitale. Nous la sacrifierons au dieu serpent. Cela plaira au peuple. Bakir, tu nous accompagnes. Toi, Grand Crapaud, tu supprimes Sarah et Kapilavastu. Tu récupères ensuite les corps des deux garçons et tu balances le tout au fond de la rivière noire. Les crocodiles se chargeront de leurs corps. On ne les retrouvera jamais.

Astak Razi, Raban Razi et le sultan quittèrent le temple.

Ils emmenaient Myriam avec eux.


Le monstrueux savant fit entrer Sarah et Kapilavastu dans une vaste salle où l'on voyait une bien étrange machinerie. Sept énormes boules de fer occupaient l'espace près du plafond noir. Suspendues en une spirale descendante, elles se trouvaient chacune à un niveau différent. Un câble les reliait entre elles. La dernière flottait un mètre à peine au-dessus de six chaises en fer soudées sur le sol.

Les soldats attachèrent la petite princesse qui tremblait de peur, sur un des sièges. Le chef des gardes sur un autre. Le Grand Crapaud prit la parole.

- Vous allez mourir foudroyés par une de mes plus belles inventions. Je vais provoquer depuis ce tableau de commande une décharge d'électricité, récupérée en accumulant l'énergie des orages. La foudre va passer de sphère en sphère en se renforçant chaque fois. Puis elle tombera vers le plateau sur lequel vous êtes ligotés, et vous mourrez. Je regrette que les frères Razi ne soient pas là pour admirer mon génie.

L'homme saisit un levier de commande. Il s'apprêta à l'abaisser.

Un coup de feu retentit.

Le Grand Crapaud se tourna lentement et aperçut Samuel, debout, à l'entrée de la salle.

- Comment as-tu fait pour échapper à mon piège et...

Le savant n'acheva pas sa phrase. Il s'écroula, mort, sur le sol, touché en plein cœur par la balle tirée par le garçon. David donnait la main à son grand frère.


Les deux enfants se précipitèrent vers les sièges en fer pour libérer Kapilavastu et Sarah.

Les gardes et les soldats, à la solde du Grand Crapaud se sauvèrent et disparurent dans la jungle.

- Comment avez-vous réussi à échapper à ce piège, prince? demanda Kapilavastu.

- L'eau nous venait à la taille. J'ai repéré une porte. Je m'y suis précipité avec David. Nous sommes entrés dans une pièce vide. Puis, au moment de refermer derrière moi pour empêcher l'eau de passer, je me suis aperçu qu'elle n'avait ni poignée ni clé à l'intérieur de la cellule. J'ai ôté ma chemise et je l'ai déchirée pour enfoncer un morceau de tissu dans l'encoche où glisse le pêne de la serrure. L'eau ne montait que très lentement de notre côté. Cela nous a permis d'attendre. Des soldats sont passés dans le couloir quand l'eau s'est retirée. Ils n'ont pas pensé à ouvrir la porte. Puis je suis sorti avec David. Cette arme traînait sur un bureau... Où est Myriam?

- Partie avec les frères Razi au Bhoutan, répondit Kapilavastu.

- Alors, décida Samuel, il n'y a pas une minute à perdre. On va au Bhoutan.


Ils suivirent d'abord le sentier emprunté en venant. Il fallut grimper souvent, escalader parfois, puis redescendre, patauger dans la boue, des heures durant, traverser des rivières, plusieurs fois à la nage.

Au soir ils arrivèrent chez le fermier-bûcheron et retrouvèrent leurs chevaux. Ils passèrent la nuit sur la paille de l'étable avec eux.

Le lendemain, ils suivirent la route à peine tracée, qui va des terres de Rabanath vers les montagnes du Bhoutan. Une interminable piste qui mène vers l'immense chaîne de l'Himalaya aux cimes couvertes de neige et qu'on aperçoit à l'horizon.

Peu à peu la forêt disparut. Le vent froid soufflait en toute liberté dans le paysage déchiqueté, parcouru de torrents glacés, et parsemé de rocher titanesques, témoins d'éboulements croulant en un chaos indescriptible et formant des lacs à moitié gelés.

Ils logèrent le deuxième soir dans un caravansérail, un bâtiment assez vaste, enfumé par un poêle à bois, placé dans un coin et qui chauffe toute l'année. Des voyageurs de toutes provenances y attendaient l'aube. Des commerçants, des militaires, des familles se partageaient l'espace.

La nuit passa, éprouvante. Le silence souvent déchiré par des pleurs d'enfants, par des bavardages incessants, par des toux grasses de vieillards, par des cris appelant au calme, mais qui ne faisaient que renforcer le bruit.

Kapilavastu proposa à Samuel, David et Sarah de cacher leur identité de princes et de princesse. On pouvait se trouver déjà au Bhoutan et leurs têtes étaient sans doute mises à prix.

Astak Razi régnait ici depuis peu, mais en maître absolu.


Le lendemain, ils accompagnèrent une caravane qui se rendait à Thimphu, la capitale. Nos amis espéraient ainsi passer inaperçus en se mêlant aux voyageurs. De toute façon, ils ne ressemblaient plus guère à des princes dans leurs vêtements sales et déchirés suite à leur randonnée dans la jungle qui entourait le temple de la rivière noire, et qui les protégeaient bien mal du vent glacé issu des hauteurs.

Pourtant un homme ne cessait de les observer depuis l'aube. Il venait du sud de l'Inde, les terres du sultan Mohamed Bakir. Il crut reconnaître Kapilavastu. Il profita de la halte de midi pour aller le dénoncer à une troupe des soldats qui montaient eux aussi à la capitale du Bhoutan.

Les hommes en armes entourèrent nos amis.

- Toi, le chef de la garde du maharajah, déclara le meneur de la troupe, suis-nous. Et les enfants qui t'accompagnent sont sans doute les princes de Rabanath. Vous êtes nos prisonniers. Nous allons recevoir une forte récompense promise à ceux qui vous captureront.

Nos amis finirent la route et entrèrent dans Thimphu, la capitale, les mains liées derrière le dos.

On les conduisit au palais d'Astak Razi et on les enferma ensemble dans un cachot.

Myriam n'y était pas.

Ils espéraient la retrouver car elle aussi était prisonnière des frères Razi, on s'en souvient. Où pouvait-elle bien être?

Ils passèrent la nuit dans leur cellule sans fenêtre. L'air froid se glissait par une grille étroite, découpée dans la lourde porte qu'ils ne réussirent pas à ouvrir, malgré leurs efforts réunis. Ils ne reçurent ni à boire ni à manger.


Un homme vint les voir au matin. Il les observa tour à tour en silence. Il allait sortir quand Kapilavastu bondit sur lui. Un rude combat s'ensuivit. Des gardes arrivèrent aussitôt à la rescousse. Notre ami fut maîtrisé, immobilisé, puis roué de coups.

Les soldats l'abandonnèrent écroulé sur le sol et refermèrent derrière eux.

- Merci pour ton courage, dit Samuel, mais tu n'avais aucune chance de nous faire sortir ainsi.

- Je sais, dit-il en se redressant. Je sais. Mais je ne me suis pas battu pour rien. Je tiens la ceinture de l'un d'eux.

Sarah le serra dans ses bras.

- Je vais glisser cette ceinture entre les barreaux de la porte et tenter d'atteindre avec la boucle le verrou qui la tient fermée.

Cela prit du temps et il fallut bien de la patience, mais Kapilavastu finit par réussir la délicate opération.

Il fit glisser la barre de fer et ouvrit. Ils sortirent du cachot.

Nulle trace des geôliers.

- Venez, commanda le chef des gardes de Rabanath.

Il prit la main de Sarah et suivit un long couloir désert.

Nos amis entendirent alors une sorte de clameur, un grondement, un appel confus. Une foule acclamait quelqu'un, assez loin, de l'autre côté du palais, semblait-il.


Là-bas, dans un vaste hémicycle, une multitude de gens venus de partout dans le pays pour assister à la fête du dieu serpent attendaient assis sur des gradins, placés en demi-cercle, entourant une sorte d'estrade. Ils étaient des milliers.

À leur droite, sur la hauteur, se trouvait une longue terrasse vers laquelle les yeux se tournaient très souvent. Tous espéraient l'arrivée des frère Razi et leur invité d'honneur.

En bas, derrière l'autel, une monstrueuse statue en métal, un long serpent épais de deux mètres, déroulait ses anneaux gris foncé. Des flammes sortaient par la gueule de l'affreuse bête.

La foule se déchaîna soudain. Les frères Razi, habillés de noir, comme toujours, et leur invité, le sultan Mohamed Bakir, prirent place sur le balcon. Ils saluèrent l'assemblée avant de s'asseoir.


Kapilavastu, Samuel, David et Sarah empruntèrent un large escalier aux murs richement décorés à la feuille d'or. Ils ne rencontrèrent personne.

Un soupirail, barré d'une grille à larges barreaux, leur permit de plonger leur regard dans l'hémicycle. L'étroite fenêtre se trouvait près de l'immense voûte. Ils aperçurent, à droite, les frères Razi et le sultan.

Astak se leva. La foule en délire hurla, exaltée, fascinée par son maître. Il fit un large geste d'apaisement et obtint le silence. Tous écoutèrent. Nos amis aussi, invisibles derrière leur soupirail.

- Peuple du Bhoutan, lança le fakir d'une voix forte, nous fêtons aujourd'hui notre dieu serpent. Il nous comble de ses bienfaits. Aussi nous allons satisfaire son appétit, sa soif de sang. Mon frère Raban va descendre vers l'estrade dans un instant. Une surprise vous attend.

Le peuple écoutait, silencieux.

- Moi, reprit-il, je dois vous quitter à l'instant. Je signe demain une alliance avec la Chine. Je reviendrai bientôt à la tête d'une puissante armée et nous irons conquérir et soumettre les Indes entières. Le sultan Mohamed Bakir, ici présent, nous aidera dans cette vaste entreprise. Dans un mois, nous serons les maîtres des terres de Copal et de Rabanath.

L'assistance hurla sa joie et son soutien inconditionnel.


Raban Razi apparut deux minutes plus tard près du dieu serpent. L'assemblée en liesse se tourna vers lui. Il fit un signe à des gardes musclés qui firent avancer trois prisonniers enchaînés. Myriam se trouvait parmi eux, vêtue d'une robe blanche prêtée pour la cérémonie et pieds nus, les mains ligotées derrière le dos. Le fakir la fit attendre à ses côtés.

Puis il appela deux bourreaux et le premier prisonnier. Ils traînèrent l'homme vers la gueule flamboyante du dieu serpent. Les soldats saisirent le détenu et le soulevèrent au-dessus de leurs épaules. Le malheureux condamné se tordait, ficelé, impuissant et hurlait de terreur. Celui qui le portait se tourna un instant devant la foule déchaînée, puis il fit deux pas vers le lac de braises et le jeta dans les flammes.

Ils tirèrent le deuxième prisonnier vers l'estrade. Couché sur le sol, le malheureux tentait de s'accrocher aux marches de l'escalier. En vain. Ils le précipitèrent dans les flammes à son tour.


Kapilavastu quitta nos amis quelques instants, confiant la garde des deux plus jeunes à Samuel. Il revint avec une arme.

- Quelle horreur! dit David. Myriam va être jetée dans les flammes.

- Cela n'arrivera pas, promit le chef des gardes. Cela ne se fera pas, moi vivant, les enfants. Nous sommes passés en montant ici devant une porte ouverte. La salle des gardes, je crois. Je viens d'y retourner. Elle contient des armes et des caisses de dynamite. Je les ai reliées par des longues mèches. Nous allons faire sauter le palais.

Les trois enfants écoutaient leur ami, étonnés.

- Mais avant cela, reprit-il, il faut tenter de sauver Myriam.

- Malgré la foule, les soldats et Razi? murmura Samuel.

- Ce fusil traînait dans la salle des gardes. Chargé. Deux cartouches. Une suffira. David et Sarah vont rester près de moi. Toi, Samuel, tu descends vers l'hémicycle. Débrouille-toi pour atteindre l'entrée située là, à gauche, tout en bas à trois pas du podium. Dès que je t'y verrai, je tirerai et j'abattrai le fakir Razi. Toi, tu profiteras de l'effet de surprise que cela provoquera pour bondir près de ta sœur et l'emmener vers les jardins. Moi, à ce moment, j'allumerai les mèches et je fuirai en emportant David et Sarah. Le palais explosera trois minutes après. On peut réussir.


Samuel partit. Il descendit un escalier et parcourut plusieurs couloirs. La clameur de la foule hurlante le guidait.

Il atteignit l'entrée de l'hémicycle sans encombre. Il croisa l'une ou l'autre personne, mais ces gens ne prêtèrent pas attention à ce gamin sale qui errait dans les couloirs.

Deux hommes discutaient à trois mètres de notre ami, l'empêchant de s'avancer plus et de se montrer à Kapilavastu. Impossible sans se faire repérer.

Un hurlement se fit entendre. Des trompettes retentirent. Les deux individus qui barraient, sans le savoir, le chemin à notre ami, se turent et se tournèrent vers le podium.

Puis un grand silence se fit.

Raban Razi qui venait de faire taire les spectateurs, s'adressa à eux.

- Et voici la surprise, peuple du Bhoutan. Je te présente la princesse Myriam Rabanath. Je vais l'offrir à notre dieu serpent. Il nous accordera largesse et fécondité en échange de ce sacrifice. Il nous aidera quand nous partirons à la conquête des Indes, bientôt.

La foule se remit à hurler.


Myriam, le visage baigné de larmes, et qui ne savait pas la présence de son frère et de Kapilavastu, rassembla son courage. Elle n'allait pas se traîner au sol. Elle n'allait pas supplier. Elle allait leur montrer, à tous, comment meurt une princesse.

Razi ne dut pas tirer sur la corde qui retenait notre amie prisonnière. Elle monta les marches, droite, digne, noble, altière. Le fakir lui libéra les mains.

Les deux hommes qui gênaient Samuel s'avancèrent en silence. Notre ami fit trois pas en avant. Là-haut, à trente ou quarante mètres, derrière les barreaux du soupirail, Kapilavastu l'aperçut.

Raban Razi souleva Myriam, légère, dans sa robe blanche. Il se tourna vers la foule, dos aux flammes, levant notre amie au-dessus de sa tête.

Les gens, debout sur les gradins, hurlaient, déchaînés.

Razi se tourna et poussa un nouveau cri, comme à la Cité du Cobra. Un incroyable silence se fit dans l'hémicycle. Chacun retenait son souffle.

Un coup de feu retentit juste à ce moment, un claquement sonore, comme lorsque la foudre éclate près de toi.

Raban Razi, touché en plein cœur, lâcha notre amie qui tomba sur les planches de l'estrade puis roula au pied de l'autel. Le fakir se recroquevilla, surpris par la douleur. Il tenta de fuir, mais son mouvement, déjà titubant, fut maladroit. Il tomba dans les flammes en poussant un dernier hurlement.


Samuel bondit sur l'estrade, saisit la main de sa sœur et l'entraîna avec force dans les couloirs. Ils se mirent à courir à toutes jambes, tandis que dans l'hémicycle, la clameur reprenait de plus belle.

Kapilavastu se redressa et posa le fusil sur le sol.

Il souleva Sarah et la cala dans un de ses bras, puis, donnant la main à David, ils se précipitèrent vers la salle des gardes.

Il ne fallut qu'un instant pour allumer les mèches. Le feu fila vers les caisses de dynamite. Ils coururent tous trois vers les jardins.

Soudain ce fut de nouveau comme un coup de tonnerre. Une explosion violente. La déflagration brisa toutes les vitres du palais. Les murs, ébranlés, s'écroulèrent comme un château de cartes sur les soldats, les gardes et la foule, à présent terrorisée, et qui tentait, mais en vain, de fuir dans un désordre indescriptible de piétinements et de bousculades.

Le sultan Mohamed Bakir mourut écrasé dans les décombres.


Samuel et Myriam aperçurent Kapilavastu, David et Sarah. Ils se sauvèrent par les ruelles de la ville.

Ils empruntèrent des chevaux et filèrent vers la frontière.

Trois jours plus tard, nos amis, sains et saufs, retrouvèrent le palais des Rabanath. Ils firent rapport de la situation et relatèrent au maharajah les paroles d'Astak Razi.


Leur bonheur fut hélas de courte durée.

On venait d'apprendre qu'une immense armée se massait au Nord, une armée commandée par Astak Razi, et s'apprêtait à envahir le pays tout entier.

 

Découvre à présent la suite...L'histoire va atteindre des sommets que tu n'imagines pas.